Table de matières  Noms mentionnés  Camps
Lettres de Gronowski Ita (soeur)
  Lettre de Kaplan Chana (mère)

Quelques extraits (avec autorisation) du livre de
Simon Gronowski, L'enfant du 20ième convoi, 
version originale 2002, édition revue et corrigée 2005, 
Editions Luc Pire, Bruxelles
Fiche éditeur - Commander le livre

  

A Katia, Isabelle, Romain et Sébastien

  

L'enfant du 20e convoi
Simon Gronowski

© Nouvelle édition revue et corrigée 2005 ; 
    Tournesol Conseils SA - Éditions Luc Pire
© Version originale 2002 :
     Tournesol Conseils SA - Éditions Luc Pire, 
     Quai aux Pierres de taille, 37-39 - 1000 Bruxelles
     editions@lucpire.be 
     http://www.lucpire.be

Mise en page : ELP
Illustration de couverture : Cécile Bertrand 
Couverture : Olivier Evrard Imprimerie : Grenz Echo, Eupen

ISBN: 2-87415-531-4 
Dépôt légal : D/2005/6840/61

    

Table de matières

PRÉFACE Les aventures de la mémoire, par Foulek Ringelheim
AVANT-PROPOS  
ITINÉRAIRE D'UN PÈRE

Le shtetl
Le bouillonnement des idees
1914
L'errance 
Immigré en Belgique  La mine
                            Un foyer  

ITINÉRAIRE DE L'ENFANT  

Les temps heureux
Ma soeur, fillette
La guerre
Le scoutisme 
Ma soeur adolescente
La vie sentimentale d'Ita
La brutalité
Arrestation
La caserne Dossin
Déportation  
Évasion  
Les miracles 
Où ai-je sauté ?
                 Comment  la porte de mon wagon a-t-elle été ouverte?
                  Le gendarme, Jean Aerts  
                 
La dame, Marie Reynders                 
                 
Le garde-champêtre, Jules Van Hoenshoven .
  

La vie traquée et cachée   
L'internement de ma soeur
La mort de ma mère           
La déportation de ma soeur             
La fin de l'Occupation       
La mort de mon père          

DESTINÉE

Vivre     
Qui suis-je ?        
Le crime
Les criminels       
Les nouveaux criminels     
La Résistance      
Les victimes ne savaient pas           
J'ai voulu oublier
Les héros             
Témoigner           

POSTFACE HISTORIQUE Chronologie des principaux événements de la persécution en Belgique par Ward Adriaens, historien

ANNEXES

 

Avant Propos

J'ai sauté du 20e convoi le 19 avril 1943. Ce train transportait de Malines (Mechelen) en Belgique, à Auschwitz plus de  1600 déportés juifs, dont 262 enfants.

J'avais exactement 11 ans 6 mois et 7 jours.

L'enfant que j'étais ignorait qu'il était condamné à mort et conduit sur les lieux de son exécution.

Ma mère et ma sœur ont été déportées. Je ne les ai jamais revues.

Mon père, brisé par le chagrin, n'a pas résisté à la maladie et mourra en 1945 à Bruxelles.

À 13 ans. je me suis retrouvé seul.

J'ai alors décidé de tourner le dos au passé. Durant cinquante ans, j'ai enfoui tous ces événements dans ma mémoire, car je voulais vivre pour le présent et l'avenir, pour l'optimisme, la joie et l'amitié. J'en ai peu parlé et on ne m'a pas interrogé. Mais ces événements ne m'ont jamais quitté.

Le passé finit toujours par nous rattraper. En février 1988, on m'interpelle. Robert Korten, ancien résistant, anime le « Heemkring » (cercle d'histoire locale) de sa petite ville de Boortmeerbeek. Il a découvert que trois jeunes résistants y ont arrêté le 20e convoi et sauvé 17 personnes. Il trouve ce fait remarquable et veut le faire connaître. Au cours de ses recherches, il a retrouvé ma trace. Je lui explique que j'ai sauté du train quelque part dans le Limbourg et que j'ai été aidé dans ma fuite par un gendarme dont je ne connais pas le nom. Interrogé à brûle-pourpoint, je ne puis lui donner de précisions. Il fait paraître dans la presse flamande des appels à témoins : « Qui est ce gendarme flamand qui a aidé le petit Simon Gronowski ? ». Aucune réponse.

Cinq ans plus tard, le 20 avril 1993, il me fait inviter à une cérémonie au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, commémorant le 50e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie et de l'arrêt du 20e convoi. Ces deux événements, séparés par des centaines de kilomètres, se sont produits par coïncidence le même jour. Lors de cette manifestation, il est question de ces trois résistants : Youra Livschitz, Jean Franklemon et Robert Maistriau. Ce dernier a ouvert la porte d'un wagon et ainsi sauvé 17 personnes.

Le lendemain, ma fille Katia. avocate stagiaire à Bruxelles, rencontre au Palais de Justice son jeune confrère Philippe Maistriau. Elle lui demande si son grand-père a fait de la résistance. Il répond : « Tu étais aux Beaux-Arts, hier ? C'est mon père. » Katia : « Ton père a sauvé mon père. »

Le jeune résistant pouvait-il imaginer que lui et l'enfant qui se trouvait dans le train qu'il attaquait auraient tous deux, cinquante ans plus tard, un enfant avocat au barreau de Bruxelles, prêtant serment le même jour et se trouvant dans le même cours Capa (Certificat d'aptitude à exercer la profession d'avocat) ?

Quelques jours plus tard, j'ai rencontré pour la première fois Robert Maistriau. Il m'a fait une impression extraordinaire. En mots tout simples, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, sobre, modeste, presque timide, il m'a expliqué comment il a risqué sa vie pour sauver des gens qu'il ne connaissait pas.

Brusquement repris par ce passé sans en avoir jamais fait le point, je me demande si ce n'est pas lui qui a ouvert la porte de mon wagon. Je veux savoir à qui, à quoi, je dois la vie.

Durant toute ma nuit de fuite du 19 au 20 avril 1943, j'ai toujours été seul.

Je n'ai vu personne : ni résistant, ni autre évadé. Durant cinquante ans, je n'ai vu personne. On ne m'a jamais expliqué ce qui s'était passé dans mon wagon.

Je gardais ces événements dans le flou de ma mémoire. Je n'avais jamais voulu approfondir.

Ce n'est qu'en 1987 que Maxime Steinberg, l'historien de la Shoah belge, publie le livre qui rassemble la documentation du 20e convoi (L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs 1942-1944. volume II, Éditions Vie ouvrière, coll. « Condition humaine »).

Ce n'est qu'en 1993 que j'ai voulu le lire.

J'avais dans ma cave une malle contenant des archives et des documents appartenant à ma famille. Elle m'a suivi partout et je l'ai gardée précieusement durant cinquante ans sans jamais oser l'ouvrir. Il m'a fallu du courage pour la reprendre et remuer le passé.

J'ai ainsi découvert l'enfance et la jeunesse de mes parents. J'ai réveillé des faits que j'avais moi-même connus, remontant à plus d'un demi-siècle qui, pourtant, me paraissent dater d'hier et me bouleversent aujourd'hui. Peu à peu mes souvenirs se sont remis en place.

   

Itinéraire d'un père

... 

Itinéraire de l'enfant

...

La brutalité

...

Le 3 septembre, nous quittâmes notre maison familiale, la maison de mon enfance, le jardin du bonheur. Nous nous installâmes à quatre, avec quelques meubles essentiels dans un minuscule appartement de trois pièces au premier étage d'une petite maison au 326, rue de la Cambre à Woluwe-Bruxelles.

Durant cette première période de clandestinité, nous n'étions pas très conscients de la nature du danger qui nous menaçait. C'était souvent une question de chance, de destin : certains se cachaient, se terraient et ont été pris ; d'autres, imprudents, ne l'ont pas été.

Ceux qui avaient une culture politique, spécialement les socialistes, les communistes, les gens de gauche, avaient compris que leur vie même était en danger. Ils étaient mieux informés, mieux armés, ils se cachaient mieux, ils se protégeaient mieux, eux et leurs familles, et quand ils étaient pris, ils résistaient et se défendaient mieux dans les camps. Beaucoup parmi eux ont survécu, souvent avec leur famille intacte. Mon père était plutôt poète rêveur mystique que politisé.

Pour répartir les risques, j'aurais dû être caché avec ma sœur, par exemple en province, séparés de nos parents. Nous avions même gardé notre chien. J'ai continué à aller un certain temps aux scouts. Ma sœur aussi, à dix-huit ans, ne pouvait s'empêcher de sortir parfois. C'était imprudent et créait des tensions avec nos parents.

En février 1943, mes parents eurent un pressentiment d'insécurité et songèrent à changer de cachette, mais ne parvenaient pas à se décider. Peu après, mon père dut être hospitalisé.

 

Arrestation

Le terme arrestation n'est pas tout à fait adéquat car il suggère une justification juridique qui n'existait pas à la Gestapo. À l'époque, on disait plutôt qu'Untel avait été « pris », « attrapé », « ramassé », « raflé ».

Le mercredi 17 mars 1943, vers neuf heures du matin, alors que je déjeunais avec ma mère et ma sœur, 326, rue de la Cambre , à Woluwe, on sonna avec insistance.

Tous nos projets de fuite par les jardins s'avéraient vains. Nous étions paralysés. Je ne sais comment la porte de rue a été ouverte.

Deux messieurs allemands en civil, débouchant de l'escalier, surgirent dans l'appartement et l'un d'eux lança : Gestapo! Ausweis ! (papiers). Ma mère, blanche comme une morte, immobile, debout devant la table où il y avait encore le café chaud et les tartines, lui tendit sa carte d'identité. Le gestapiste la comparant avec les renseignements en sa possession, sans doute donnés par la dénonciation, se montra satisfait : oui, c'était bien la famille Gronowski et ils nous arrêtèrent.

Par chance, mon père était absent, hospitalisé. Ils le réclamèrent. Ma mère répondit qu'il était mort. Ils n'insistèrent pas. Ils ne la forcèrent pas à dire où il était, sans doute l'ont-ils crue.

Nous avions été dénoncés, je n'ai jamais su par qui. Toute résistance était impossible. Ma mère est restée très digne. Ils nous ont dit de faire rapidement notre valise et que nous allions à la caserne Dossin, à Malines. Ce nom éveillait en nous une sinistre résonance.

Ma mère demanda en me désignant : « Le petit aussi ? ». « Oui ». répondit le gestapiste.

L'un d'eux, regardant la penderie, dit à ma sœur, très poliment, en allemand : « Prenez vos jolies robes, Mademoiselle. » Ma sœur, regardant par la fenêtre, me dit : « Tu vois, Simon, il y a du soleil, mais ce n'est pas pour nous. »

Jai dû aller chercher quelque chose dans le grenier, une valise sans doute. Un gestapiste m'accompagna, me surveilla. Je vis dans un coin du grenier, accroupie, dissimulée, tremblant de peur, Mme Poilvache, Mère Louve. Je fis semblant de rien. Le gestapiste ne remarqua pas sa présence.

À un autre moment, je fus autorisé à aller aux toilettes, au rez-de-chaussée dans la cour arrière. À nouveau, le gestapiste, craignant que je ne m'enfuie, m'accompagna.

Ils attachèrent mon petit chien Bobby à la rampe de l'escalier. Comme il aboyait, je l'ai détaché, mais ils ont refixé la laisse à la rampe. J'ai emporté mes précieux bas scouts tricotés en laine blanche avec torsades.

Avant de nous emmener, ils ont mis les scellés sur la porte de notre appartement. Un jour ou deux après, comme je l'ai appris plus tard, ils sont venus avec un camion de déménagement et ont emporté tous nos meubles.

Ils nous ont fait monter dans une petite voiture grise, sur le siège arrière, moi à droite, ma mère au milieu, ma sœur à gauche, avec nos bagages préparés à la hâte. C'était une voiture à deux portes, une Volkswagen je suppose.

Les deux gestapistes étaient assis à l'avant et, durant tout le trajet, je voyais leur nuque de près. Je m disais que si j'avais été plus grand et si j'avais eu une aiguille, je l'aurais enfoncée dans la nuque de celui qui était juste devant moi.

Nous faisions tous les boulevards, passant devant les casernes d'Etterbeek qui débordaient de troupes allemandes et de matériel militaire. Cela donnait une impression de puissance qui nous écrasait.

Ils nous conduisaient à la Gestapo , avenue Louise. Elle se trouvait d'abord au 453. Le 20 janvier 1943, le baron de Selys Longchamps. venant d'Angleterre en avion, survola le bâtiment et le mitrailla. La Gestapo s'installa alors au 347, avenue Louise, un building de dix étages. C'est là que nous fûmes emmenés.

Sur le trottoir, devant la porte de rue, un soldat en armes montait la garde.

Dans le hall d'entrée, à droite, l'ancienne loge de concierge servait de réception-secrétariat. C'est là que se trouvait le fichier des Juifs que les nazis s'étaient constitué par l'intermédiaire des communes et de l'AJB.

Les deux gestapistes déposèrent au guichet les cartes d'identité de ma mère et de ma sœur et le planton de service prit leurs fiches. Moi, je n'avais pas de fiche, n'ayant été inscrit ni à la commune ni a l'AJB.

On nous conduisit immédiatement au sous-sol par un escalier étroit en colimaçon et on nous enferma dans une cave. Cela me rappelait mes punitions d'enfant. La cave était petite, confinée, un cachot.

Au début, il n'y avait pas beaucoup de monde mais la porte s'ouvrait souvent pour faire entrer de nouvelles personnes arrêtées. Les murs, peints en blanc, étaient couverts de signatures et de dates laissées par des prisonniers.

A travers la porte, j'entendis que des SS hurlaient et rouaient de coups un homme qui poussait des cris perçants. Était-ce quelqu'un qui avait présenté de faux papiers, qui cachait son identité ou niait être juif ? Était-ce un résistant qui refusait de donner des renseignements? Jusqu'alors, les militaires allemands déambulant dans les rues réapparaissaient inoffensifs. Dans les caves de la Gestapo, je découvrais la barbarie nazie.

Un soldat est venu chercher quelqu'un pour nettoyer le hall d'entrée. Ma sœur s'est proposée. En revenant, elle a dit qu'elle avait vu des passants et des promeneurs sur le trottoir et qu'elle était contente d'avoir quitté la cave.

Nous y avons passé la nuit.

Parfois, nous montions au rez-de-chaussée et faisions la file devant un WC, sous la garde d'un soldat nonchalant. Nous sommes restés encore toute la journée dans la cave. A aucun moment, nous n'avons reçu à manger ou à boire.

En fin d'après-midi, nous étions entre quarante à cinquante : la récolte de deux journées de rafles. On nous a conduisit par une porte dérobée dans une petite cour à l'arrière de l'immeuble. Un camion bâché nous attendait, l'avant à l'extérieur sur le trottoir, l'arrière contre le porche de l'immeuble, à l'abri des regards des passants. Nous y montâmes. Nous étions serrés les uns contre les autres ; j'étais écrasé contre la paroi droite du camion à l'avant. Je distinguai par-dessus les têtes deux soldats en armes à l'arrière, au bout du camion.

On ferma la bâche pour que durant le trajet, les passants ne nous voient pas.

Je suppose qu'il y avait, outre le chauffeur, un convoyeur à qui on avait confié une mallette contenant les cartes d'identité et les fiches des personnes arrêtées.

À travers les interstices de la bâche, je voyais les rues de Bruxelles, les promeneurs insouciants et l'animation dans la douceur du printemps.

Je me disais à ce moment que, lorsque les gens apprendraient ce qu'on nous faisait, ils agiraient en notre faveur et que cela ne pouvait donc durer.

Nous avons été emmenés à la caserne Dossin, à Malines. Le camion s'arrêta quelques instants, les deux battants de l'énorme porte cochère s'ouvrirent, le camion passa sous le porche et après une deuxième porte semblable, entra dans la cour intérieure, immense et déserte. Deux SS allemands nous accueillirent. J'appris par la suite que c'était le chef du camp, le SS Frank, et son second, le SS Boden.

Ils nous rangèrent par trois du côté gauche de la cour. Nous regardions autour de nous et découvrions les lieux. L'espace contrastait avec la cave minuscule que nous venions de quitter. Aux fenêtres, de temps à autre, une tête falote, une silhouette fugace apparaissait et disparaissait comme si on cherchait à nous voir malgré l'interdiction.

Ils nous firent ensuite entrer dans une grande salle à gauche, l'Aufnahme (la « réception »). Une terrible épreuve nous y attendait. Il s'agissait d'obliger les gens à remettre toutes leurs valeurs et de les briser immédiatement, moralement et physiquement.

Il y régnait un climat de terreur : les coups pleuvaient, vacarme épouvantable, hurlements des SS et cris des victimes.

Les gens, lors de leur arrestation, avaient souvent emporté dans leurs maigres bagages leurs biens les plus précieux. De grands écriteaux les invitaient à déposer leurs valeurs et leurs documents d'identité. Une voix criait qu'il faut tout mettre dans son chapeau et qu'on ne peut rien conserver. Malheur à celui qui a caché ou cousu quelque chose dans un vêtement. Ensuite les bijoux étaient ramassés dans un seau, les stylos dans une corbeille, etc.

Une dizaine de colosses SS interrogeaient, fouillaient et raflaient tout ce qui pouvait avoir de la valeur : argent, bijoux, montres, stylos, manteaux de fourrure, ils vérifiaient les doublures des vêtements. Ils prenaient les objets personnels : papiers d'identité, timbres de ravitaillement, sacs, photos de famille, lettres, clés.

Il fallait passer devant des tables. Le premier de la file était frappé d'office, pour impressionner les autres.

Dans la file voisine de la mienne, un SS hurla sur un petit monsieur corpulent qui avait caché quelque chose et lui donna une énorme gifle. Le monsieur le regardait, pétrifié, cramoisi, sans broncher, comme s'il ne sentait pas la douleur.

Le SS ne se souciait évidemment pas de frapper cet homme devant un enfant de onze ans.

Lorsque vint mon tour de passer le contrôle, un grand SS debout, les jambes bottées, écartées, me dit : « Hast du kein Geld ? » (Tu n'as pas d'ar­gent ?) Muet de terreur, fondant sous son regard, je ne pus lui répondre. Ma mère n'aurait pas pris le risque de cacher quelque chose sur moi.

L'employée juive assise à une table m'interrogea doucement. C'est la seule fois qu'on me demanda quelque chose : mon nom. Je n'ai plus jamais été interrogé. Comme il n'y avait pas de fiche à mon nom, elle dut la créer et la remplir à la main. Voilà pourquoi ma fiche est manuscrite. L'employée me donna un carton avec un numéro et une ficelle que je mis autour du cou.

J'étais seul. Je ne voyais pas ma mère et ma sœur. J'ai appris le lendemain qu'elles avaient été fouillées ailleurs et avaient dû se déshabiller pour une fouille corporelle.

Je comprenais à demi-mot que l'attitude des SS à cette occasion était équivoque.

Les femmes étaient emmenées dans un coin de la même salle, derrière quatre armoires faisant office de paravent. Elles devaient se mettre entièrement nues devant les gardes SS. Elles devaient remettre tous leurs vêtements pour qu'ils soient vérifiés et subir ensuite un examen corporel.

Les bagages étaient aussi vérifiés.

Ma mère et ma sœur furent amenées ensuite à une autre table que la mienne, devant une autre employée. Les fiches de ma mère et de ma sœur existaient depuis le registre communal et l'AJB, et étaient donc dactylographiées ; l'employée s'est bornée à les compléter.

Sur sa fiche, ma mère a fait indiquer à la main « veuve », pour qu'on ne recherche pas mon père.

Les fiches constatent à la fois l'arrestation, l'internement à Malines et la déportation. Le précédent convoi, le 19e était parti le 15.1.1943 avec 610 personnes. En deux mois, la Gestapo avait ensuite arrêté et réuni plus de 1 200 personnes, destinées à la déportation. J'ai donc reçu le n° de transport 1234 et ma mère, le n° 1233, du 20e convoi. J'étais, comme ma mère, non belge, donc déportable immédiatement. Tous les étrangers recevaient la mention « stl » (de staatenlos, apatride), car pour les nazis les Juifs n'ont pas de patrie.

Ma sœur reçut comme Belge le n° B 274. À cette époque, les citoyens belges n'étaient pas encore déportés. La nationalité venait séparer, déchirer les familles.


Fiche Gestapo de ma mère. La date du 16.3.1943 signifie 
que notre arrestation du 17.3.1943 était programmée la veille, suite 
sans doute à la dénonciation. Einwanderung den 1923 : immigration 
en 1923 de Jurbarkas.  Staatsangehörigkeit ; nationalité. Stl. 
(staatenlos) Pol. (polnish) Urspr. (origine) : apatride 
d'origine polonaise. La fiche recevra ultérieurement le cachet
de la déportation : Arbeitseeinzatz (mise au travail)
C.20- 1233 (20e convoi. n° 1233) 19.4.43.


Ma fiche d'arrestation, créée a Malines à la  main, 
car je n'étais inscrit ni à la commune  ni à l'AJB. 
Le papillon « Pas déporté,  s'est  libéré en sautant 
du 20e convoi» semble  ultérieur à la guerre.

Les Allemands, faisant croire que les gens étaient déportés pour travailler, feignaient de s'intéresser à leur profession. Ma mère se déclara Schneiderin (couturière), ce qu'elle n'était pas. Cette profession est indiquée sur la liste du convoi. Il valait mieux à ce stade se dire plombier qu'avocat ou philosophe.

C'était le SS Boden qui supervisait les opérations de l'Aufnahme.

Entretemps, l'obscurité était tombée. Je quittai cette salle d'interrogatoire par une petite porte donnant sur la cour rectangulaire, faiblement éclairée par la lumière artificielle, si grande que j'eus d'abord l'impression d'être libre. Il y avait beaucoup de monde et d'animation dans le cour, dans les salles, aux fenêtres. Quelques amisretrouvés là nous réconfortèrent.

On nous assigna la salle 18 au 2e étage. Un Gepäckträger (porteur, homme de corvée) nous conduisait et portait nos bagages. Ma sœur était dans une autre salle, celle des Belges.

  

La caserne Dossin

Bâtiment rectangulaire avec cour intérieure de 80 m sur 35, style autrichien, la caserne d'infanterie fut construite en 1756 sous le règne de l'impératrice Marie-Thérèse. La Belgique faisait alors partie des Pays-Bas autrichiens. Seul élément décoratif, à l'entrée, un fronton portait l'inscription Het Hof van Habsburg ( La Cour de Habsbourg). Depuis la guerre 1914-1918, la caserne s'appelle Lieutenant-Général Baron Dossin de Saint-Georges.

Située le long du canal de dérivation de la Dyle , elle avait été choisie par les Allemands pour sa grande capacité et sa situation à mi-chemin des deux plus importantes communautés juives de Belgique : Anvers et Bruxelles.

Quelques mètres avant le bord de la Dyle , une voie de chemin de fer longeait la caserne (cette voie n'existe plus aujourd'hui). Les trains de la déportation pouvaient ainsi venir aux abords immédiats de la caserne pour embarquer leur cargaison humaine.

Elle était aussi à l'abri des regards. En principe, les habitants voisins, les Malinois, ne voyaient que des camions militaires bâchés entrer et sortir de la caserne. Quoi de plus normal ? Mais ils ne voyaient pas ce qu'il y avait à l'intérieur des camions.

De temps à autre, ils voyaient le flanc gauche d'un train le long de la caserne. Les déportés y montaient par le flanc droit, entre la caserne et le train, et n'étaient pas visibles de l'autre côté, le train faisant écran, les rues étant alors barrées.

S'il était de notoriété publique que la caserne servait de camp de rassemblement et de déportation pour les familles juives arrêtées, savait-on ce qui se passait réellement derrière les murs de cette caserne Dossin et, au-delà, ce qu'était l'issue finale de la déportation ?

À l'arrière, la caserne jouxtait des bâtiments ecclésiastiques, très anciens également : un couvent de sœurs franciscaines, missionnaires de Marie, une chapelle Saint-François et un cloître de moines alexiens (Alexis, ora pro nobis : prie pour nous) de l'ordre des Cellites (Cellebroeders), voués depuis le XIV siècle à la pauvreté, à la charité et au soin des malades.

Le christianisme voisin du judaïsme. La religion séparée du crime par un mur mitoyen. Deux mondes clos, l'un voué aux valeurs spirituelles et à la promotion de l'être, l'autre à son avilissement et à son extermination. Une cloison de briques et le monde bascule dans l'horreur. Ici, amour, sérénité et paix de l'âme ; là, haine, tourment et abjection.

Les missionnaires de la contemplation de Dieu, de la charité chrétienne, de l'amour du prochain côtoyaient la barbarie et le malheur. Pouvaient-ils ignorer le drame qui se jouait derrière leurs murs, ce va-et-vient quotidien. 25 000 personnes déportées de cette caserne en deux ans ?

La caserne fonctionnait dans l'ombre de l'archevêché de Malines, siège de l'Église catholique et du cardinal primat de Belgique. Du fond de ma prison, je pouvais entendre les cloches de la cathédrale Saint-Rombaut.

Il y avait la lourde double porte cochère de l'entrée en chêne, puis un corps de garde où logeaient les SS, puis la seconde porte donnant sur la cour intérieure. Devant ce second porche, un soldat en armes montait en permanence la garde, face aux détenus.

Sur un mur de la cour, une plaque commémorative aux soldats du 7e de ligne tombés durant la guerre 1914-1918 (12).

C'était (comme Drancy en France ou Vught aux Pays-Bas) un centre d'enregistrement et de triage des différentes catégories d'arrivants, une vaste entreprise de pillage et surtout un camp de « rassemblement » (Sammellager) avant le transfert dans un camp d'extermination, principalement Auschwitz II-Birkenau.

Malines était l'antichambre de la mort, une vaste salle d'attente où les gens étaient innocents, ignoraient leur condamnation et qu'ils seraient exécutés en masse dans un bref délai.

Le passage à l'Aufnahme les avait déjà dépouillés de leurs biens, de leur personnalité et de leur dignité, pour n'en faire que des numéros.

Pas de tortures, d'exécutions, de travaux forces, les gens vivaient dans le désœuvrement et dans l'attente des événements. Mais une organisation méthodique d'abaissement, des actes quotidiens de brutalité et d'humiliation comme moyen d'autorité et d'intimidation pour assurer ordre et soumission, briser toute velléité de résistance, amener les futurs déportés à se résigner passivement à leur sort, en faire une masse inerte, les livrer à moitié morts au coup de grâce des bourreaux d'Auschwitz.

Cela se traduisait par des gifles, des coups parfois donnés au hasard lors des promenades dans la cour, question d'entretenir la discipline par la terreur. L'essentiel était de ne pas se faire remarquer mais ce n'était pas facile. Le délit de « faciès » pouvait avoir de lourdes conséquences. Il fallait être d'une docilité et d'une rapidité à toute épreuve. Toujours « schnell, schnell ! los ! los ! » (vite). Ah! ce que les Allemands étaient pressés...!

En cas d'infraction quelconque, le coupable encourait des sanctions corporelles et la mise au cachot jusqu'à la déportation. Il y avait également des sanctions collectives pour la chambrée, telles que l'appel durant de longues heures dans la cour, de jour comme de nuit, par tous les temps, ou la suppression provisoire des colis.

Il faut peu de temps pour soumettre un homme, lui montrer que sa vie a changé, qu'il est entré dans un autre univers, pour en faire une épave.

Les gens savaient qu'aucun secours ne pouvait leur venir de l'extérieur.

Les bourreaux se gardaient de leur révéler ce qui les attendait. Au contraire, ils les rassuraient en leur faisant croire qu'ils n'étaient déportés que pour des camps de travail, évitant ainsi toute panique ou rébellion. Certes, il était étonnant qu'on déporte aussi des enfants, des vieillards, des malades, mais ne s'agissait-il pas d'une volonté allemande de grouper ou de regrouper les familles ? On pouvait croire à un simple déplacement, une évacuation, pour beaucoup un retour à la case départ dans un pays de l'Est.

L'incertitude, donc l'espoir, était, comme la peur, garante de docilité.

Si certains pessimistes prévoyaient le pire, on ne les croyait pas, c'était inconcevable. Qui pouvait imaginer l'extermination en masse, les chambres à gaz à grande capacité et les fours crématoires au bout du voyage ? Qui pouvait savoir que la déportation signifiait la mort ? Qui pouvait croire l'incroyable ?

On minimisait, on se disait : « Tiens, quelle succession de malchances ! » Cela ne pouvait durer, on s'encourageait. Notre nombre nous rassurait. Il était impossible que l'on fasse beaucoup de mal à tant de gens à la fois. À la limite on souriait presque : que vont pouvoir faire de nous les Allemands ? Ils n'en sortiront pas...

À Malines, on avait rejoint notre destination naturelle, une sorte de soulagement résigné, il ne fallait plus se cacher, on n'était plus traqués. Je me disais : « Tous ces Juifs ensemble...! », je n'en avais jamais vu autant à la fois, mais je me sentais seul dans la promiscuité. La plupart du temps, nous étions confinés dans les salles.

Les détenus devaient faire fonctionner eux-mêmes la caserne. Les victimes devaient entretenir leur propre prison. Des ouvriers qualifiés avaient leur propre dortoir : menuisiers, plombiers, électriciens, indispensables à la maintenance du camp ou utiles aux SS ; porteurs, cuisiniers, nettoyeurs mais aussi secrétaires, dactylos, infirmiers, médecins, vérificateurs de colis et... porte-parole des gardiens.

Il y avait des ateliers de confection, de maroquinerie, etc., qui fournissaient aux gardiens des produits qu'ils commercialisaient à leur profit. Des tailleurs fabriquaient des jaquettes chaudes pour les soldats allemands aux prises avec l'hiver russe.

Les Allemands obtenaient leur zèle sous la promesse de ne pas les déporter. Ils étaient souvent choisis parmi les Mischehen (Juif marié à une non-Juive) ou les Mischlinge (né d'un mariage mixte), non déportables en principe. Mischling ! Combien de fois n'ai-je pas entendu ce mot à Malines.

Deux ou trois fois par semaine arrivaient les camions de la Gestapo amenant les nouveaux arrêtés de Bruxelles et d'Anvers. Nous étions alors consignés dans les salles aux cris de « Alle auf die Stube ! » (Tous dans les chambres !), avec défense de regarder par la fenêtre, mais on regardait à la dérobée. C'était des moments de grandes tensions. Nous craignions au début de voir arriver mon père sur une civière.

Que dire des conditions sanitaires, de logement, d'hygiène, d'alimentation ?

On était logés dans une salle de 21,25 m x 7,5 m contenant une centaine de couchettes de paillasses (matelas de paille) superposées sur trois étages de bois, soit cent personnes (l'effectif de deux wagons) et une couverture pour chacun.

Une rangée donnait sur la cour, la deuxième vers l'extérieur, la troisième contre le mur du fond, la quatrième du côté de la porte d'entrée.

Les trois fenêtres vers l'extérieur, sur le canal, étaient condamnées, hermétiques, munies de barreaux extérieurs. Le système de fermeture enlevé, on ne pouvait les ouvrir ; les carreaux étaient opaques, ayant été recouverts à l'extérieur d'une grossière couche de peinture bleue.

Pour la facilité, ma mère avait une couchette inférieure et il y avait un monsieur à la couchette intermédiaire. Étant jeune, j'avais la couchette supérieure, donnant, par chance, non sur un mur aveugle, mais sur la première fenêtre vers le canal, me trouvant donc dans le haut de la fenêtre. À travers de petits écaillements de peinture, je pouvais distinguer les petites maisons sur l'autre rive de la Dyle et parfois des piétons.

Sur la cour, quatre fenêtres qu'on pouvait ouvrir, ce qui permettait d'aérer les salles. C'était bien nécessaire, surtout le matin. Pas d'armoires, il fallait mettre ses affaires, vêtements, aliments sur son lit, dans des boîtes ou des carions. Pas une chaise. Pas moyen de s'isoler un moment.

Il y avait un poêle au charbon, avec le tuyau horizontal à travers le mur dans la cheminée, mais il n'y avait pas de charbon.

Sur le même palier se trouvait une deuxième salle semblable, cela sur au moins deux niveaux, 1e et 2e étages, communiquant par un escalier en pierre, donc quatre salles uniquement pour cette section de la caserne.

Sur le palier, deux grands bidons en fer, un pour chaque salle, servant de tinettes que la corvée descendait et vidait chaque matin.

Cent personnes dans une salle, hommes, femmes, enfants, vieillards pêle-mêle au mépris de la salubrité, de l'hygiène, de la santé ; on pouvait craindre le pourrissement de la paille, la vermine, les poux, la gale, la maladie. La promiscuité n'était pas seulement physique. Elle était morale. Des gens qui ne se connaissaient pas devaient se côtoyer jour et nuit, chacun ayant son caractère, sa situation personnelle, ses difficultés, son état de santé.

Un chef de chambrée, obligé de se précipiter et de se mettre au garde-à-vous sans avoir le temps de s'habiller, dès qu'un SS arrivait, même en pleine nuit : au début, cette scène, cet empressement, cette soumission m'étonnaient, m'effrayaient.

Au milieu de la salle, deux tables où la corvée apportait le matin l'eau chaude qui servait de café et à midi l'eau chaude qui servait de soupe aux choux ou aux rutabagas, censée contenir des légumes et des pommes de terre.

On disait qu'il y avait du bromure dans le café pour nous stériliser ou pour calmer les désirs sexuels.

Les Allemands nous fournissaient un quart de pain par jour et une cuillerée à café de sucre et de confiture le soir ; la nourriture était à peine mangeable.

En fait, nous étions à la charge de l'AJB et vivions des colis de nos amis ou de parents cachés, via nos amis, comme actuellement dans certaines prisons de pays du tiers monde où les détenus sont entretenus par les familles. A l'arrivée des colis, un détenu de grande taille à la belle voix de stentor criaient les noms. C'était Dagobert Meyer, un ténor de l'opéra d'Anvers qui avait les bonnes grâces des Allemands. Chaque colis était ouvert, contrôlé et amputé d'une partie de son contenu, avant de nous être délivré. Les SS procédaient à ce prélèvement à leur profit personnel, non pour les internés nécessiteux ne recevant pas de colis.

...

Il y avait, au rez-de-chaussée, dans la cour, le Waschraum (les lavabos), l'Abort (les latrines) et le Revier (l'infirmerie). Aucun point d'eau dans les salles, ni sur les paliers, pas de WC. Le matin, la foule se ruait dans la cour pour se laver. Il y avait très peu de lavabos, pour les hommes comme pour les femmes. Ni eau chaude ni savon. Pendant le mois que j'ai passé à la caserne Dossin, je n'ai jamais pris une douche ou un bain. À l'entrée de l'Abort sur la cour, une pancarte :  Abort allein für Juden (WC seulement pour Juifs), latrines sommaires : des planches percées de trous, pas de portes. Une dizaine de WC et d'urinoirs pour toute la caserne, autant pour les femmes, qui devaient passer par le local des hommes.

Il fallait faire la file devant le Waschraum et l'Abort. Quand il y avait 1 000 ou 2 000 personnes dans la caserne, cela durait longtemps.

Quand les SS voulaient s'amuser, parfois éméchés, ils nous réveillaient en pleine nuit. Ils allumaient la violente lumière artificielle et j'entendais de grands cris. C'était un fusskontrolle (contrôle de la propreté des pieds), qui avait toujours lieu entre 23h et 4h du matin. La sanction était l'envoi immédiat des gens, sommairement vêtus, pendant plusieurs heures dans la cour par tous les temps.

Les SS envoyaient parfois des malades à l'hôpital Notre-Dame de Malines, par crainte de contagions et d'épidémies.

La journée commençait par le réveil à 6h pour tout le monde, même pour les enfants, au cri de : Aufstehen ! (debout !). À 7h, les internés doivent être prêts et le chef de chambrée distribue les rations. À 8h, les femmes sont de corvée dans les salles, les hommes se rendent à l'appel dans la cour et se mettent en rang par trois, au garde-à-vous : le responsable juif les présente au SS de service. Les hommes de plus de soixante ans sortent des rangs et tournent autour de la cour pendant que les autres font la gymnastique matinale.

Les enfants en étaient dispensés ; je restais alors dans ma salle ou je rejoignais des petits amis dans une autre.

Ce n'est qu'après le second appel, à 14h30, qu'on pouvait se détendre et se promener. Je courais alors dans la cour avec d'autres enfants.

En fin d'après-midi, il y avait les promenades en rond, en rang par trois, les hommes dans un sens, les femmes dans l'autre.

Les hommes devaient se mettre au garde-à-vous, saluer et se découvrir chaque fois qu'ils croisaient un uniforme gris.

À 20h, la cour était interdite. Il fallait être dans les chambres et on ne pouvait plus aller aux WC. Alors, dans la chambre, on parlait, on discutait, assis ou couché sur sa paillasse, on allait chez l'un, chez l'autre ou dans une chambrée voisine (du même palier ou de l'autre étage).

Ces heures sont approximatives. Toutes les montres avaient été confisquées à l'arrivée.

Vers 9h, on entendait un ordre guttural « Licht aus ! » : c'était le couvre-feu, il fallait éteindre les lumières des chambres. Les deux grosses lampes de la cour faisaient place à une lampe de secours, occultée pour le cas d'alerte aérienne, qui donnait sur le vaste rectangle une faible lueur permettant juste de distinguer les ombres. L'heure du coucher variait selon l'humeur des geôliers. En m'endormant, j'entendais des conversations à voix basse. Le sommeil était agité.

II y avait des appels de nuit dans la cour. Les visages des hommes en rangs étaient balayés par les projecteurs sous les hurlements des nazis.

Le jour, pendant les appels, les rassemblements et les promenades en rond dans la cour, les SS avaient cravache à la main, pistolet à la ceinture. Le plus méchant était un SS flamand. Il riait et paraissait de bonne humeur.

Le SS Frank, commandant du camp, se promenait parmi nous avec son chien, un berger allemand.

Un jour, pris par le jeu, poursuivi par un petit copain, j'ai cogné légèrement le SS Boden. Celui-ci m'a repoussé de sa cravache, sans me faire mal. C'était un quinquagénaire, petit, bedonnant, sanglé dans son uniforme gris. J'entendais dire que le précédent commandant de Malines, le major Schmitt, qui venait d'être muté à Breendonk, était beaucoup plus méchant.

Un jour, je le vis près de moi dans la cour, venu en voisin à la caserne Dossin. Il était grand, mince, sombre, immobile, avec des yeux d'alcoolique et une expression farouche.

Il représentait l'horreur absolue : les badauds formèrent un cercle autour de lui à distance respectueuse ; comme fascinés par un monstre, ils le regardaient fixement avec un murmure d'effroi. Il semblait satisfait de l'effet qu'il produisait (il a été condamné à mort et exécuté en Belgique en 1950).

Il y avait des séances de gymnastique que les SS appelaient « sport », dont le but était d'épuiser les détenus. Ou bien, au coup de sifflet, il fallait courir dans les escaliers pour se trouver dans la cour dans le plus bref délai, ce qui provoquait une cohue indescriptible et des chutes. À peine arrivés, il fallait remonter dans les chambres, cela plusieurs fois de suite.

J'ai remarqué quelques Tziganes. Ils portaient un carton avec la lettre Z (Zigeuner en allemand). On ne les voyait pas beaucoup. Ils restaient consignés encore plus que nous dans leurs chambres. Ils semblaient encore plus méprisés et brimés que nous.

Les Allemands faisaient campagne contre les poux. Moi je n'avais pas de poux.

Un matin, très tôt, vers 6h. j'ai été appelé dans la cour avec ma mère et un petit groupe de plus ou moins quatre-vingt personnes. On nous a mis en rang par trois. L'escouade de soldats devant nous a reçu un ordre ; ils ont armé leurs fusils ; le cliquetis métallique de dix fusils qu'on arme en même temps, cela fait du bruit dans le petit malin. Nous avons pris un tram vicinal spécial ; à chaque plateforme, il y avait un soldat armé.

Nous allions a Anvers prendre une douche chaude dans un bain public, rue de Riga, je pense. Nous marchions dans les rues de la ville. Les gens nous regardaient : le responsable juif nous comptait et nous recomptait sans cesse. Au bain, j'étais avec les hommes. Nous mîmes nos vêtements sur un cintre car on les désinfectait. Je n'avais jamais vu d'hommes nus. Les hommes nus marchèrent en file. Un soldat secoua un jeune homme, lui disant d'aider un vieillard. Vu le nombre, je ne pus rester que peu de temps sous la douche.

J'appris ensuite que les femmes avaient dû également marcher nues devant les soldats.

A notre retour, ma mère répondit à ses amies que cette douche chaude était a meraye (un délice).

J'ai toujours pensé, après la guerre, que c'était une répétition pour nous rassurer avant les pommeaux de douches factices des chambres à gaz d'Auschwitz.

Un soir, peu après mon arrivée, il y eut beaucoup d'effervescence, les SS étaient nerveux : un homme avait tenté de s'échapper par les toits.

Je suppose qu'il est passé par une tabatière et s'est laissé glisser le long d'une descente d'eau de pluie. Il s'est fait prendre au sol par une patrouille allemande.

C'était un jeune Juif Hollandais du nom de Joë Polak. Deux jours après, par un malin blême, il a été amené dans la cour entre deux soldats en armes, dans un profond silence, devant tout le camp rassemblé en rangs, y compris les enfants. Les mains liées derrière le dos, le visage tuméfié, il avait encore un certain sourire, intimidé par la foule.

Boden se lança dans un grand discours : « Ce pelé, ce galeux, a tenté de fuir, mais nous l'avons rattrapé; ça lui était égal de vous mettre tous en danger, de vous faire punir à sa place ; c'est un malfaiteur, un lâche, un traître, un être méprisable.» C'est une technique habituelle des nazis : dresser les détenus les uns contre les autres, semer la zizanie.

Le jeune homme a dû se mettre le ventre sur une table, le pantalon baissé. Après quelques hurlements en allemand, Boden désigna cinq hommes de sa chambrée pour lui donner des coups de bâton ; comme ils ne frappaient pas assez fort, Boden a pris le bâton et a frappé lui-même très fou pour montrer comment il fallait faire. Polak fut mis ensuite en cellule jusqu'à la déportation, soit durant environ trois semaines.

Les nazis ont soigné le spectacle; j'ai été obligé, comme tous les enfants, d'y assister.

Tout ordre non exécuté, tout acte de désobéissance était ainsi durement et publiquement réprimé.

À ma connaissance, il n'y a jamais eu d'évasion réussie de la caserne Dossin.

Début avril, je vois, un malin, Boden traîner une femme en lui tordant le bras à travers la cour jusqu'au cachot. Elle a le visage en sang. Mme Marguerite Verstappen, d'Anvers, était venue demander des nouvelles de son mari juif, ignorant qu'il avait déjà été déporté. Reçue par des SS flamands, elle leur avait reproché de parler allemand.

Un autre malin, j'entends dire qu'un homme s'est pendu durant la nuit.

Tout cela n'empêchera pas des détenus de dire, après la guerre, que, comparé aux autres camps : « Malines était un paradis. »

Un dimanche, des détenus ont présenté un spectacle composé de sketches et de chansons sur une estrade. Les officiers SS y assistaient. On appelait cela «cabaret». Une des chansons était Aspirine sur l'air de Comme tout le monde (chanson populaire française de l'orchestre de variétés de Ray Ventura) car c'était le seul médicament de la caserne.

Un jour, animation nerveuse dans une salle : un couple s'est marié, sans doute devant un rabbin détenu, en une sorte de défi aux Allemands.

Peissekh, la Pâque juive, tombe en avril. L'AJB envoie alors quelques victuailles rituelles pour l'occasion. Des gens, des familles, se réunissent pour célébrer le culle. Observer en détention une fête religieuse, sous les yeux des gardes, était l'expression d'une liberté, une manière de rester soi-même, de se rassurer.

J'ai eu la grippe. Ma mère m'a amené chez le médecin interné. Il dit en me regardant et en hochant la tête (je devais être un beau petit garçon) : schade ! (quel dommage). Il devait en savoir plus que nous sur le sort qui m'attendait. Ma mère se demandait ce qu'il voulait dire. Ce n'était pas bon signe.

Toute cette minutieuse organisation, à laquelle on se soumettait inconsciemment, comme à une évidence, était une mise en scène qui avait quelque chose d'habituel, de rassurant.

L'attitude des Allemands revenait à nous dire : « Vous êtes arrêtés dépouillés, enfermés, déportés, maltraités, mais c'est normal, c'est le règlement, il n'y a pas lieu de vous étonner ni de vous émouvoir. » Ils auraient pu ajouter : « D'ailleurs vous allez mourir dans quelques jours, c'est prévu, ne vous inquiétez pas. » Ils se justifiaient peut-être en ne pratiquant pas systématiquement la torture physique et en croyant que mourir par le gaz est indolore ou que ces gens ne sont pas des êtres humains et ne souffrent pas, comme le homard qui, selon certains, ne souffre pas quand on le jette vivant dans l'eau bouillante.

Les jours et les semaines passaient. La vie était monotone. Notre horizon était limité par le quadrilatère de notre prison.

Pendant ce temps, les employées juives de l'Aufnahme s'affairaient à dactylographier la liste du convoi : 120 pages en plusieurs exemplaires.

Un dimanche d'avril, le soleil éclatant du printemps dans la cour de la caserne : je pensais à mes copains louveteaux réunis en forêt. Ma sœur aussi devait penser à ses copines du lycée, continuant à sortir, aller au cinéma, au théâtre, à lire des livres, écouter de la musique, à voir leur famille heureuse, à vivre. Elle devait souffrir d'être empêchée provisoirement de les voir.

A Malines. je ne me sentais pas trop malheureux car j'étais avec ma mère et ma sœur : leur présence me rassurait. Elles devaient me surveiller de près, essayer de me tenir à l'écart des événements dramatiques, même me couver, car souvent, j'étais insouciant. Elles étaient courageuses, car malgré la situation, elles me montraient un visage égal. Souffrir devant un enfant est une souffrance supplémentaire. Les adultes doivent cacher leur détresse aux enfants et s'ils pleurent, ils doivent sourire à travers leurs larmes.

Je m'évadais dans le sommeil mais le coup de sifflet de l'aube m'arrachait à mes rêves et je retrouvais avec horreur les murs de ma prison.

A l'époque, je faisais encore pipi au lit. Un matin, le monsieur occupant la couchette sous la mienne se plaignit d'être mouillé. Ma mère ne répondit pas et je ne dis mot. Il croyait peut-être que j'avais renversé de l'eau, qui avait traversé la paille.

Il y avait beaucoup d'enfants. C'est normal ! Dans un génocide, les enfants sont la première cible. Quand on veut détruire un peuple, on tue surtout les enfants. Pour les SS, on est enfant jusqu'à seize ans. À mon âge. j'étais condamné. Pourtant, avec tous ces enfants, je ne m'ennuyais pas.

Nous vivions inactifs dans l'attente des événements, dans l'obsession d'être avisés à tout moment de notre départ en déportation le lendemain ou le surlendemain et de devoir nous y préparer. Des rumeurs circulaient : c'est pour demain, dans une semaine, dans un mois, jamais. Plus la caserne se remplissait, plus on sentait l'heure du départ se rapprocher.

M. Golsteinas explique (dans l'Attaque du XX' Convoi, reportage d'Alain Nayaert et Jacques Cogniaux. Télévision belge 1.12.1974) :

« On faisait des répétitions dans la cour ; chacun mettait son numéro, on formait des groupes de cinquante personnes (un wagon) ; on désignait un chef, connaissant l'allemand, par wagon. Celui-ci répondait sur sa tête de toute évasion ; donc il s'y opposerait, au besoin par la force, à moins de s'évader lui-même. II aurait un petit drapeau jaune qu'il sortirait par la lucarne à chaque arrêt de train pour signaler un décès ou une évasion. »

On apprit également que, le jour du convoi, seuls les déportés appelés dans la file et les Gepäcktrager pourraient se trouver dans la cour. Ceux qui ne partaient pas devraient obligatoirement rester dans leur chambre.

Que représentait pour moi la déportation ? Je ne réalisais pas très bien ce que cela signifiait.

Malgré l'enfermement et la détresse, les brimades et les humiliations, l'angoisse et l'incertitude, les conditions de vie à Malines étaient supportables. La caserne Dossin restait un cadre familier et nous restions en contact avec nos proches par les colis, la correspondance.

Je supposais qu'on nous enverrait dans un autre camp, à l'Est ou ailleurs. On appelait parfois cet endroit inconnu Pitchipoï. J'essayais de l'imaginer plus organisé, avec de la verdure, des activités pour les adultes, des écoles pour les enfants, une vie plus normale, mais mon imagination se heurtait rapidement à un mur noir : un voyage dans des conditions inconnues, vers l'inconnu. On n'avait évidemment jamais entendu parler d'un lieu appelé Auschwitz.

La déportation m'éloignait de mon univers, de mon pays, des miens. La présence de ma mère me rassurait cependant.

En même temps, c'était le vague espoir d'avoir l'occasion de se libérer en sautant du train. On racontait dans la caserne que beaucoup avaient sauté des convois antérieurs. La déportation était la dernière chance de liberté et il ne fallait pas la manquer.

Avec des camarades, je m'entraînais à sauter de la couchette supérieure. A l'époque, à Bruxelles, les trams étaient ouverts et n'avaient pas de portes automatiques. On pouvait sauter du tram en marche et j'étais un spécialiste, même à une certaine vitesse.

Du tram, c'était du côté droit. Du train, il fallait sauter du côté gauche. Je savais que si je sautais du train en marche, je devrais sauter le plus loin possible et attendre couché et caché que tout le convoi soit passé.

Le samedi 17 avril 1943 au matin, Mme Rouffart nous rendit visite avec sa fille. Seul, avec ma sœur, je fus admis auprès d'elle, dans un local situé à l'entrée de la caserne.

Lui ayant dit à sa demande que notre mère était « là », elle regarda par la fenêtre dans la cour de la caserne, la cherchant du regard dans la foule. L'ayant trouvée, debout au milieu de la cour, immobile, tournée vers nous, elle dit : « Je la vois. » Elle voyait aussi tous ces malheureux, hommes, femmes, enfants, affolés, découragés.

J'observai alors Mme Rouffart : je vis sur le visage de cette femme de cœur, toujours gaie et souriante, une expression glacée d'horreur, de souffrance, de révolte.

Je ne savais pas que je devais la revoir chez elle deux jours plus tard.

 

Déportation  

Le dimanche 18 avril, des militaires étaient assis dans un coin de la cour dans de beaux uniformes verts. Ils paraissaient assez âgés. Ils se laissaient approcher, souriants, patelins. Ils caressaient la tête des enfants. C'était des schupos (Schutzpolizei : policiers), l'escorte du train. Le départ était pour le lendemain.

Ma mère écrit alors à mon père, en yiddish. Par précaution, elle ne l'appelle pas Léon, mais Léontine comme si elle s'adressait à une amie. Elle l'appelait Lova, Levkele, Levynke. Elle confie cette lettre à ma sœur qui réussira à la faire parvenir à mon père :

« POUR LÉONTINE. Dimanche après-midi, avant départ. Cher adoré, le destin nous a frappés. Ce sombre mercredi, effroyable et tragique, un rayon de joie a été envoyé par Dieu : tu étais absent [note : à l'hôpital] et sauvé de la mort. Un coup de sonnette, on est entré, on nous a arrachés de chez nous et emportés. J'ai voulu me sauver mais mes pieds ne m'ont pas servie et ma langue était pétrifiée de terreur. Je n'ai plus du tout pensé à moi. Ma seule pensée était toi et toi, mon Levkele, mon unique, mon fidèle et malade. Je ne voulais pas rester longtemps avec les tueurs de peur qu'ils m'obligent à dire où tu es.

Quatre semaines sont passées. Maintenant je pars avec notre Simkele et je ne sais pas où le destin va nous chasser. Mais mon cœur est fort, plein d'espoir et de courage. Crois-moi chéri, je n'exagère pas ! Au moment où j'écris ma lettre, mon cœur déborde d'espoir, oui d'espoir. Te revoir, toi mon amour, me donne la force de supporter. Je m'imagine un avenir heureux. Je me rattrape à toi comme un noyé se rattrape à un brin d'herbe. Levynke, sois fort et courageux ; pour revoir ta famille, mange bien, ne te prive de rien, tu le mérites. Je veux revenir à toi resplendissante de joie et nous nous reverrons. Cela je le crois et me donne du courage. Mon amour je t'embrasse, je t'aime jusqu'à ma mort. Ania tienne.

Simkele, je veillerai sur lui comme sur la prunelle de mes yeux. De cela tu peux être tranquille [note : elle ignore qu'à l'arrivée, les femmes sont séparées de leurs enfants ou entrent avec eux dans la chambre à gaz]. Surtout sois prudent, ne cours pas où on ne doit pas, je souffrirai à ta place, je t'aime, tu me manques et j'espère. Ania

Un bonjour à Clara, ma sœur ; je ne l'oublierai pas pour sa bonté, pour ce qu'elle a fait et fera pour toi. Embrasse aussi Fortuna [note : Mme Borlée], elle m'a envoyé beaucoup de paquets. Elle est bonne pour moi comme une sœur. Albert [note : Goldman] aussi m'a envoyé des paquets ; Encore une fois au revoir, Lova chéri, jusqu'à ce beau et lumineux jour où le soleil se lèvera pour nous, Juifs, et je serai avec toi et aussi avec nos enfants. Je t'embrasse fort. Au revoir. Ania. »

Cette lettre, où la mort semble dominer l'espoir, n'est-elle pas un testament ?

Le soir, un responsable juif, Ernst Mayer, vient dans notre salle nous annoncer que nous partons pour un camp de travail à l'Est. Nous lui demandons où. Il répond : « Ne vous inquiétez pas. »

Ma mère me donne alors un billet de cent francs. J'ignore comment elle se l'était procuré. Envisageait-elle et préparait-elle mon évasion ? Je cache le billet en le roulant dans ma chaussette.

Je ne comprenais rien à ce qui se passait. J'étais encore dans mon univers de louvetaux.

Au revoir mon Bruxelles, ma Belgique, adieu mon papa, ma sœur chérie, ma famille, mes amis.

Dès le matin, la file s'est formée dans la cour de la caserne, par ordre de numéros. Il pleuvait. C'était une journée grise. Ma mère et moi avons été appelés seulement l'après-midi car nous avions les numéros 1233 et 1234 sur 1600 déportés. Pendant des heures, les trois quarts de la caserne ont disparu dans la bouche béante du porche.

Les gens attendaient leur tour à la fenêtre des chambres en regardant ceux de la file, en cherchant des visages connus, en échangeant des signes d'au-revoir, d'encouragement.

Je n'étais pas constamment à la fenêtre. Je restais aussi dans la chambre, sur ma paillasse, à attendre avec mon bagage.

Tout à coup éclatèrent des hurlements en allemand et des cris de femme. Ma mère ne me laissa pas m'approcher de la fenêtre. Quelqu'un dit : « C'est Boden. Il tire une jeune fille par les cheveux . »

J'ai appris plus tard ce qui s'est passé. M. et Mme Gustave Israels-Suzanne Alexander sont arrêtés le 6.2.1943 (n° 498 et 499) avec leur fille Alice, 13 ans (n° 500), et leur fille Betty, 22 ans. Suivant le schéma habituel les parents et l'enfant Alice, étant apatrides, sont déportés tandis que leur fille Betty, ayant déjà opté pour la nationalité belge, reste à Malines. Betty Israels, enfant choyée, émotive, d'un moral fragile, supporte mal la détention, d'être séparée de ses parents et de sa petite sœur et de rester seule dans la caserne.

Lorsqu'elle les voit franchir la première porte, elle se précipite dans la cour, ce qui est interdit, rejoint ses parents dans le couloir menant à la seconde porte et se jette dans leurs bras.

Voulait-elle leur dire une dernière fois au revoir ou les accompagner ?

Boden l'arrache brutalement à ses parents et la tire par les cheveux dans la cour. Il la bat et la fouette et recommencera le lendemain.

Betty, hébétée, est envoyée à l'hôpital de Malines où son dossier indique le 17.5.1943 : « Malade mentale ». Il y avait de quoi devenir folle en effet. Elle sera déportée le 20.9.1943 avec les Belges. Ni elle, ni ses parents, ni sa sœur ne reviendront.

Lors de son procès (Conseil de Guerre de Bruxelles, juin 1950), Boden déclarera :

« J'ai eu beaucoup de difficultés avec cette jeune fille. » À l'annonce : « 1200 à 1250 », c'était notre tour.

Nous nous rangeâmes dans la file, ma mère devant moi, le carton de notre numéro au cou. La file avançait pas à pas.

Ma sœur nous regardait, accoudée à sa fenêtre du premier étage, à notre gauche, le bras d'une amie sur ses épaules. Elle n'a pas imité le geste de désespoir de Betty Israels.

Cette chose monstrueuse, abominable, le transport, se passait sous ses yeux et c'était sa mère et son petit frère qu'elle voyait chassés, expédiés au loin, partir vers l'inconnu.

Nous nous faisions de la main des signes d'encouragement, d'espoir. Lorsque j'ai franchi la première porte, j'ignorais que je ne la verrais plus jamais. Frère et sœur qui se chérissaient ignoraient que leurs voies se séparaient à jamais.

Dans le couloir, un SS assis à une petite table nous pointait sur une liste. Je n'ai pas été fouillé. J'ai franchi la deuxième porte, le porche de la caserne. Après un mois de détention, je quittais cette sinistre caserne mais c'était pour me retrouver entre deux haies de soldats, l'arme au poing.

Dehors, il y avait beaucoup de monde. Le bâtiment d'en face était occupe par la Wehrmacht. Des militaires allemands assistaient au spectacle en badauds, de leur fenêtre ou debout sur l'esplanade. Ils regardaient ce defilé dans un silence de mort, avec curiosité, l'air grave, un peu survolté. L'événement était peu commun. De temps en temps, ils se désignaient  à voix basse l'un ou l'autre voyageur. Tout se passait calmement. Parfois une exclamation déchirait le silence. L'atmosphère était dantesque.


Liste du 20' convoi de 120 pages. Les surcharges manuscrites sont postérieures 
à la guerre. N°1233 : Kaplan, Chana Schneiderin (couturière) - n° f234 : 
Gronowsky, Simon, Schiller (écolier), « évadé - a sauté du train ».

À quarante mètres à notre gauche, le long de la caserne, il y avait un train. Je n'en voyais ni le début ni la fin. Il me paraissait immense, car j'étais petit et il n'y avait pas de quai.

Nous sommes arrivés devant un wagon à bestiaux, béant, noir. L'entrée était à 1,50 m de haut. Il y avait une échelle ou un escabeau de bois, destinés surtout aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées. Deux hommes de corvée, l'air faussement dégagé, aidaient et rassuraient les gens. Je gravis une à une les sept ou huit marches et entrai dans le wagon.

Un monceau de paille encombrait l'intérieur, empêchant toutes allées et venues.

Cinquante personnes environ étaient clouées sur place, dans un petit espace, debout à l'endroit où le hasard les avaient placées, avec leurs gémissements.

La lourde porte coulissante grinça, claqua, se referma sur nous. Je l'ai entendue, mais ne l'ai pas vue car, il y avait trop de monde : les gens étaient encore debout et moi, petit entre ces grandes personnes, même sur la pointe des pieds, je ne voyais rien. Puis le verrou a fait un grand bruit métallique.

Nous étions entassés comme du bétail. Il y avait un seau pour cinquante personnes, mais comment s'en servir, comment le vider? Il n'y avait ni nourriture ni boissons. De toute façon, il aurait été impossible d'y accéder mais nous avions nos provisions grâce aux colis de nos amis. Il n'y avait ni fenêtre ni siège de sorte qu'il fallait s'assoir ou se coucher à même le sol. Je me trouvais dans le coin arrière droit avec ma mère. Il faisait noir, une faible lueur par la lucarne, peu d'air, pas d'eau.

Longtemps le train avança de quelques mètres, par à-coups, pour que le wagon suivant se trouve devant la caserne et puisse être rempli. Après nous, il y avait encore huit ou neuf wagons. Il fallut attendre plusieurs heures avant que le train ne se décide à partir. C'était alors le soir et l'obscurité était complète.

A cette époque, les nazis faisaient partir les convois le soir pour qu'ils roulent la nuit sur le trajet belge, par souci de discrétion, craignant les réactions de la population belge si, lors d'un arrêt technique à une gare en plein jour, on entendait venant des wagons des cris ou des appels au secours ou si un bras sortait d'une lucarne. Mais cette pratique avait son revers, elle facilitait les évasions à la faveur de l'obscurité.

Après les évasions du 20e convoi, ils choisirent de jouer la carte de la sécurité. Les convois ultérieurs partirent en plein jour, rendant les évasions pratiquement impossibles.

 

Évasion  

Peu après le départ, un homme, jeune, mince, a sauté par la lucarne arrière côté gauche dans le sens du train. Il s'est hissé en s'arc-boutant, il s'est glissé, les pieds d'abord, dans l'étroite ouverture, puis, comme dans un souffle, il a disparu. J'eus sur le moment une pensée-réflexe bizarre : ce type n'était pas correct, il agissait mal envers les Allemands, il transgressait la règle. Je le voyais avec réprobation et envie, comme l'œil de l'esclave enchaîné regarde l'esclave marron (13).

Avec la permission de ma mère, je me suis frayé un passage dans le noir, entre les gens, les bagages et la paille, pour aller regarder par la lucarne la vitesse du train. Comme elle était trop haute pour moi (à 1,40 m ), j'ai demandé à quelqu'un de me porter. J'ai vu les arbres défiler et j'ai dit à ma mère, sans conviction, que le train n'allait pas trop vite et que je pourrais sauter. Elle ne répondit pas. Elle me laissait le choix de décider de sauter ou non.

Peu après, le train s'est arrêté. J'ai entendu des hurlements de la garde allemande et des coups de feu. C'était, comme je l'apprendrai plus lard, l'attaque de Livschitz, Franklemon et Maistriau à Boortmeerbeek, 12 km après Malines. Le train est reparti. Ma mère, en fait, avait renoncé à me faire évader par la lucarne car je me suis endormi dans ses bras. En m'endormant, j'avais l'impression que des hommes s'affairaient et essayaient d'ouvrir la porte. J'ignore combien de temps j'ai dormi. Soudain ma mère m'a réveillé, je sentais une bouffée d'air frais, le froid de la nuit, j'entendais le fracas des roues sur les rails. Le train roulait et la porte était grande ouverte. Une grappe de gens sautaient du train en marche, du côté gauche. Ma mère aurait pu par prudence m'empêcher de les suivre. Me tenant de sa main droite la main droite, de sa main gauche l'épaule gauche, elle m'a conduit vers la porte, comme si elle me conduisait vers la liberté et la vie. Elle remplissait sa promesse envers mon père : « Simkele, je veillerai sur lui comme sur la prunelle de mes yeux. De cela tu peux être tranquille. »

J'ai dû attendre mon tour avant d'arriver à la porte (14).

Nous étions alors près de la sortie, côté avant. Je me tenais au montant du wagon. Ma main gauche trouve à l'extérieur, à hauteur de mes épaules, une barre métallique verticale de 40 cm de long, à 60 cm du plancher. Je devais mesurer à l'époque environ 1,35 m . Ma mère me fait asseoir au bord du wagon, mes jambes dans le vide. Elle me tient fermement par les épaules et les vêtements. Je ne sens pas le marchepied, il se trouve 70 cm plus bas, je ne peux y arriver seul. Ma main gauche trouve une seconde poignée métallique verticale, plus basse, plus petite, de 10 cm de long, à 20 cm du plancher. Ma mère me fait glisser doucement vers le bas, mon ventre contre l'arête du plancher. Elle me tient solidement : mes pieds cherchent et trouvent le marchepied.

Je me tiens de la main gauche à la petite poignée et de la main droite au plancher du wagon. Ma mère me tient toujours. Je me redresse, j'ai tout mon équilibre.

La nature défile rapidement devant moi, la proximité de la végétation augmente la vitesse, l'air est vif, le bruit énorme, le fracas des roues assourdissant. Je n'ose pas sauter : le train va trop vite. Je m'étonne qu'il roule si vite avec les 35 wagons qu'il tire. Ma mère me dit en yiddish : « Geyt tsu shnel der tsug » (Le train va trop vite). Ce seront les derniers mots que j'entendrai d'elle.

A un certain moment, le train ralentit. Du marchepied au rail, il y a un mètre plus la déclivité du ballast, soit un bond de 1,50 m . Je dis à ma mère : « Maintenant je peux sauter. » Elle me lâche, je saute.

J'atterris souplement sur le ballast, sans tomber ni rouler. Je reste d'abord debout, immobile, distinguant parfaitement à ma droite le train roulant lentement vers l'avant, grande masse noire dans l'obscurité, crachant vapeur, sifflant dans la nuit. J'attends ma mère, croyant que le train va continuer et qu'elle sautera, elle aussi. Mais un peu plus loin, le train s'arrête complètement et j'entends les gardes allemands qui viennent de l'avant du train dans ma direction criant, tirant des coups de feu. Ils avaient remarqué quelque chose. Ma mère ne peut sauter au risque de se faire prendre immédiatement.

Je songe à courir vers l'avant, à retourner vite dans mon wagon pour la rejoindre et ne pas être pris en faute. Mais pour cela j'aurais dû aller à la rencontre des gardes. Je ne peux non plus rester là au risque de recevoir un coup de feu ou de me faire prendre. Je les entends se rapprocher dangereusement de moi. Alors, tout d'un coup, comme par une illumination soudaine, dans une sorte de mouvement inconscient, un réflexe, je m'élance vers la gauche. Je dévale à toute vitesse, plutôt dégringole les six ou sept mètres d'un talus assez raide servant de remblai et me mets à courir dans les bois en contrebas du chemin de fer en m'éloignant le plus possible du train. Il était temps. J'entends presque aussitôt au-dessus de ma tête des coups de feu et des hurlements en allemand. Les gardes étaient arrivés à mon wagon immédiatement après mon départ. Je leur ai échappé de justesse.

Longtemps je les ai entendus (le train s'est arrête une demi-heure, pendant laquelle les Allemands ont abattu trois fuyards de mon wagon, dont une jeune femme - voir plus loin), mais je n'étais pas poursuivi.

Il pleuvait ou il faisait humide. La nuit n'était pas d'encre et je voyais un peu autour de moi (15). J'ai couru toute la nuit ; parfois je marchais puis recourais ; pas un instant je ne me suis arrêté. Je me sentais étonnamment calme. Je scandais ma course en pensant que j'allais peut-être revoir mon père, mon petit chien Bobby, mes amis scouts et... en chantonnant In the Mood. C'était l'air à la mode durant l'Occupation. C'était une façon de m'encourager, de dédramatiser. Je me disais que les Allemands seraient ridicules et furieux de mon audace et que je devais surtout ne pas me faire reprendre. Voyant une grande maison, une sorte de château, au milieu d'un parc, je l'ai évitée, me disant que des Allemands pouvaient s'y trouver. Après deux heures de course, je me suis retrouvé devant la grande maison. J'ai franchi des talus, j'ai traversé des champs, j'ai pataugé dans la boue.

Après avoir couru et erré toute la nuit, je suis arrivé à l'aube dans un village, situe un peu sur les hauteurs. J'étais couvert de boue, mes vêtements étaient déchirés par les branchages, les ronces et les fils de fer barbelé. Arrivé devant une petite maison qui m'inspirait confiance, j'ai sonné.

La dame a dû être surprise par le petit phénomène qui se tenait devant elle. Je ne lui ai pas dit que je m'étais échappé d'un train nazi. On ne sait pas sur qui on tombe.

J'avais vu sur un panneau le nom d'un village, Kuttekoven, je pense.

Je lui ai dit que j'avais joué avec des enfants dans ce village voisin, que je m'étais perdu, que je devais rentrer à Bruxelles chez mon père. Je lui parlais en français alors qu'on était en région flamande. Elle me comprenait pourtant.

L'explication était assez invraisemblable mais elle ne sembla pas s'interroger sur mes dires. Sans me faire entrer chez elle, elle me conduisit d'emblée chez un voisin. J'ignorais que c'était le garde-champêtre. Il n'était pas en uniforme. Elle lui dit : « C'est un enfant perdu. » Je n'aurais pu lui expliquer moi-même car il ne connaissait pas un mot de français. Sans non plus m'introduire chez lui ni me poser de question, il m'a aussitôt pris sur son vélo et amené sans mot dire à la localité voisine, distante d'environ 4 km . Arrivé à un petit bâtiment, il m'a fait monter par un escalier arrière au premier étage, chez un monsieur en uniforme. C'était un gendarme belge.

La vue de cet homme en uniforme, le revolver à la ceinture, me terrorisa. Il allait sûrement me ramener chez les Allemands. Il me demanda ce qui m'était arrivé. Malgré son insistance, je répondis obstinément que je m'étais perdu en jouant avec des enfants et que je devais rentrer à Bruxelles. Il sembla sceptique. II me confia à sa femme et partit aux renseignements, sans doute à la gare. Pendant son absence, ma peur ne faisait que grandir mais je n'ai pas fui. Il dut apprendre l'histoire du train et qu'il y avait des morts, notamment trois de mon wagon. En revenant il m'a dit: « Je sais tout, tu étais dans le train des Juifs, tu t'es sauvé, tu ne dois pas avoir peur, nous sommes de bons Belges, je ne te dénoncerai pas. »

J'ai fait confiance à un gendarme belge et flamand, et la chance m'a donné raison ; je n'avais d'ailleurs pas le choix. C'était pour lui un geste de désobéissance, un acte de résistance, même d'héroïsme. J'ai alors avoué. Je suis tombé dans ses bras et j'ai pleuré en lui parlant de ma mère.

Il était tellement bon que j'avais l'impression qu'il était prêt à me garder chez lui, à m'héberger, à me cacher, mais je voulais rejoindre mon père à Bruxelles. Il me demanda si j'avais de l'argent pour le train ; j'ai retiré de ma chaussette le billet de cent francs que ma mère m'avait donné et le lui ai montré. Sa femme m'a lavé, m'a soigné, m'a donné à manger et a réparé mes vêtements. Il me garda caché chez lui dans son salon, le temps d'organiser mon retour à Bruxelles. Pendant des années, j'ai cru qu'il n'était pas gendarme mais garde-champêtre.

Par sécurité, il évita la gare de Borgloon où il pouvait y avoir des gardes allemands et choisit une gare à dix kilomètres environ. Vers 16h00, il fit venir un jeune homme qui me prit sur le porte-bagages de son vélo et me conduisit a travers des petits chemins de campagne. Je partais vers un nouveau destin.

Durant ce trajet, je revoyais le ciel bleu, le soleil, les champs, les arbres et la forêt qui m'était familière. Je retrouvais le chant des oiseaux, les parfums de la nature. Je réalisais que, pendant un mois à la caserne Dossin, j'en avais été privé, je n'avais vu aucune verdure, pas un brin d'herbe. Je respirais à nouveau l'air du printemps et de la liberté. Un monde sans SS, était-ce possible ? J'étais loin et proche du cauchemar de Malines et des wagons.

Avec mes cent francs mon ange gardien m'acheta un ticket et je pris, vers 17h00, le train pour Bruxelles.

Sur le trajet vers Bruxelles, le train s'arrêtait souvent à des petites gares. À chacune, je voyais des feld-gendarmes sur le quai, mais ils ne sont pas montés dans le train, en tout cas pas dans mon compartiment. J'avais très peur. Les gens autour de moi, voyant ces Allemands sur le quai, disaient : « II paraît qu'il y a eu du grabuge hier avec un train de Juifs. » Je devais avoir l'air farouche, mon accoutrement était bizarre au point qu'un monsieur assis en face de moi me demanda si je venais de ce train. Je fis un grand geste de dénégation.

Je les voyais vivre normalement et je pensais aux déportés, qui continuaient leur voyage dans l'autre sens, enfermés dans les fourgons, dans leurs cachots ambulants.

En fin d'après-midi, en approchant de la gare de Schaerbeek, je me dis qu'il y aurait certainement un contrôle. J'imaginais des plans de fuite à travers la gare et les autres voies. À l'arrivée, il y avait beaucoup de monde, mais pas de contrôle, pas un uniforme gris. Quel soulagement ! Je suis sorti de la gare, j'étais libre !

Je pris le tram 5 jusqu'à la place Jourdan et puis le 35 jusqu'au carrefour de la Chasse. Je me tenais debout à côté du conducteur, tournant le dos aux passagers, prêt à bondir dans la rue à la moindre alerte. Je me disais : « J'ai sauté d'un train, je peux sauter d'un tram ! »

J'allai chez mes amis scouts, M. et Mme Rouffart. J'arrivai au moment où elle fermait son magasin (de radios et d'électricité). En me voyant, elle poussa un cri :

- Comment es-tu là ? Qu'as-tu fait ?
- J'ai sauté du train.
- Et ta maman ?
- Je ne sais pas. Elle va peut-être arriver.

Ils envoyèrent immédiatement leur fils Raymond (Frère Gris) prévenir mon père ; caché à proximité, 6, rue Sneessens, chez les Delsart. Ils attendirent l'obscurité pour m'y conduire. Raymond gambadait de joie devant nous. Sa mère, craignant qu'il n'attire l'attention, lui dit de se calmer. Nous étions donc le mardi 20 avril 1943. Le soir-même, j'étais dans les bras de mon père. Je lui dis que ma mère et ma sœur étaient en bonne santé, que peut-être ma mère avait également sauté et nous rejoindrait par d'autres chemins.

Je ne savais pas que j'allais à la mort, mais j'ai sauté. J'ai sauté dans un moment d'inconscience, poussé par ma mère, mon esprit de révolte et mon désir de liberté.

   

...

L'internement de ma soeur

Pendant mon séjour chez Delsart, ma sœur était toujours à la caserne Dossin.

Les Allemands ne déportaient toujours pas les Belges. Ce n'était pas un grand sacrifice pour eux, car ils étaient très minoritaires et la situation était momentanée. Ils ne lâchaient pas leurs proies. Ils les gardaient en réserve à la caserne Dossin pour une déportation ultérieure. Fin juin 1943, plus de cent Belges furent cependant libérés mais ma sœur n'en était pas. Steinberg parle d'interventions de la reine Elisabeth et de la Croix-Rouge (pp. 217 et 219). Mme Rouffart allait déposer à l'AJB, 43, boulevard du Midi, Bruxelles, des colis pour ma sœur. Une fiche allemande indique qu'elle lui a adressé des colis les 3, 4, 13, 20 et 25 mai ; 8, 17, 22 juin ; 8, 13, 20, 22, 24 juillet; 26 août et 2 septembre 1943.

Elle lui a rendu quelquefois visite à Malines et transmettait le courrier. Mon père lui remboursait ses frais. Pour l'aider à y faire face, elle vendait un peu de la marchandise que mon père avait pu sauver de la confiscation allemande.

Les amies de classe de ma sœur apportaient chez Mme Rouffart des provisions pour garnir les colis. En ce temps de pénurie et de rationnement, ce geste représentait pour elles une importante privation. Même pendant les vacances d'été (1943), elles n'oubliaient pas leur amie.

Ma sœur est restée enfermée durant six mois à la caserne Dossin, du 18 mars au 20 septembre 1943, Six mois sans une note de musique, sans rien à lire, privée de tant de choses, sans savoir ce qui l'attendait.

Elle savait que j'avais sauté, que j'étais sain et sauf et que j'avais rejoint notre père. Elle l'a su très rapidement par Mme Rouffart. J'imagine sa joie en l'apprenant et sa crainte de me voir repris et ramené à la caserne.

J'écrivais à mon père en juin 1943:


(*) Le terme association désigne l'AJB

Ceci montre que je ne situais pas exactement le lieu de mon évasion, confondant Berlingen avec Beeringen, et que, dès mon retour, mon père écrivit, sur mes indications, à mon garde-champêtre sauveur.

« Je ne sors qu'une toute petite fois par semaine et le soir pour qu'on ne me voie pas. Je ne m'approche pas de la fenêtre et n'ouvre à personne. Je suis bien prudent. »

J'étais vraiment un enfant cloîtré, terré, caché.
Mon père me répondit :

« Mon garçon bien-aimé. Je suis bien heureux de lire ta lettre. Je ne cesserai pas de répéter : sois prudent et très prudent, tu sais bien que ma vie ne dépend que de toi.

Tu vois, on a tout de même de la réjouissance en apprenant les deux bonnes nouvelles. Prenons courage, la volonté et beaucoup d'espoir. Nous surmonterons toutes les difficultés et nous serons de nouveau réunis comme auparavant.

Dès que Ita sera sortie, je viendrai la voir et chez toi aussi mon cher enfant.

J'exige que Ita puisse venir te voir seulement une fois par semaine tout au plus et le soir.

Tu dois redoubler de prudence, surtout maintenant. Comme je te l'ai déjà dit et je vais toujours te le répéter.

Tâche de ne pas être encombrant. Ne te mets pas trop dans le chemin, tiens-toi  bien  à  table  et  tâche de te faire aimer,  arce que chez Mme Delsart tu es en sécurité, tu dois bien obéir à tout le monde. Remets bien mes amitiés et compliments à Madame et Monsieur Delsart, à Claire et à José.

J'espère que tu ne t'embêtes pas, puisqu'il y a beaucoup de livres pour toi.

Ne fais pas de dégâts surtout. Pour aujourd'hui c'est assez. Je compte sur toi. Je t'embrasse et je t'aime tendrement de tout mon cœur. Ton Papa. »

II croit que ma sœur va être libérée, le moral revient et avec lui l'autorité paternelle :

« J'exige... »

Ma sœur ne sera pas libérée début juillet.


Fiche d'internement de ma soeur à la Caserne Dossin
avec date d'arrivée des colis

Le 21e convoi part le 31 juillet 1943. Le lendemain, Mme Rouffart écrit à mon père :

« Cher Monsieur Léon. Nous avons encore eu le plaisir d'aller à Malines dimanche dernier. 25 juillet. La petite est très bien, elle est grossie et rouge comme une tomate. Le moral est très bon car les événements marchent à merveille et ils savent tout car les nouveaux arrêtés leur racontent les nouvelles. Elle était heureuse de me voir et sa Maggy chérie. Je lui avais fait un dîner complet avec viande dans sa gamelle et 1 litre de lait et une tarte (...) et 3 paquets de cigarettes car elle insistait tellement, cela lui permet d'éviter des corvées. Le convoi est parti hier dans la nuit de vendredi à samedi. Quel malheur par une chaleur pareille. Mme Sielonczyk est de la partie, les associés de M. Borlée. et la femme de David, le petit boucher, le pianistique aussi. On est en pourparlers de lâcher les Belges après le départ du convoi. Espérons que ce soit vrai...

Pour Simon soyez sans crainte, Mme Delsart est sublime. Le petit la considère comme sa maman, il fait le gâté sur ses genoux, enfin il est heureux. José le prend avec lui dans son laboratoire en haut comme homme de confiance et il aide José. Claire en est sotte aussi. Enfin je vous assure qu'il ne pourrait être mieux et vous avez vos apaisements aussi... »

Mme Rouffart, pour ménager mon père, minimise les faits : « Mme Sielonczyk est de la partie... »

II n'y avait évidemment pas de courrier pour les internés. Ils n'en recevaient pas, ils n'en envoyaient pas. Celui de ma sœur était camouflé dans les colis qu'elle recevait et dans les cartons vides qu'elle retournait.

Il n'était pas facile pour elle d'avoir de quoi écrire : feuilles de papier et crayons étaient à Malines denrées bien rares.

Le 14 août 1943, ma sœur m'écrivait de Malines :

« Pour Bambi - Samedi 14 août 1943. Mon petit Simon chéri, Comment vas-tu, mon petit frère adoré ? J'espère que ta santé est toujours bonne. Que fais-tu pendant toute une longue journée ? Madame Rouffart m'écrit que tu as une mine splendide et que tu t'amuses comme un petit roi. Est-ce vrai ? Seulement, dans tout cela, je crois que tes études sont bien négligées. Enfin, je t'en prie, mon cher trésor, fais ton possible pour ne pas trop oublier.

Ma vie ici est toujours inchangée. Te rappelles-tu seulement la caserne Dossin, avec l'Abort et le Revier ? Je suppose que tu as déjà tout oublié. Un mois ici, est-ce que ça compte ? Dis, mon cher petit vieux, moi je suis déjà depuis cinq mois ici, te rends-tu compte ? Toujours écouter les colis, attendre le soir, le courrier qui ne vient pas, espérer une lettre d'un petit frère paresseux qui oublie si vite, tu as donc déjà oublié que tu as une sœur quelque part en Belgique, emprisonnée par les Boches ? Écoute, mon chéri, écris-moi, je t'en supplie, tu n'es plus un bébé, tu es mon grand frère de douze ans presque, tu dois pouvoir faire un effort et je compte sur toi : écris-moi tous les quinze jours, c'est beaucoup, non n'est-ce pas ? À propos, que vais-je pouvoir t'offrir à ton anniversaire ? J'ai toujours la bague que je t'ai offerte l'année passée, tu te rappelles ; comme c'était épatant, nous étions tous ensemble. Ah, mon cher petit ange, quand reviendront déjà ces temps heureux ? Je t'envoie mes plus tendres baisers, toute ma tendresse de sœur à qui son petit frère manque terriblement. Ton Ita. » Lettre suivante



Letter d'Ita à Simon du 14 août 1943

À mon père, le même jour :

« Pour Léon SVP - Samedi 14 août 1943. Mon petit papa chéri, comment vas-tu ? J'espère que ta maladie n'est plus qu'un mauvais souvenir. Es-tu toujours avec Clara et Henri et t'entends-tu bien avec eux ? Je voudrais tant pouvoir vous embrasser, surtout toi, toi qui me manques à un point inimaginable.

J'ai appris que la vieille Mme Goldstein était morte. Cela m'a fait un coup terrible. Je pense à la réaction de maman si elle savait cela. N'as-tu plus jamais eu de nouvelles de maman ?

Ma vie ici est très monotone. Je suis vraiment en prison depuis cinq mois, te rends-tu compte ?

Physiquement, je suis très bien, c'est moralement que je suis très malade, je crois que je fais de la neurasthénie. Tu ris, mais c'est pourtant vrai. Dernièrement j'ai eu une forte fièvre, je suis certaine que c'est la conséquence du transport. Des choses comme cela, il faut avoir un cœur de cheval pour endurer leur vue. Madame Sielonczyk est partie très découragée. M. et Mme Coco aussi ; il y avait les Magazinier, les Stockfeder. etc.

M. Brykman et Redlinger sont ici avec moi. M. Brykman habite chez Hartenberg. Papa, je t'en supplie, fais attention, ne gardez aucun argent, ni bijoux chez vous, ne cousez aucune valeur dans vos vêtements, s'ils trouvent quelque chose (et ils trouvent toujours), ils battent à mort. Attendez-vous à être pris d'un jour à l'autre.

Ici, ils se dépêchent déjà pour le 22e transport. Soyez excessivement prudents. Comment cela va-t-il au point de vue finances ? J'ai peur que tu ne sois sevré. Ne suis-je pas trop exigeante avec les colis ? Cher petit papa, je t'en supplie, écris-moi plus souvent, tu n'as qu'une seule petite fille et tu as l'air de l'oublier. J'espère que tu m'as pardonné toutes mes bêtises d'avant, la souffrance m'a bien changée, tu sais, je ne serai plus jamais la même. A la prochaine visite de Rouffart, donne-leur une lettre pour qu'ils me la passent, c'est très facile.

Pourquoi n'y a-t-il pas moyen de vous faire comprendre que fumer est permis ici et j'en ai parfois terriblement besoin. Papa, tâche de me faire envoyer des cigarettes une fois par semaine.

Essaie qu'on fasse des démarches pour que je sois libérée, peut-être par la Comtesse [note : la comtesse de Ruffo de Bonneval qui avait prêté 160 000 francs à mon père le 26.7.1933 pour construire la maison d'Etterbeek] ou Hartenberg. J'en ai tellement assez de tout. Mon moral est très bas. Écris-moi de longues lettres en parlant comme si tu étais mon amie Léontine. J'attends de tes nouvelles et en attendant je t'envoie tout mon cœur gros d'être séparé de toi, de Simon, de Maman. Ta petite fille Ita. » Lettre suivante

« Physiquement, je suis très bien, c'est moralement que je suis très malade. »

...

Le départ était aussi douloureux pour ceux qui restaient que pour ceux qui partaient. Le personnel de maintenance et les Juifs belges voyaient partir leurs parents, leurs amis et se retrouvaient dans le grand silence de la caserne vide. Ils devaient alors la nettoyer et continuer à subir la férule des SS.

Le même jour ma sœur écrivait à M. et Mme Rouffart :

« Mes très chers amis, vous serez sans doute étonnés de mon long silence. Ce n'est en effet pas mon habitude, mais il y a d'abord eu le transport (note : 21e convoi, 3I.7.1943) qui m'a pris tout mon temps et tout mon courage et puis la semaine dernière j'ai été malade, j'ai eu une très forte fièvre (39,5°), j'étais malade comme un chien. Enfin tout est rentré dans l'ordre.

J'ai bien reçu votre colis et votre lettre où vous me dites qu'on vous a affirme que je serai bientôt libérée. Je ne crois plus à tous ces bobards. Si c'est l'AJB qui dit cela, je ne crois pas que nous devons nous y fier. Ils ne doivent pas en savoir beaucoup plus que nous. Je sortirai avec tout le monde à la fin de la guerre, en 1944 sans doute. Je vois déjà d'ici Monsieur René (note : M. Rouffart), mon pessimisme lui semblera bien déplacé avec toutes les bonnes nouvelles dont on nous bombarde ces derniers temps.

Je ne reçois aucune nouvelle de Maggy. Elle devrait vous envoyer les lettres et que vous les transmettiez à l'AJB. c'est sans doute plus certain. Il y a toute une histoire avec les cartons destinés aux colis, on ne peut plus écrire l'adresse du destinataire. Aussi je mets toujours en grand mon nom et mon numéro sur le carton en espérant que vous connaissant déjà ils vous remettront mon carton. J'ai envoyé deux cartons cette semaine et la gamelle y était. J'espère qu'elle n'est pas perdue. De plus les formulaires fonctionnent très irrégulièrement. Aussi je vous écris par la présente tout ce dont j'ai besoin. Je vous en prie, chère Madame, faites votre possible pour que j'obtienne tout le plus vite possible, car cela m'est très nécessaire : un couteau camouflé (j'ai donné le mien à un n° transport), un crayon à l'aniline, un cahier, des cartes postales, des enveloppes, des timbres, du savon, du savon en poudre, du dentifrice, un essuie-main. Vos plats sont délicieux, surtout les petites pommes de terre. Si c'est possible, envoyez-moi-en plus car elles sont vraiment bonnes. Quand vous m'envoyez du pain, envoyez en même temps du beurre, de la confiture une fois par semaine, car je ne peux pas manger du pain sec. Je voudrais beaucoup recevoir du haché cru. de la charcuterie à défaut de viande. J'envoie par la même voie un billet pour papa et un pour Bambi. J"espère que vous voudrez les leur passer.

Clara [note : ma tante] est-elle venue le 5 chez vous ? Comment se fait-il que je n'aie pas reçu des nouvelles de papa ?

J'attends toujours des cigarettes dans mon colis. Je vous répète encore que c'est permis ici de fumer (...) envoyez-moi dans le prochain paquet des cigarettes (pas de VF). Je termine en vous serrant très fort dans mes bras.

Je ne sais (...) si j'aurai si vite l'occasion de vous écrire ; aussi je vous prie envoyez-moi  tout ce   que je vous demande au plus tôt SVP. Embrassez Raymond (note: leur fils, mon copain louveteau) mille fois pour moi. Votre petite Ita. » Lettre suivante

Fin août 1943, M . Delsart m'emmena trois semaines dans sa famille à Couvin, près de la frontière française, chez M. et Mme Rorive et leur fille Renée.

J'en garde un souvenir enchanteur. Là, dans la campagne, les champs, les rivières et le soleil de l'été, je ne me cachais pas. C'était imprudent, car j'aurais pu être dénoncé. Je savourais la liberté mais ne cessais de songer à ma mère dont je ne savais rien et à ma sœur enfermée dans sa caserne.


Août 1943. Quatre mois après mon évasion,
vacances à Couvin, chez les rorive, cousins de Delsart.
Renée Rorive est la deuxième en partant de la droite.

Je me suis intégré à une petite population villageoise. Renée m'emmenait partout avec ses amies, je les aimais toutes. Elle m'emmenait même à l'église. J'y ai appris les prières : Notre Père qui êtes aux deux... Je demandais à Jésus-Christ de libérer ma sœur et j'étais prêt à devenir un bon chrétien. J'aurais prié n'importe quel dieu pour qu'il me rende ma mère et ma sœur.

Je me fixais des quotas : dix fois la prière juive et dix fois la prière chrétienne en une matinée, en ayant soin de réciter mes prières en entier et j'en rajoutais en me disant : « Cette fois-ci c'est sûr, elles vont vite revenir. » J'étais certain que plus je priais, plus vite elles reviendraient, puisque je croyais en Dieu.

....

La mort de ma mère

...

La déportation de ma soeur

Les Belges se croyaient confusément protégés par les autorités belges, mais la garantie qu'était censée leur donner la nationalité belge était illusoire. Les Allemands attendaient le moment propice pour les déporter.

En septembre 1943, la décision est prise (M. Steinberg, id., pages 217 et suivantes).

Il y aura deux convois en wagons plombés le 20 septembre 1943 : le convoi 22a avec 631 personnes et le convoi 22b (b comme belges) avec 794 personnes.

Ma sœur remplit, les 6 et 7 septembre 1943, deux formulaires allemands de la caserne, donnant la liste de ce qu'il lui faut pour le voyage.

Elle demandait « des vêtements d'hiver, un manteau de fourrure, gants ou moufles chaudes, pull-over chaud, chemise de nuit chaude, fil à coudre, à ravauder, etc. ». Après six mois d'internement à Malines, elle croyait encore qu'elle allait passer l'hiver, elle ignorait encore la destination du voyage.

Mme Rouffart biffait au fur et à mesure ce qu'elle avait rassemblé. Elle établit ensuite pour mon père deux listes : « colis du 15 septembre » et « colis départ » - on pourrait dire « colis d'adieu » - et mon père la remboursait.

...

Ma sœur avait beaucoup de bagages, ce qui représentait de grandes difficultés financières pour mon père.

Les Allemands encourageaient les déportés à demander et à avoir beaucoup de bagages, car ils s'en emparaient à l'arrivée à Auschwitz. Les déportés devaient alors les laisser dans les wagons ou sur le quai et ne devaient plus les revoir. Tout était ensuite trié par des équipes d'esclaves et récupéré par les nazis.

...
Liste du convoi 22b, 19 septembre 1943 - n° 274, Ita Gronowski, 
née à Lutich (Liège), Schülerin (écolière)

Ma sœur écrivit deux cartes adressées à Maggy Rouffart, qu'elle jettera du train, à hauteur de Diest. Elle en écrivit deux pour qu'une au moins parvienne à destination. Elles furent ramassées par des cheminots ou des passants et postées. Le cachet de la poste est du 21.9.1943 à Schaffen, commune près de Diest.

«Midi, Dimanche 19 septembre 1943. Prière de poster cette carte SVP Maggy très chère. Recevras-tu cette carte que je t'écris à la dernière minute ? Je pars dans une heure, je suis assise entourée de tous mes bagages et je t'assure qu'il y en a. Heureusement d'ailleurs! As-tu reçu mes deux cartons de colis, il y avait deux mouchoirs et une paire de boutons de manchettes pour mon Bambi adoré.

Je suis naturellement très triste mais l'excitation domine. Je pense que nous partons pour la Hollande. Je regrette de n'avoir pas reçu de courrier cette semaine de toi. Je crains terriblement que cette carte ne vous parvienne pas. Tâche ma petite fille chérie de ménager Léontine car je m'imagine le coup que ça va lui l'aire. Dis à Ida [note : Ida Sielonczyk] et à Éliane [note : Éliane Taburiaux] qu'elles ont été très gentilles, j'espère être très bientôt parmi vous tous. Dieu, il serait déjà temps ! Je ne sais où se trouve Albert [note : Goldman] mais cela me ferait plaisir que tu lui dises que je suis partie pleine de courage et d'espoir, si tu en as l'occasion, remercie ses parents en mon nom, ils ont été très chics.

Je regrette vraiment à en hurler de devoir laisser tous ceux qui me sont chers et pour qui je suis quelque chose.

Le plus épouvantable, vois-tu chérie, c'est de devoir partir seule, tu t'imagines ?

Remercie toutes celles de la classe qui ont contribué pour les colis. Ma petite Maggy, je ne voudrais pas te donner l'impression que je suis découragée, mais je t'avoue que je traverse de terribles moments L'avenir est encore si sombre, malgré tout. Je voudrais que tu me voies ici à l'écrire, cela ne doit pas être très fameux. Je termine. J'écrirai encore une carte au cas où celle-ci ne te parviendrait pas. Embrasse toute ta chère famille, les miens et pour toi, ma très chère, je te serre dans mes bras de toutes mes forces. Au revoir. Ita. 

Train passé à Diest le 20.9 à 7h30. » Lettre suivante




Première carte postale jetée du train par ma soeur le 20 septembre 1943 à 7h 30

Après avoir croupi six mois dans l'immobilisme total, l'ignorance de l'avenir, l'attente de l'inconnu, quitter cette sordide caserne, partir en voyage avait en effet de quoi « exciter » quand on ignorait que c'était un voyage vers la mort.

«Midi  Dimanche 19 septembre 1943. Prière de poster SVP. Ma petite Maggy chérie. Je t'ai écrit une carte, mais je ne suis pas sûre qu'elle te parviendra,aussi j'en écris encore une. Je pars dans une heure pour une destination X, on parle beaucoup de la Hollande. Je suis parfaitement équipée, grâce à tes efforts, mon trésor. J'ai du courage à revendre, mais seulement lorsque je ne songe pas à tous ceux que je laisse derrière moi. Veille bien à ma Léontine et à mon Bambi. Avez-vous reçu les cartons de colis et ce qu'elles contenaient ? Remercie tes chers parents qui ont tant fait pour moi, aussi Ida et Éliane qui, pas un instant, ne m'ont laissée sans nouvelles.

Pour ce qui est d'imiter Bambi, il n'y a aucun espoir (*) Croyez que s'il y a la moindre lueur, je n'hésiterais pas, mais en cela comme en tout d'ailleurs, je n'aurai pas de chance.

Embrassez ma Léontine, mon petit Bambi chéri, souhaitez-lui son anniversaire, ses douze ans. Peut-être serai-je déjà de retour. Maggy, écris à Albert que je suis pleine de courage et d'espoir. Cela ne durera pas longtemps. Si l'on peut m'envoyer des colis, vous savez comment faire pour camoufler. C'est la même chose partout (j'ai bien reçu toutes les sèches mais elles sont un peu fortes).

Je termine car on va m'appeler d'un instant à l'autre, la vie est si bête, vraiment si je n'avais personne, je me jetterai bien dans l'espoir, enfin je dis des bêtises. Je t'embrasse ma très chérie. À bientôt. Ita

Train passé à Diest vers 7h30. »

(*) Elle savait que les nazis avaient pris des mesures pour verrouiller davantage les wagons et qu'elle ne pourrait sauter du train comme moi.

« Vraiment si je n'avais personne, je me jetterai bien dans l'espoir, enfin je dis des bêtises ». Elle songeait au suicide.

Le voyage en Hollande était un bruit lancé par les Allemands pour rassurer, calmer les déportés. Le SS Frank leur avait annoncé officiellement lors d'un appel général dans la cour qu'ils partaient travailler dans des fermes en Hollande. Ma sœur ne devait pas trop y croire puisqu'elle écrit : « Je pense que nous partons pour la Hollande... Je pars dans une heure pour une destination X, on parle beaucoup de la Hollande. »

Mon père dut assister, impuissant dans sa cachette lointaine, au départ de sa fille.

Mme Rouffart lui écrivit le 26 septembre 1943 :

« Cher Monsieur Léon. Cette fois-ci je ne puis, bien malgré moi, vous donner de bonnes nouvelles, vous devez certainement le savoir déjà que notre pauvre petite fille est partie le 19 septembre. Ce sera pour vous encore une terrible chose à supporter, comme je vous comprends, nous-mêmes avons eu un chagrin fou en recevant les deux cartes d'Ita. C'est dur. très dur mais, croyez-moi, tout ira pour un mieux c'est la dernière étape de votre calvaire. Madame est bien portante, la petite en Hollande d'après ce qu'on dit et Dieu veuille que bientôt vous soyez tous réunis chez vous tous ensemble... Je n'ai pas encore dit à Bambi que sa sœur est partie, je choisirai le moment pour cela... »

Mon père lui répondit :

« Ma très chère amie. Faut-il vous décrire le choc terrible que m'a occasionné la dernière nouvelle? Pourquoi vous détailler toutes les douleurs que j'ai ressenties en apprenant le départ de ma chère petite fille ? Inutile. Vous, ma chère qui avez un cœur, surtout un cœur de mère, vous me comprendrez aisément, et peut-être vous le plus, qui avez suivi le début et l'évolution de tous mes malheurs, saisissez ma situation et mon état d'âme. Cependant depuis deux mois je suis inquiet et j'avais toujours peur pour ce jour — et il est arrivé.

Que voulez-vous ? Voilà quelques jours passés, on commence de nouveau à s'habituer, à s'adapter, à durcir. On dira que la chair ne sent plus tant de douleurs quand on la saigne trop souvent.

Les soucis que j'ai à présent sont : survivra-t-elle ? Pourra-t-elle supporter le nouveau régime ? Pour un enfant qui était toujours gâté. Et le principal qu'elle n'ait pas faim et froid et pour cela je demande à ma très chère Maggy en fidélité à sa meilleure amie qu'elle continue toujours à s'occuper d'elle à l'AJB. Je serai heureux de recevoir un signe de vie d'elle et qu'on puisse envoyer des colis.

Et à vous, ma très chère madame, je dois abuser de votre infatigable gentillesse. Je vous demanderai de surveiller mon petit. Il est mon seul soutien pour moi. Ma vie dépend de lui.

Il se peut qu'on fasse des rafles dans les maisons pour chercher des jeunes gens ou José (je ne souhaiterais jamais) pourrait être appelé. Il faut tout envisager.

Il faut encore que l'enfant ait des vêtements chauds pour l'hiver, achetez le nécessaire, enfin je compte sur vous.

Par la même occasion je vous prie de noter que les 15 000 francs qui se trouvent encore chez vous, je ne les toucherai pas aussi longtemps que je n'en aurai pas besoin et ils serviront au cas où je serais pris (on ne sait jamais et il faut s'attendre à tout) pour entretenir Bambi jusqu'à... Vous n'avez pas eu l'occasion de remettre mon petit billet à Ita avant son départ. Quel dommage ! Cela aurait pu peut-être la soulager un peu. Pauvre petite. Elle est partie seule, tout à fait seule dans l'inconnu. Quelle tragédie !...(...)

Veuillez remettre l'autre lettre à Bambi. C'est une lettre qu'il doit écrire à sa mère, je l'ai traduite en allemand. Il doit signer, remettez lui ses deux photos. »

Il n'y a bientôt plus aucune trace de ma sœur. Elle fut gazée dès l'arrivée du convoi 22b à Auschwitz, le 22 septembre 1943. Deux jours plus tard, le 24 septembre 1943, elle aurait eu 19 ans. La lecture des lettres de ma sœur et de mon père m'est insupportable. Il est compréhensible que, pendant cinquante ans, je n'ai pas pu les relire.

29 septembre 1941, ma sœur Ita.
Elle avait choisi Verhasselt, car c'était le photographe
à la mode du centre-ville, celui de la famille royale
et des vedettes du théâtre et du cinéma.

...

Destinée

...

Témoigner

Un enfant de onze ans et demi a sauté du train. Est-ce extraordinaire ? Un enfant pouvait peut-être plus facilement qu'un adulte s'échapper et se fondre dans la nature. En tout cas, c'est un miracle.

Je ne m'en suis jamais glorifié. Je n'ai jamais savouré ma chance de m'être évadé car j'ai eu la malchance de perdre les miens. J'ai été bien puni de mon audace : les Allemands ont tué ma mère et ma sœur et brisé mon père Si j'avais su qu'ils se vengeraient sur ma famille, je ne me serais pas évadé.

Un autre miracle est que je suis là, à présent, cinquante-sept ans après, à l'écrire. Je n'ai aucun mérite : les meilleurs sont partis.

L'essentiel n'est pas que je me suis évadé, mais que j'ai perdu mes parents et ma sœur. Mais c'est parce que je me suis évadé que je peux parler d'eux. Être le seul survivant de ma famille ne me donne pas un sentiment de culpabilité mais de tristesse.

Au terme de ce récit, nous sommes deux : un homme âgé occupé à écrire et un enfant de onze ans fuyant la barbarie. Cet enfant a pris son destin en main et, d'un bond, s'est lancé dans la vie. Je le découvre et il est moi. Il parle à l'enfant qui est en chacun de nous, car il croit en la bonté humaine.

Après la cérémonie du Palais des Beaux-Arts en avril 1993, voulant comprendre comment j'ai été sauvé en 1943, j'ai rencontré Maxime Steinberg. Il m'a aussitôt incité à écrire mon histoire car elle est particulière et symbolique et je m'y suis attelé dès mai 1993.

Lui, comme historien, étudie les faits d'une manière générale et scientifique, objective, presque froide, s'appuyant rigoureusement sur des éléments et documents probants. II n'échappe pourtant pas à la charge émotionnelle de son récit.

Mon histoire personnelle vient illustrer l'histoire en général et en est un complément utile et nécessaire.

Je me suis basé uniquement sur des faits connus personnellement et des documents familiaux.

Par exemple, j'ai retrouvé le brouillon d'une rédaction que j'ai faite en février 1946, en 6e latine à l'athénée de Tournai, où je raconte mon arrestation, mon internement, ma déportation, mon évasion, qui m'a aidé à ratraîchir mes souvenirs. Réaction du professeur : « La plus intéressante de la classe. »

J'ai également, pour la clarté, cité des faits historiques bien connus, que j'ai appris ultérieurement.

Je n'ai fait que livrer des faits à l'état brut : je laisse à d'autres, spécialistes historiens, démocrates, ou même simples lecteurs, le soin d'analyser, commenter, interpréter.

J'ai été certes incomplet. Il y a beaucoup de choses qu'on ne m'a pas dites que je n'ai pas sues ou pas comprises en raison de mon jeune âge à l'époque. Je n'ai pas voulu évoquer des faits trop douloureux ou trop personnels qui n'ajoutent pas grand-chose.

J'ai dépouillé mon texte au maximum, car les faits sont suffisamment parlants Je voulais mettre de l'ordre dans mes idées. J'ai écrit sans prétention littéraire, en évitant les appréciations subjectives, les jugements de valeur, les commentaires inutiles. J'ai essayé de bannir l'émotion. Mais j'ai écrit aussi avec mon cœur.

J'ai parlé « sans haine et sans crainte», pour reprendre la formule de serment des témoins en cour d'assises.

Maxime Steinberg n'est pas le seul qui m'ait poussé à écrire, d'autres m'ont approuvé et soutenu.

Il est impossible de raconter l'indicible sans y être invité et encouragé. En sept ans, j'ai eu des moments de découragement. Notamment quand j'ai été freiné par le yiddish de mes parents, mais j'ai franchi l'obstacle et j'ai appris à lire mon père à vue.

J'hésitais à raconter le drame de mon enfance car il est peut-être banal par rapport à d'autres souffrances. C'est le destin ordinaire d'une famille ordinaire aux prises avec le déchaînement extraordinaire de la haine, de la violence et du sang.

Je craignais aussi, en remuant le passé, de rouvrir mes blessures, de réveiller des douleurs inconsolées. Cette évocation a été souvent pénible et éprouvante. Avant, j'avais tout gommé, personne ne savait rien, sauf quelques proches qui connaissaient quelques bribes. J'avais mon équilibre, je me sentais bien... enfin presque, car ce que j'ai résorbé existait toujours en moi.

Pendant cinquante ans, j'ai dû tout garder pour moi. En parler aujour­d'hui, l'écrire, m'aide à faire mon deuil mais je n'y parviendrai jamais complètement. C'est une délivrance, j'ai exorcisé mon passé. Écrire la douleur, c'est la partager, la rendre supportable.

J'accomplis aussi un devoir. J'ai toujours appliqué la règle : « Pour vivre heureux, vivons caché. » J'ai vécu jusqu'à présent dans la discrétion, dans la douceur de la vie quotidienne, de l'amour de mes proches.

Mais cinquante ans après la guerre, le fascisme relève la tête, nie les crimes d'alors et menace à nouveau l'humanité. Le temps s'écoule et les témoins se font rares. Me taire serait lâche. Le présent témoignage est mon premier combat, mon premier acte de résistance. L'âge avançant, il était temps que je le livre. Même s'il n'est qu'une goutte d'eau dans la mer des bonnes volontés, il n'est pas inutile. Des 200 évadés rescapés du 19 avril 1943 il y n'y en a plus que quatre ou cinq en vie aujourd'hui.

Témoigner est mon devoir : « Celui qui entend un témoin devient un témoin lui-même. »

Je parle surtout pour les jeunes d'aujourd'hui. Notre patrie, la Belgique , est un beau pays, en paix, libre, démocratique, tolérant, digne. Les jeunes qui sont la Belgique de demain doivent la garder comme elle est, pour qu'un jour, eux, leurs enfants et petits-enfants, ne connaissent pas la barbarie comme je l'ai connue.

Le 28 septembre 1997 a lieu le Pèlerinage national annuel à la caserne Dossin à Malines.

La veille, je suis invité à Anvers par le Mouvement Hanoar Hatzioni et je me retrouve devant une centaine de jeunes sionistes, de 12 à 25 ans.

A la fin de mon témoignage, je suis bombardé de questions. Je réalise que même la jeunesse juive ne sait pas grand-chose de ce qui s'est passé durant la guerre, de ce que leurs parents, grands-parents et familles ont vécu.

Le lendemain, perdu dans la foule, j'entends à peine les discours : je contemple fixement le porche de la caserne, par où sont entrés les camions d'arrêtés, par où sont sorties les files de déportés rejoignant leurs wagons.

Je vois les regards accablés, les silhouettes courbées, résignées, dérisoires se détachant dans la grisaille d'un lundi d'avril sous les fusils braqués ; j'entends leur respiration. Je vois le regard métallique des soldats.

La commémoration se poursuit. Rares sont ceux dans l'assistance qui, comme moi, ont touché de la main cette caserne et ce train. Qui peut réaliser vraiment ? Qui peut me comprendre ?

Je rêve encore : je me suis évadé hier, je viens faire mon rapport et je dis : « Attention, l'ennemi est sanguinaire, protégez-vous, soyez vigilants, luttez ! »

J'ai écrit surtout pour moi-même, ma famille, mes proches. Je devais rendre justice à ma famille. Je devais parler, en mon nom, au nom de mes parents et de ma sœur, de mes infortunés compagnons de voyage, au nom de toutes les victimes de la barbarie, de toutes les barbaries, pour les héros qui m'ont d'abord sauvé, ensuite préservé, et aussi pour mes enfants et petits-enfants.

...

Puisse ce témoignage, message d'espoir et de bonheur, contribuer à la paix et à la fraternité entre les hommes.

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Noms mentionnés

Par Gronowski Simon
Alexander Suzanne
Delsart 1,
2, 3
Franklemon Jean 1, 2
Gronowski
Gronowski Ita 1, 2, 3
Gronowski Léon 1, 2,  3
Israels Alice
Israels Betty
Israels Gustave
Kaplan Chana 1,
Korten Robert
Livschitz Youra 1, 2
Maistriau Robert 1, 2
Mayer Ernst
Meyer Dagobert
Polak Joë
Poilvache
Rouffart 1, 2, 3, 4, 5, 6
, 7
Sielonczyk Ida
Steinberg Maxime
Verstappen Marguerite
    
Par Gronowski Ita
Brykman
Clara
Coco
Goldman Albert
Goldstein
Gronowski Leon
Gronowski Simon 1, 2
Hartenberg 1, 2
Redlinger
Rouffart Maggy 1, 2, 3, 4, 5
Roufart René
Sielonczyk Ida 1, 2
Taburiaux Eliane
  
Par Kaplan Chana
Borlée Fortuna
Goldman Albert
Gronowski Léon
Gronowski Simon
    

Camps

Gronowski Ita
Avenue Louise (Bruxelles)
Malines
Auschwitz
  
Par Gronowski Simon
Avenue Louise (Bruxelles)
Malines
 
Par Kaplan Chana
Avenue Louise (Bruxelles)
Malines
Auschwitz