Ce matin-la, le ciel est très bleu et le soleil dore la vaste cour de la Caserne Dossin à Malines. Je sors de l'infirmerie. Depuis le mois d'avril, en effet, je fais partie du corps médical. Entendons-nous : je suis chargée de la nettoyer avec ma coéquipière. Madame Salomon, Madame Adolphe Salomon. Je précise, car nous avons un autre Salomon dans la caserne, Walter celui-là, qui fut. parait-il, le premier soldat allemand à pénétrer dans le fort de Douaumont, ce qui lui a valu la Croix de Fer et t'a sauvé, cette guerre-ci. de la déportation. C'est un affreux poussah dont le regard de porcelaine déshabille chaque femme et que je ne puis voir sans une nausée de dégoût. Adolphe Salomon. brave homme s'il en fut, a d'autres particularités en dehors de son prénom : il est peintre en bâtiments, il porte une petite moustache noire et se coiffe avec une mèche sur l'œil. On ne me dira pas que c'est l'effet du hasard.

Je m'engage donc dans la cour. Elle est à peu près déserte. Le 25"' transport est parti dans les derniers jours de mai et aussitôt après, les Alle­mands ont réuni les hommes restants, ceux qui ont un numéro de transport, pour les envoyer dans un Camp de travail à Schoten. Mon mari en est. Sont demeurés à Malines, outre les femmes et les enfants, les travailleurs nantis d'un nu­méro W, les chefs de salle, ceux qui, jusqu'à nouvel ordre, échappent a la déportation et auxquels sont venus s'ajouter depuis les nouveaux arrêtés et parmi eux le pittoresque Léon Moresco, dit Napoléon, ancien garçon aux abattoirs, amputé d'un pied, ce qui ne l'empêche pas' d être aussi agile qu'un singe, et qui s'exprime dans un savoureux parler marollien. Finalement, cela fait peu de monde et la cour est presque vide quand je la traverse. Le Jeune et beau Hans. le "Hofarbeiter", natif de Vienne, vient à ma rencontre, son balai sous le bras, un malin sourire au corn des lèvres : "Frau Beer, morgen putzt die Liliane !" Je le regarde sans compren­dre. Liliane est  la maîtresse du  SS  Sturmbahn führer Franck, commandant du camp. Hans me souffla alors à  l'oreille que le débarquement a eu lieu, à I aube, sur les plages de Normandie. Il tient la nouvelle des maraîchers malinois venus tantôt aux cuisines. Le cœur battant, je monte dans ma salle. Je fais signe à  Aiva Sloutzky, ma proche amie, je rne précipite vers  Isa Goldstein, le "Stubenältesten ", lequel arrive tout aussi abruptement vers moi pour m'annoncer : "Ils ont débarqué ! " Lui l'a apppris par sa source d'information habituelle dont il fait grand mystère, mais que je soupçonne être Lotte, la secrétaire du Commandant, à moins que ce ne soit  Dago Nayer, en personne, le Lagerführer, tous deux détenus comme nous, mais détenus privilégiés. Isa e de hautes relations et sait en user. Une heure après, je constate que toute la caserne est au courant et essaye de cacher sa jubilation.

Commence l'attente, celle des événements militaires et celle des nommes de Schoten. dont on dit qu'ils vont revenir. La semaine précédente déjà, l'un d'eux a été ramené pour être libéré. C'est Schlam Goldschläger dont le marriage mixte qui date d'avant la guerre a enfin été reconnu  par les Allemands. Il a eu le temps de me raconter qu'il y a eu des évasions, que les SS ont redoublé de surveillance et que mon mari et Charles Tolkowsky poursuivent leurs discus­sions métaphysiques en pelant des patates ou on chargeant du bois. Ceci dit. tout lu monde se porte bien. Je m'en rendrai compte quand le au bercail. Tous les hommes sont revêtus d'une sur la poitrine et dans le dos. Je retrouve avec joie mon mari et nos amis, Charles Tolkowsky, Willy Prins. Albert Szpiro. Henry Raby. tous !es autres dont un curieux garçon qui se prétend baptisé et qui se nomme Israël Christian, à moins que ce ne soit Christian Israël. Isa distribue les nouvelles militaires, de même qu'Albert et Sam Bacman. en charge du magasin aux vivres et communément appelés Delhaize Frères, de même que le jeune Arthur Rosenberg, marmiton lux cuisines, auquel son teint olivâtre et ses boucles noires ont valu le surnom de Mohammed