Les Enfants des Partisans juifs de Belgique, Partisans armés Juifs,
38 témoignages, Bruxelles, 1991, Préface de Marek Halter

Giza Weissblum  

GvdB 1503  Noms mentionnés  Camps 

Je suis arrivée en Belgique avec mon mari en 1937 et nous nous sommes installés à Anvers. En mai 40, lors de l'invasion allemande, nous avons suivi la vague des réfugiés vers le sud de la France jusqu'à une petite ville où nous étions en tout et pour tout trois ramilles juives parmi de nombreux Belges. Puis, des lettres rassurantes de Belgique nous sont parvenues. On nous écrivait que les Allemands ne créaient aucun ennui aux Juifs, que ceux qui étaient revenus s'en trouvaient bien. Cependant, déjà à ce moment, il y avait des rumeurs concernant des camps pour réfugiés juifs. Mais quand nous avons enfin décide de rentrer, les frontières étaient déjà fermées et nous avons dû les franchir illégalement.

Notre appartement avait été vidé. Le propriétaire belge avait tout donné à «Winter Helf» (Secours d'Hiver), estimant que notre compte chez lui était à découvert. Nous avons dû nous réinstaller dans un autre appartement. A la demande du groupe d'aide philanthropique «Ezra» où étaient représentées toutes les tendances politiques, je suis devenue volontaire dans un refuge pour les démunis, qui s'était ouvert à Anvers.

Bientôt, des mesures furent prises contre les Juifs. Lorsque nous avons dû mettre l'étoile jaune, nous l'avons portée avec fierté et beaucoup de Belges, en nous croisant, ôtaient leur chapeau pour nous saluer. Souvent, en raison du couvre-feu, nous restions loger chez des amis pour étudier les événements du jour et la situation dans le monde. Et quand des amis nous ont proposé de les aider à publier des feuillets clandestins, nous avons immédiatement accepte, nous étions heureux d'avoir enfin l'occasion de participer à la lutte contre les nazis.

Les journaux étaient cachés dans la voilure de mon bébé, en dessous de lui. Je retirais mon étoile jaune et me rendais aux différentes adresses. Les gens, des Belges pour la plupart, me recevaient avec le sourire, m'offraient une tasse de café, jouaient avec mon fils et prenaient leurs journaux.

David, mon mari, et Max Katzenelenbogen, notre ami, sont partis à Charleroi pour travailler à la compagnie des chemins de fer. En effet, la rumeur courait que ceux qui avaient un travail utile dans l'administration ne seraient pas déportés. Là, ils ont rencontré un autre ami, Jos Isten, qui était en rapport avec la Résistance belge et ils sont devenus imprimeurs de la presse clandestine de la région carolorégienne. Une fois par semaine, ils nous retrouvaient à Anvers.

Après quelque temps, j'ai confié mon fils à une famille belge, près d'Anvers, j'avais vraiment attendu le dernier moment: bientôt après, les Allemands ont encerclé les quartiers juifs, fouillé maison par maison pour arrêter non seulement les jeunes gens mais des familles entières avec les enfants. Comme Berthe, l'épouse de Max Katzenelenbogen, avait beaucoup d'amis belges, nous logions chaque nuit à une autre adresse.

J'ai rejoint la Résistance belge officiellement. Ma première tâche fut d'aider à préparer des fleurs en papier aux couleurs nationales belges; elles devaient être distribuées aux passants le jour de la commémoration de la victoire de la Première Guerre mondiale. Les gens du Front de l'Indépendance se sont conduits à mon égard avec cordialité et respect. L'organisation m'a fourni un logement stable chez un de ses membres et une fausse carte d'identité. Je suis devenue Hélène Janssens et j'ai reçu une nouvelle fonction: courrière d'un des dirigeants du Front, dont le nom d'emprunt était Piet.

La chasse aux Juifs était à son comble mais je ne pouvais m'empecher de rendre visite à mes amis dans leurs caches. Ils me demandaient toutes sortes de petits services. La nuit, j'allais voir mon bébé qui entre-temps avait été placé dans le village de Oelegem. Une famille de chrétiens belges qui gérait une agence de la poste m'a donné une chambre où je pouvais loger avec mon fils. Cette famille avait une fille et trois fils, l'aîné étudiait dans un collège d'Anvers. Ils m'apprirent que des explosifs abandonnes par les Anglais au cours de la retraite étaient cachés dans leur cave. Ils acceptèrent de me livrer les explosifs à condition que je ne révèle pas l'endroit où je les avais obtenus. A chaque voyage, j'en incitais dans mon sac à main que je glissais sous la banquette de l'autobus. On recherchait souvent des œufs et du beurre, et dans ma naïveté, je croyais qu'il suffirait de nier que ce sac m'appartenait au cas où je serais prise. Puis Louis, l'aîné, m'a priée de le mettre en contact avec la Résistance (il fut arrêté en 1944 et exécuté).

Piet, mon responsable, m'a annoncé un jour qu'il stoppait mon activité car il estimait inutile de mettre en danger ma personne et l'organisation: les Allemands recherchaient activement les Juifs et une partie de la population belge les y aidait. Cependant, je ne pouvais rester inactive et j'ai décidé d'aller à Charleroi avec mon fils retrouver David. Celui-ci continuait à imprimer des journaux clandestins et moi, j'ai rejoint les Partisans Armés, avec l'appui de l'organisation anversoise. A nouveau, je suis devenue la courrière d'un dirigeant; il se présentait sous le nom de «Robert» et m'appelait «Yvette»

En juillet 43, j'avais rendez-vous avec lui pour lui remettre des documents. «Raymond», son remplaçant, l'accompagnait. Il refusa de recevoir les documents, prétendant qu'il voulait d'abord connaître les autres membres, les boîtes aux lettres de la Résistance dans tous les environs. Il m'ordonna de conserver les documents jusqu'à la semaine suivante, lorsqu'il aurait un appartement sûr.

La veille de la nouvelle rencontre, David apprit l'arrestation de Robert et de sa courrière, Nicole. Ma première réaction fut de ne pas aller au rendez-vous avec Raymond; David trouvait que je devais y aller, pour le prévenir du danger, mais sans emporter les documents. J'étais bien embarrassée; David proposa de contacter Hamek W., P.A. juif, connu pour son courage. Hamek m'ecouta avec attention et m'interdit de rallier le lieu de rendez-vous, où se trouvait précisément la réserve principale des P.A. Mais je tenais absolument à prévenir mon nouveau dirigeant, si bien que nous avons convenu de nous retrouver, Hamek et moi, à l'arrêt du tram. J'ai raté le tram et j'ai décide de m'y rendre à pied.

En cours de route, une voiture s'arrête a ma hauteur; «Viens, Yvette», me crie-t-on et déjà des mains m'attrapent. La voiture file. Deux hommes armés en civil, assis à côté de moi, prennent mon sac à main et le remettent à l'homme assis près du chauffeur. Il le fouille. Heureusement, je n'ai pas les documents. Je suis fichue. Tout est fini. Il ne me reste qu'à me taire, me taire, me taire.

La voiture s'arrête face au bâtiment de la Gestapo. On m'introduit dans un bureau, mon sac à main est vidé sur la table, on le déchire, on l'examine minutieusement. On fouille mes poches et je subis une visite corporelle. Je me dis qu'ils seront heureux d'avoir pris une Juive et qu'ils m'enverront à Malines si je reconnais être juive. Mais je reçois une gifle: «Ne mens pas». Après quelques questions, le chef allume une cigarette et dit avec calme: «On peut commencer». Deux hommes me giflent en répétant sans cesse: «Où sont les documents?». Je me demande en moi-même d'où ils savent l'histoire des documents: impossible que ce soit par Robert ; c'est peut-être par Nicole.

L'interrogatoire continue: «Où habites-tu?». Je réponds que je n'ai pas d'appartement, que je traîne dans les rues. Je me lais ensuite mais je claque des dénis. J'ai froid par tout le corps. Je ne sais que dire pour qu'ils cessent de me frapper et de m'interroger. Puis le chef fait un signe, et les deux hommes me descendent à la cave, dans l'obscurité. Mon visage est gonfle. Ils me frappent a nouveau: «Maintenant, tu parleras, chienne», disent-ils. Une petite fenêtre donne sur la rue. On voit les jambes des passants; au-dessus dans le couloir, des gens sont assis. Je sais que personne ne viendra à mon aide mais je voudrais qu'ils sachent ce qui se passe ici : je crie aussi fort que je peux.

Ensuite, les hommes me traînent àl'étage dans une chambre, Raymond s'y trouve, installé dans un fauteuil. Je crois rêver mais c'est bien lui. «Tu le connais?» Je veux prouver à Raymond qu'on peut avoir confiance en moi, et je dis que non. Ils rient et s'adressent à Raymond: «Tu sais qui elle est?», «C'est Yvette, la courrière», répond-il. Tout mon corps me fait mal. Il me semble que je tombe dans un précipice. Mon responsable explique que je devais lui apporter des documents et que l'argent et les bons de ravitaillement étaient pour moi. Je reçois un coup sur la tête. Raymond me dit: «Ils savent tout, Yvette, tu peux parler». Je le regarde et j'essaie de comprendre: il a l'air en forme, pas de traces de coups, ses habits sont en ordre. Il tâche de m'influencer: «C'est inutile de te faire rosser». Je commence à comprendre...

«Où sont les documents?» demande calmement le chef de la Gestapo. Je lui dis que je traînais dans les rues et que Raymond m'est tombé dessus; il a promis de s'occuper de moi et de me donner de l'argent si je lui obéissais. Je devais faire différentes courses pour lui et aujourd'hui justement, il devait m'apporter quelque chose. Tous regardent Raymond qui paraît effrayé. «C'est faux, elle ment», dit-il. On me frappe avec la règle. «Suffit pour aujourd'hui», dit le chef en consultant sa montre. Tout le monde sort. Un garde reste avec moi. Un deuxième revient avec mon sac à main, en sort un foulard et me le met de façon à dissimuler mon visage tuméfié aux personnes qui attendent dans le corridor de la Gestapo. On me tire dehors dans une voilure. Raymond est à côté du chauffeur; un des deux gardes près de moi sort un sandwich de sa poche et le donne à Raymond qui remercie et se met à manger. On laisse Raymond près des casernes, hors de la ville. On arrive à Bruxelles. La voiture s'arrête avenue Louise, en face du bâtiment de la Gestapo

On m'emmène au sous-sol, où se trouve un corridor avec des cellules sur toute la longueur. On me fait entrer dans l'une d'elles. Avant que la porte ne se referme sur moi, les deux gardes menacent de me pendre par les cheveux si je continue à nier. Heureusement, on m'a laissé mon sac à main; j'y trouve avec soulagement mes petits ciseaux. J'ai les doigts tellement gonflés à cause des coups que je peux à peine tenir les ciseaux ; cependant, je passe toute la nuit à couper mes cheveux. Alors, pour la première fois depuis mon arrestation, je pleure. Je ne pleure pas pour mes cheveux, ni pour la douleur dans toutes les parties de mon corps, mais je pleure de solitude, pour mon petit garçon, pour David qui croyait au «devoir sacré» d'avertir le responsable. Comment vais-je prévenir les autres de la trahison?

Ma cellule est absolument vide.

Le matin, le gardien m'ouvre la porte; c'est un jeune de dix-sept ans vêtu de l' uniforme rexiste, il est chargé de me conduire aux toilettes. Il a des manières craintives car sur la porte de ma cellule, il est écrit à la craie blanche: "Gfahrliche Teroristen» — dangereuse terroriste.

Mes ravisseurs reviennent bientôt et fixent avec étonnement mes cheveux courts. J'explique que je les ai coupés par peur des poux. «De toute façon tu en attraperas», me promet-on. Durant la journée, je reste au sous-sol où arrivent sans cesse de nouveaux prisonniers: des hommes, des femmes et des enfants. Ce sont des Juifs qui ont été pris dans la rue et qui attendent d'être envoyés au camp de concentration de Malines. Tous sont enfermés, ensemble, dans une cellule voisine de la mienne et je les envie. Dans ma solitude, je chante des chants révolutionnaires pour m'encourager et c'est ainsi que mes voisins s'aperçoivent de ma présence. L'un découvre dans le mur une fente qui nous permet de converser. Je lui raconte mon histoire et la trahison de mon responsable et je lui demande de transmettre la nouvelle aux plus de gens possible. Il me jette un crayon et j'écris sur le mur: «Raymond traître».

Je décide de tenter d'arriver à Malines afin d'être avec les gens de mon peuple. Chaque fois que j'entends que l'on sort quelqu'un d'une cellule, je frappe à la porte et crie: «Ici aussi, il y a une Juive!» Je crains un second interrogatoire. Apres dix jours d'isolement, mon souhait est exaucé. La porte s'ouvre  et avec d'autres Juifs, je suis introduite dans une camionnette gardée par des Allemands armés qui nous mènent à Malines.

A Malines, a lieu pour chacun de nous un enregistrement sévère et une fouille minutieuse afin de déceler les objets de valeur que nous aurions pu cacher sur nous. Les coups reçus à la Gestapo de Charleroi ont marqué tout mon corps et du pus s'est accumulé sous les ongles. Les nazis se moquent de moi: «Tu as la syphilis». «Non», dis-je, «c'est mon fiancé belge qui m'a battue».

Au début, les prisonniers me tiennent à l'écart parce qu'ils me soupçonnent d'être infiltrée par les Allemands. C'est alors que je trouve une femme courageuse, Sara Gutfrajnd, qui ose s'adresser à moi. Elle écoute mon histoire et elle me présente au groupe de résistants juifs. Eux aussi, après leur arrestation, ont déclaré être juifs et ont dès lors été envoyés à Malines. Sara s'occupe de moi comme d'un enfant car je ne peux ni me laver ni manger par mes propres moyens.

Jour après jour, je suis interrogée par le chef du groupe car mon histoire semble peu claire. Moi aussi, je pense encore que 1'«erreur» peut être découverte et que mes ravisseurs me soumettront encore à des interrogatoires. Entretemps, le camp s'est tellement rempli qu'il n'y a plus de place et la date d'expédition à l'Est se rapproche. On nous permet d'écrire et de demander des colis. Nous recevons des listes d'objets dont nous aurons besoin en déportation. J'écris à mon oncle par l'intermédiaire du Judenrat et je demande, comme tout le monde, des vêtements chauds, des chaussures solides et des conserves. Je fais également allusion à la trahison de Raymond et je m'informe de ma famille. Quand le colis me parvient, j'y trouve un chausson de mon fils et des effets personnels que m'envoient mes amis, signe qu'ils n'ont pas été pris.

Aux alentours du jour de départ vers l'Est, je perçois quelque chose de bizarre au sein de notre groupe de Résistance. Une évasion se prépare et on me propose d'y participer. Les outils nécessaires sont déjà en notre possession, ils étaient cachés dans les paquets que nos amis nous ont envoyés. La liste des partants est préparée par les prisonniers qui travaillent dans les bureaux. Avec leur aide, la liste est composée de telle manière que notre groupe au complet peut monter dans un même wagon. Les trains sortent la nuit afin de cacher à la population locale les milliers de déportés dans les camps. Mais vu le succès des évasions précédentes organisées par la Résistance, le programme est change et cette fois, le train stationne toute la nuit dans la gare et démarre seulement au matin. Malgré cela, nous décidons de nous évader.

Les gens de notre groupe prennent place près des parois qui séparent les wagons. Mais les nazis choisissent dans chaque wagon un prisonnier tenu de signaler toute tentative d'évasion au moyen d'un drapeau rouge. Quand nous commençons à scier les parois, l'homme se met à crier et d'autres personnes l'imitent, principalement des femmes et des enfants qui craignent pour leur vie au cas où notre évasion est découverte.

Je ne sais pas comment on fait taire le responsable ni comment il se décide finalement à se joindre à nous. Soudain, le train s'immobilise. Sans doute, les nazis savent que de semblables tentatives sont en train de se produire dans les autres wagons. Nous nous dépêchons de replacer les panneaux et les nazis ne remarquent pas le subterfuge; pour la suite du voyage, une sentinelle est placée sur le toit de chaque wagon. C'est ainsi que notre plan de fuite échoue.

Pour faire face à la situation qui nous attend à l'Est, nous répartissons les victuailles entre nous et nous nous organisons en groupes de deux ou trois qui essayeront de rester ensemble dans quelque camp qu'ils soient. Je parle à tous de la carte postale que Mala Zimetbaum, la belle-fille de mon oncle, a envoyée du camp où elle est emprisonnée depuis un an déjà. Le contenu de toutes les cartes postales qui arrivaient en Belgique était identique: «Je suis bien, je travaille». Mais Mala avait ajouté la phrase suivante: «Tous les autres se trouvent avec Esther»; or, en fait, Esther était morte bien avant la guerre. Malgré tout, nous ne nous désespérons pas; nous pensons que seuls les malades et les vieillards ne pourront pas tenir le coup mais nous, nous sommes jeunes et en bonne santé et de plus, la fin de la guerre approche. Nous décidons que si on nous sépare, chacun se débrouillera pour trouver Mala et qu'elle sera notre point de ralliement à tous.

Nous voyageons trois jours, enfermés dans un fourgon à bestiaux, dans des conditions horribles et nous arrivons à Auschwitz. Brutalement, les wagons plombés sont ouverts. Les SS, avec des cris sauvages, nous ordonnent d'abandonner tous nos bagages et de nous mettre en rang.

Après que les femmes et les hommes ont été séparés, les vieillards, les infirmes et les femmes avec des enfants doivent monter dans des camions qui partent avant nous. En rang par cinq, nous sommes conduits au camp. A perte de vue des fils barbelés et des poteaux électriques à haute tension entourent des baraquements. Au loin, on aperçoit une grande cheminée industrielle et nous pensons qu'il s'agit d'une fabrique quelconque.

Pour entrer, nous franchissons une enceinte de murs, de grilles et de fils de fer; nous nous arrêtons devant les bureaux de réception où s'opère le classement par matricule. Tout nous a été pris: bijoux, argent et nourriture. On nous tatoue un numéro d'ordre sur le bras gauche. Ensuite, dans le bloc voisin, on nous ordonne de nous déshabiller. On nous coupe les cheveux et nous passons sous une douche glacée.

Pendant que nous attendons pour recevoir des vêtements, nous demandons où se trouvent nos familles parties en camion. On nous explique sans ménagement que les cheminées au loin sont des crématoires et qu'on y brûle déjà les cadavres de notre transport. Le choc est terrible, tellement inconcevable, tellement inhumain que nous refusons de le croire. Alors, je comprends la phrase de Mala: «Tous les autres sont avec Esther (morte avant la guerre)».

Déprimées, désespérées, nous suivons comme des automates une fille qui nous guide vers les lieux où s'effectue la quarantaine. On nous installe dans une baraque conçue pour cinq cents personnes et où nous sommes entassées à mille dans des conditions indescriptibles, sans eau ni cabinet. Après l'appel du matin, on nous conduit sur une grande place derrière les dernières rangées de blocs. Là, se trouvent des éviers et des latrines qui sont pour la plupart fermées pour rester propres en cas de contrôle. Presque toutes les femmes souffrent de diarrhée et font leurs besoins n'importe où. A cause de cela, nous sommes punies et devons rester à genoux durant des heures avec une brique dans nos mains levées.

Pour que le camp garde une apparence de propreté, il existe un commando de nettoyage. Chaque jour, arrive une Kapo qui choisit une dizaine de femmes pour leur faire ramasser à mains nues tous les excréments et autres saletés. Un jour où j'ai été réquisitionnée pour ce travail, je suis attachée à une charrette, complètement désemparée; je pleure: après deux semaines de camp, je n'ai pas encore retrouvé Mala. Tirant toujours la charrette, je vois sortir de l'infirmerie des femmes convalescentes accompagnées d'une courrière. Celle-ci est bien vêtue; comme les prisonniers fonctionnaires, elle a tous ses cheveux et pas de foulard. Quand elle passe près de moi, je n'en crois pas mes yeux. Je m arrête et je crie: «Mala La Kapo me frappe dans le dos et m'insulte. Mala s'approche et lui demande: «Pourquoi es-tu si agitée, qu'a-t-elle fait?». Et s'adressant a moi: «Que veux-tu? Qui es-tu?» Je m'étonne qu'elle ne me reconnaisse pas.

J'oublie que je suis rasée et mal vêtue. «Je suis Giza». dis-je. Mala reste figée un instant ci nous tombons dans les bras l'une de l'aune. Elle me demande si les autres membres de la famille sont là. «Non, ils ne sont pas avec moi». Mala me promet qu'on ne se séparera plus désormais. Grâce à elle, le départment des vêtements me procure une robe qui me va, des chaussures ci même un tablier.

Mala avait été choisie par les SS pour être «Lauferin», car elle parlait plusieurs langues. Ainsi elle pouvait circuler librement dans toute le camp. Elle utilisait ce privilège pour établir des contacts entre les membres d'une même famille séparés à l'entrée du camp. Elle risquait fréquemment sa vie en transportant des messages et des médicaments, encourageait et aidait le mouvement de Résistance qui commençait à prendre forme. Elle s'attacha spécialement aux malheureux qui venaient de Belgique. Mala essayait toujours d'obtenir les travaux les plus légers pour les femmes affaiblies ou très jeunes afin qu'elles aient une petite chance de survie.

Je raconte à Mala que je suis avec des femmes appartenant à un groupe clandestin et que je ne veux pas me séparer d'elles. Je demande si elle peut les aider, elles aussi. Elle me dit que dans le camp de travail existe un groupe de Françaises très solidaires (groupe avec lequel elle nous mettra plus tard en contact). Par son intermédiaire, nous établissons le contact avec des hommes qui passent chaque matin devant le portail où elle se trouve avec d'autres courrières.

Après six semaines de quarantaine, beaucoup de nouvelles étaient mortes du typhus et de la dysenterie. On nous déménage alors dans la section B du camp de travail. On nous distribue différents travaux, la plupart à l'extérieur du camp. Je ne voulais pas être la seule du groupe à recevoir un travail facile. Mala réussit après plusieurs interventions à nous attribuer le commando des chaussures, dans une baraque protégée des mauvaises conditions de l'automne et de l'hiver.

Mala insiste pour que je me rends dans son bloc chaque soir après l'appel. Là, je fais la connaissance de ses amies courrières et également traductrices, Lea, Herta et Sala.

Quand Mala me confie son projet d'évasion avec Edek Galinski, je ne suis pas très enthousiaste car le rôle de Mala dans le camp est d'une grande importance pour la Résistance. On savait alors que le front se rapprochait, nous amassions du matériel inflammable, et enterrions des bouteilles pleines d'essence pour résister en cas de tentative d'anéantissement.

Edek avait raconté à Mala qu'un groupe de partisans opérait dans les environs d'Auschwitz; lui-même était en contact avec un ouvrier et en outre la sœur de son ami Kieler (elle habitait Zakopane) avait promis son aide. Mala croyait, pour sa part, qu'il était possible de rejoindre clandestinement la Suisse à partir de Zakopane et d'alerter le monde.

Le plan d'Edek est le suivant: il se procurera un uniforme d'officier SS et ainsi déguisé, il conduira son ami prisonnier hors du camp, soi-disant pour un travail extérieur. Il lui faudra pour cela un «passierschein» (un permis spécial). Par son travail, Mala a accès au corps de garde et peut voler un permis. Elle accepte et propose à Edek de s'évader avec lui. L'ami d'Edek n'approuve pas ce plan, il refuse de s'évader avec une femme qui de plus est juive.

Mais Edek se rallie au projet de Mala d'alerter le monde, et il décide d'organiser l'évasion plutôt avec elle. Ils se préparent à partir un samedi, jour où la surveillance est moins implacable car certains S.S. quittent le corps de garde.

Mala portera un uniforme masculin. En tant que prisonnière fonctionnaire, elle a l'autorisation de laisser pousser ses cheveux, alors que les autres femmes du camp étaient toutes rasées. Cela sera un atout important hors du camp. Mais déguisée en homme, Mala devra cacher ses cheveux dans une casquette et porter une bassine pour dissimuler sa figure. Mala confie son plan à ses amies les plus proches, les trois «lauferin» qui travaillent avec elle. Celles-ci l'assurent de leur aide.

Tout est prêt pour le grand jour: le 24 juin 1944. Mala est calme, elle s'attache une ceinture abdominale dans laquelle elle a caché une robe non marquée (sur le dos de tous les vêtements portés par les prisonniers était peinte une épaisse croix rouge qui pouvait se voir de loin et rendait ainsi toute évasion difficile). Je me dirige vers un bloc situé à proximité de celui d'où Mala doit sortir et je guette son départ par une petite fenêtre.

Il est midi. Le S.S. de garde s'éloigne du camp en moto et Mala et une autre «lauferin» entrent au corps de garde. A l'intérieur, se trouve une femme S.S. Elles la connaissent bien. La «lauferin» engage la conversation avec la S.S. tandis que Mala se rend à la salle de douche où Edek a caché l'uniforme et la bassine.

Mala quitte le corps de garde, courbée sous le poids de la bassine posée sur sa tête, la figure presqu'entièrement cachée. Edek s'est changé dans une réserve à pommes de terre non loin du corps de garde. Il est bien au courant de la procédure pour l'avoir maintes fois vérifiée lorsqu'il travaillait hors du camp: le prisonnier marche devant, suivi à quelques pas par le S.S. Aussi Edek laisse-t-il Mala le précéder tandis que tous deux marchent vers la sortie du camp. Le plan se déroule comme prévu. C'est un événement exceptionnel que de réussir à s'enfuir d'Auschwitz.

La fuite de Mala est découverte lors de l'appel du soir. Toute la région est mise en état d'alerte. Chaque jour, la peur nous tenaille mais au bout d'une ou deux semaines, nous sommes persuadées que l'évasion à réussi.

Soudain, comme un coup de tonnerre, la nouvelle tombe que Mala et Edek ont été rattrapés et sont de retour au camp.

Le 22 août 1944, au soir, le camp des femmes au complet se retrouve à l'appel pour assister à l'exécution de Mala. La commandante du camp, Frau Mendel, apparaît. Elle lit quelques mots qu'elle a préparés sur une feuille, mais personne ne l'écoute, tout le monde regarde Mala. Mala met la main dans ses cheveux. Tout à coup, elle se tranche le poignet avec une lame de rasoir. Un offi-cicr S.S. remarque qu'il se passe quelque-chose. Il se précipite sur Mala et lui tord le bras. Mala le gifle de toutes ses forces avec son bras ensanglanté. L'officier continue à lui tordre le bras en criant: «Tu veux être une héroïne ! Tu veux le tuer! C'est pour cela que nous sommes là! C'est noire travail». «Assassins» crie Mala. «Bientôt, vous allez payer pour nos souffrances! N'ayez pas peur, mes sœurs! Leur fin est proche. J'en suis sûre. Je le sais, j'ai été en liberté!».

L'officier S.S. assène un coup de crosse sur la tête de Mala et la pousse vers l'infirmerie. Deux infirmières arrivent en courant avec un brancard mais la commandante du camp hurle: «Celle-là est pour le crématoire! Elle doit être brûlée vive!» Deux prisonnières apportent une brouette dans laquelle Mala est jetée. Elle voit les larmes qui coulent de leurs yeux. «Ne pleurez pas», leur dit-elle, d'une voix faible, le jour de la délivrance est proche. M'entendez-vous? Souvenez-vous de tout ce qu'ils nous ont fait!». «Ferme la gueule, truie» crie un S.S. «Pendant deux ans, j'ai garde le silence. Maintenant je peux dire ce que je veux», réplique Mala avec ses dernières forces. Un S.S. s'approche d'elle et lui colle un ruban adhésif sur la bouche. «Maintenant elle va se taire», dit-il à Frau Mendel. Et il suit la brouette jusqu'aux crématoires.

Longtemps, le camp vécut sous le choc de la mort de Mala. Vers la fin de l'année 1944, les transports de Juifs diminuèrent. Les Allemands commencèrent l'évacuation de Birkenau en expédiant des milliers d'internés à l'intérieur de l'Allemagne. Le bruit du débarquement des Alliés en Europe courait. De temps en temps, nous entendions le grondement des canons: l'Armée Rouge approchait des camps. L'espérance se mêlait à la peur que les S.S. ne liquident le camp à la dernière minute, pour ne pas laisser vivants les témoins de leurs crimes. On prépare une résistance pour empêcher cette éventualité.

Les «Sonderkommando» (1) se sachant directement menacés décident d'agir tout de suite.

Ils tentent une évasion en faisant d'abord sauter le crématoire. Malheureusement, le soulèvement échoue et les fugitifs sont attrapés et abattus. Quatre ouvrières de l'usine de munitions «Union» sont arrêtées et accusées d'avoir passé aux «Sonderkommando» de la poudre pour faire sauter le crématoire. Le 6 janvier 45, deux semaines avant l'évacuation, nous sommes obligées d'assister à la pendaison de nos quatre camarades: Alla Gartner, Regina Saphirstein, Esther Weissblum et Rosa Robota.

Les coups de canons se rapprochent et les S.S, se hâient de brûler les documents. Le 18 janvier, on nous annonce l'évacuation du camp. On nous range par cinq, on nous distribue du pain et nous parlons. Dans cet hiver atroce, nous commençons ce qui par la suite recevra le nom de «marche de la mort». Beaucoup de ceux qui ont survécu au camp ont trouvé la mort pendant cette marche, morts de froid, affamés ou abattus parce qu'ils ne pouvaient plus avancer.

Après deux jours à pied dans le neige, on nous fait monter, à Leslau, sur un train à wagons ouverts, qui sert à transporter le charbon. Le voyage dure à peu près six jours, avec des arrêts près de Grosrosen et d'autres camps où on refuse de nous recevoir. De temps en temps, on nous distribue du pain et nous suçons de la neige. Notre convoi est bombardé.

A la fin, on arrive à Ravensbrück près de Berlin. On nous loge dans une énorme tente et pour la première fois depuis le départ, nous recevons un peu de soupe tiède. Après une semaine, nous sommes transférées au camp de Malchow et de là, en avril, nous sommes transférées à Leipzig où je travaille dans une usine d'armement. Après un bombardement de l'usine et du camp, on se met de nouveau en route. On nous fait tourner en rond plusieurs jours dans les bois et les champs. Certaines camarades se sont échappées. D'autres ont les pieds en sang, il faut les aider à poursuivre la marche.

De loin en loin, on entend le grondement des canons, et des avions américains nous survolent. Les gardiens S.S. semblent désorientés.

Ils nous disent: «Vous serez bientôt libérées; le pont qui permet de passer de l'autre côté de la rivière, où se trouvent les Américains, est en réparation.» Nous sommes assises, épuisées, et nous écoutons la canonnade.

Au petit matlin éclate un vacarme et des cris. «Hourra! Hourra! Les Russes sont là! » II se produit alors une effusion de joie indescriptible. Les Russes nous jettent des pains entiers de leurs camions. Ils nous disent de retourner dans le village où nous sommes passées le jour précédent et c'est ce que nous faisons.

Nous y restons deux semaines avant d'être dirigées vers un centre de rapatriement. De là, on nous envoie dans la zone américaine et enfin en Belgique, à Verviers. Nous sommes aux alentours du 3 juin 1945.

Arrivée en Belgique, je vais immédiatement à Charleroi où je retrouve mon mari David avec ses compagnons Max Katzenelenbogen et Jos Isten à l'adresse où je les avais laissés avant mon arrestation, chez Julia Baudelet, chaussée de Bruxelles, 120. Là, ils ont imprimé la presse clandestine jusqu'à la Liberation.

Notre enfant Simon avait été gardé pendant tout ce temps par une famille belge, les Gonsette, Emilie et Alphonse Gonsette avaient accepté de garder un enfant juif pour se venger des Allemands qui avaient déporté leur fils unique Emile. Celui-ci était étudiant à l'Université du Travail et il était membre d'une organisation résistante.

Juillet 1990.

(1) Groupe travaillant aux fours crématoires (NDRL)