Le Parti National 1940-1945
Récit d'un condamné à mort
,
Georges Michotte, 1982, 200p.

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Avec pour quelques dessins un scan de l'originale
mis à disposition par la fille de George Michotte

Contenue


Avant-Propos

Le Parti-National
Prologue
La résistance
L'arrestation
Les prisons belges
Nacht und Nebel
Le proces
La vie d'un condamné à mort
Le bagne des condamnés Nacht und Nebel
Chez les Russes
Le sort des autres

AVANT-PROPOS

Cet ouvrage n'a d'autres buts que celui d'être un témoignage sincère sur le sort qui fut réservé à un groupe de Belges résistants de la première heure, et à ceux qu'ils côtoyèrent dans les prisons, les bagnes et les camps nazis pendant quatre longues années. Après un silence ininterrompu de plus de trente-cinq années on ne peut m'acusser de mégalomanie, ni manquer de sérénité, ni d'objectivité. Ce témoignage trouve sa source dans mes souvenirs personnels et dans des documents authentiques rassemblés patiemment. Il veut aussi être un hommage à tous ceux qui dès l'occupation de notre pays en mai 1940 se sont souvenus du comportement des Belges pendant la guerre pré­cédente pour organiser les premières formes de résistance à l'occupant et à son idéologie barbare malgré l'effondrement des puissances occidentales et la supériorité formidable des Forces de l'Axe jusque fin 1942 qui vit le premier échec important de la puissance allemande devant. Stalingrad.

Pendant sa longue détention dans l'enfer nazi le jeune homme inexpérimenté que j'étais alors a mûri lentement et s'est développé au contact permanent d'autres prisonniers. Son sens de l'observation, sa mémoire qui ne l'a trahi que rarement et les épreuves qu'il a subies lui ont permis de se rendre compte de la valeur de la liberté, de la vie, des principes moraux et de la relativité des choses. Un profond humanisme s'installa en lui et ne le quitta jamais. Sa recherche de la vérité et ses longues médidations forcées renforcèrent ses convictions et ses idéaux.

Entraîne dans une aventure qui correspondait à son tempérament il lutta pendant quatre ans pour survivre et il en fut récompensé. Que cela puisse aussi servir à ceux qui souffrent ou qui désespèrent. "PLUS EST EN VOUS " était la devise des Seigneurs de Gruuthuse de Bruges du temps de sa splendeur sous les Ducs de Bourgogne. Le courage moral dont ont fait preuve la majorité des hommes et des femmes qui ont vécu dans l'enfer mystérieux de "Nacht und Nebel", courage qui pour certains confina à l'héroi'sme, démontre qu'il existe en chacun de nous des ressouces immenses qui se révèlent dans certaines circonstances.

Le hasard a voulu que des Flamands, Wallons et Bruxellois se sont trouvés partout, mélangés dans les cellules et les ateliers. Leur coexistence harmonieuse, la solidarité profonde qui régnait entre eux dans l'adversité malgré leurs origines sociales parfois très différentes sont des réalités qu'aucun rescapé ne peut nier. Une leçon s'en dégage et doit être comprise par la jeunesse. Il convient en effet de méditer sur ce que les Belges ont réalisé ensemble et non pas rechercher ce qui peut nous diviser. Le sacrifice de plus de quatorze mille Résistants prisonniers politiques fusillés, décapités, assassinés, ou décédés simplement dans le plus grand dénuement dans les camps, les bagnes et les prisons pendant la dernière guerre, le sacrifice des milliers de rescapés torturés dans leur chair et dans leur âme et le sacrifice de toutes les autres victimes des deux guerres a contribué à faire de nous un seul PEUPLE qui s'est retrouvé chaque fois pour s'opposer à l'envahisseur et à ceux qui voulaient nous diviser.

Que soient honnies les brebis galeuses qui poursuivant des objectifs sordides veulent ou ont voulu effacer le souvenir de tant d'héroïsme et de tant de souffrances pour mieux pouvoir opposer les communautés ou les régions les unes contre les autres et continuer ainsi l'oeuvre avortée des autorités occupantes et celle de la collaboration pendant les deux guerres mondiales.

La Résistance en Flandre en Wallonie et dans NOTRE capitale a trouvé ses sources dans le plus pur patriotisme et dans la fidélité d'une NATION à son ROI qui s'est sacrifié pour respecter sa fidélité à son peuple, que n'en déplaise à ceux qui tentent de falsifier l'HISTOIRE.

Achevé en novembre 1982

LE PARTI NATIONAL

Le Commandant militaire de Belgique et du Nord de la France interdit le 11 juillet 1940 (Mil.VO BI. C 123) la reconstitution des partis politiques en Belgique.

Extraits en caractères majuscules de l'acte d'accusation établi le 17 mars 1943 par H. HUGELMAN, Haut Délégué de l'Etat auprès du Tribunal Extraordinaire à ESSEN, dossier 32 Js 37/42 G contre 42 dirigeants et membres du Parti Nationtal déportés NN: Au moment de son démembrement le Parti comptait à Bruges en juillet 41 plus de 200 membres  et des milliers de sympathisants actifs.

"UN NOUVEAU PARTI, SOUS l'APPELLATION DE PARTI NATIONAL EST CREE PAR DES BELGES EN (fin Juin) 1940 (avec l'accord tacite ? du Commandant militaire). SES STATUTS ETAIENT DE REUNIR TOUS LES PARTIS NATIONAUX ET D'INSTAURER UNE DICTATURE DIRIGEE PAR LE ROI. LE PARTI A ETE INTERDIT LE 31.10.1940 PAR ORDRE DU COMMANDANT MILITAIRE DE BELGIQUE ET DU NORD DE LA FRANCE."

"L'EXPERIENCE NOUS A APPRIS QU'EN BELGIQUE TOUTES LES ASSOCIATIONS CREEES PAR DES BELGES DEPUIS L'OCCUPATION, MEME SOUS LE PRETEXTE D'OBJECTIFS PUREMENT BELGES, ROYALISTES ou ANTI-COMMUNISTES, SONT FONDAMENTALEMENT ANTI-ALLEMANDES. LES BELGES PRO­ALLEMANDS TROUVENT DANS UNE ORGANISATION QUI COLLABORE AVEC L'ALLEMAGNE DE LARGES POSSIBILITES D'ACTIVITE."

"COMPTE TENU DE CE QUE LE PARTI, MALGRE SON INTERDICTION CONTINUAIT A SE DEVELOPPER .." (Le président national fut, début mars 41, condamne à 3 mois de prison tandis que le président local fut détenu pendant quatre semaines) .. "D'AUTRES MEMBRES ONT ETE RECRUTES ET ACCEPTES PAR LE PARTI."  (Le Vice-président local est impliqué le 24 avril, mais relaxé faute de preuves le 6 juin, dans l'affaire d'espionnage du Capitaine anglais Joe WILLIAMS, domicilié à Bruges sous un nom d'emprunt, fusillé à Berlin-Tegel en novembre 1942 en compagnie de onze Belges de la région d'Anvers dont des membres de la Gendarmerie nationale.

"LES DIRIGEANTS DU PARTI POURSUIVAIENT ALORS DAVANTAGE LE BUT DE FORMER UN GROUPE DE RESISTANCE QUI, DANS L'EVENTUALITE D' UN RENVERSEMENT DE LA SITUATION DE GUERRE, ESPERE ALORS DANS LES MILIEUX ENNEMIS, NOTAMMENT UN DEBARQUEMENT ATTENDU DES TROUPES BRITANNIQUES APRES LE DECLENCHEMENT DE LA CAMPAGNE DE L'EST, AURAIT ETE MIS EN OEUVRE POUR SOUTENIR LES PLANS D'INVASION ET POUR COMBATTRE AU COTE DES TROUPES ANGLAISES CONTRE LES TROUPES ALLEMANDES." (Une activité subversive intense du Parti National fut développée à Bruges après le 22 juin contre les troupes d'occupation et les groupements de la collaboration militaire et idéologique. L'Abwehr s'infiltra dans le Parti et fit procéder à des arrestations nombreuses fin juillet 41 et janvier 42. De nombreux membres poursuivirent plus tard leurs activités dans d'autres groupes qui se formèrent par la suite, notamment le MNR, l'AS, le Groupe G, le Front de l'Indépendance.)

Lors du procès en mai 1943 les accusés admirent des activités contre la "collaboration" mais nièrent leurs activités anti-allemandes pour des raisons bien évidentes. L'extrait suivant du compte rendu allemand du procès est caractéristique à ce sujet: " L'ACCUSE MICHOTTE, CONNAISSANT SURTOUT LA DISCIPLINE MILITAIRE ET POLITIQUE, EXPLIQUE LES MOTIFS QUI L'ONT FAIT AGIR: APRES LA PROMPTE DEBACLE DE LA BELGIQUE DANS LA CAMPAGNE OCCIDENTALE, ETANT SOUS-OFFICIER DE L'ARMEE IL EST RESTE FIDELE AU ROI, - IL PRIT PART A LA TENSION QUI EN RESULTA ENTRE LES OCCUPANTS ALLEMANDS ET LES GROUPEMENTS BELGES COLLABORATIONISTES AVEC CEUX QUI SONT RESTES FIDELES AU ROI. C'ETAIT POUR LUI LA CAUSE BELGE.".. "IL EST COMME ENVIRON 90% DES BELGES, ANGLOPHILE, MAIS..."

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(...)
Quand les sbires de l'étranger
Lui tiennent le pied sur la gorge,
Terrible et prompt à se venger,
Le Belge des fers qu'on lui forge
S'arme, moderne Spartacus,
Et malheur, malheur aux vaincus
Qui pourraient braver sa colère
Lorsque, farouche et menaçant,
Les ongles et la gueule en sang,
Bondit le lion populaire!

(...)
Gloire à ceux qu'on vit accourir
Armés, au premier cri d'alarmes;
Armés pour vaincre ou pour mourir,
Quand le pays criait:" Aux armes!"
Gloire à nos martyrs! à nos morts!
A ceux qui faisaient de leur corps
Un rempart sanglant à leurs frères!
Mais gloire aussi, gloire surtout,
A ceux-là qui, restés debout,
Sacrent leurs urnes cinéraires!

(...)
Ah! si les vivants sont sans coeur,
Si la honte est leur seul partage,
S'ils laissent un parti vainqueur
Gaspiller leur noble héritage,
S'ils sont sans âme et sans remords,
Que des tombeaux au moins des morts
Se lèvent pour venger l'outrage!
Au seuil du temple de nos lois,
Venez, rangez-vous à ma voix,
Vous tous si grands dans un autre âge!

(...)

A, Mathieu 11 mai 1853

 

PROLOGUE

Le destin a parfois de cea caprices, en effet le suis né à Ostende le 5 avril 19I8 dans une cave pendant un violent bombardement de la Reine des plages par la marine britannique qui tentait de neutraliser la base de sous-marins allemands.

Mon père se fit recruter en 1920 par l'Armée dans'le cadre civil de techniciens et fut affecté au service des bâtiments militaires du Camp d'Elsenborn situé dans un des Cantons que la Belgique venait d'hériter en vertu d'une des clauses du Traité de Versailles.

J'ai passé ainsi dans ce camp mes premières années de façon heureuse et insouciante malgré une constitution fragile.

Il parvint à obtenir sa mutation pour Bruges en 1927 et devint conducteur de travaux à la Direction provinciale des bâtiments militaies.

La famille qui comptait alors cinq garçons et une fille s'agrandit encore par la naissance d'une fille. Les familles nombreuses n'étaient pas gâtées alors et mes parents avaient souvent des fins de mois très difficiles.

J'achevai mes études primaires en flamand sans trop de difficultés mais à l'issue de celles-ci je continuai mes études à la section française de l'Athénée, car il était notoire à l'époque que l'avenir était plus favorable aux Flamands qui avaient reçu l'instruction en français. Cette section fut toutefois supprimée par la Loi Bovesse en 1933. Bénéficiant de dispositions transitoires j'ai pu achever mes études avec les élèves de la section flamande, quelques cours étant toutefois donnés en français. Ces circonstances ne me furent pas favorables.

La pratique de différents sports me passionnait ainsi que la lecture de journaux d'opinions politiques différentes que choisissait mon père. Je parvins ainsi à endurcir mon état physique et à prendre goût à la politique en commençant par la crise économique de 1929.

Mon père était de tendance libérale conservatrice, aussi par esprit de contradiction ou par contestation j'ai choisi le parti des Sabbe, Lahaye et autre Van Glabbeke qui venaient de créer un libéralisme solidariste flamand qui se situait plus à gauche que le Parti Libéral de l'époque. Par tradition j'étais un nationaliste belge convaincu et un adversaire résolu des partis flamands de tendance activiste comme c'était le cas de la grande majorité de jeunes que je connaissais.

J'adhérai à la Jeunesse Libérale en 1935 mais quand deux ans plus tard j'appris que des parlementaires flamands, dont le président local de la J.L., avaient voté en faveur de l'amnistie je me retirai en signe de protestation.

Puis ce furent le Rexisme, le Verdinaso et la guerre d'Espagne qui déchirèrent la jeunesse. Tenté successivement par le premier et le second mouvement j'ai rapidement compris, ce qui ne fut pas le cas pour tous, que les slogans de propreté et a ordre cachaient mal la volonté de leurs dirigeants de supprimer les libertés démocratiques. Genevièvre Tabouis, les discours enflammés d'un dictateur ambitieux à la radio d'outre-rhin et le martelement de bottes dans les rues de Nuremberg me firent comprendre qu'une confrontation inévitable se produirait dans les années qui allaient suivre.

Après avoir voulu, contre l'avis de mon père, rejoindre ies républicains espagnols j'ai continué à achever mes études, limitant mes activités politiques en troublant avec les contre-manifestants les "meetings" des rexistes. J'étais devenu aussi un auditeur enthousiaste de Victor de Laveleye, et parfois de P.H. Spaak, quand il venait "parler" à Bruges. Je suis maintenant allergique au nom de Spaak pour le tort que le père et la fille ont causé à notre Nation.

Le franquisme, puissamment aidé par l'Allemagne nazie, allait triompher en Espagne. Ces évènemants, dont la destruction de Guernica par les Stukas allemands, avaient indigné peu à peu la majorité de nos compatriottes. J'avais acquis peu à pau la maturité nécessaire pour comprendre que la guerre n'était pas une affaire d'amateurs et qu'après la réoccupation de la Ruhr, la guerre d'Espagne et les conquètes de Mussolini, des événements bien plus importants et plus graves allaient se déclencher en europe. J'avais la conviction que le temps des discours était dépassé et que seules les forces armées des Nations libres pouvaient encore s'opposer à un raz de marée qui allait tout détruire sur son passage, y compris notre manière de vivre.

J'avais aussi qppris à aimer cette belle ville qu'est Bruges, éclatannte de culture et dont la soif de liberté semblait se transmettre d'une génération à l'autre. Comme dans un lointain passé les Brugeois se retrouvaient dans d'innombrables sociétés selon leur niveau social, leur préférence sportive, leur réligion, leur langue, leur appartenance politique, leurs goûts artistiques et j'en passe. Dans les toutes grandes occasions tous les Brugeois se sentaient unis ou formaient deux champs opposés, sans trop de méchanceté, mais dans lesquels l'esprit de'Uylenspiegel et l'humour prenaient rapidement le dessus. Chaque Brugeois de ma génération se rappelle encore les joyeuses entrées de nos souverains, les retraites aux flambeaux des 21 juillet, les défilés des troupes de la garnison, l'affaire de la "Kermesse Héroique", les processions et les foires de mai.

Il y faisait bon vivre, mais j'avais de la suite dans les idées comme il sied à un Flamand que j'étais devenu. C'est ainsi qu'à l'encontre de l'avis de mon père et malgré l'existence à Bruges de deux régiments, je me décidai à m'engager a l'issue de mes études au 3e Régiment de Chasseurs à Pied à Tournai qui possédait, m'avait affirmé un Officier retraite, la meilleure école régimentaire.

J'entrai ainsi dans un milieu qui me parut hostile. Mon indiscipline naturelle ne s'accomodait pas de la discipline très severe, parfois pointilleuse et mesquine,  de cette écoie placée sous le commandement du commandant Dumortier qui accéda après laa guerre au grade de Général.

Me considerant comme francophone de par mes études je m'étais imaginé que mon intégration dans la communauté walonne se serait faite sans difficultés, ce qui était pour le moins une erreur de jugement. Le régiment était alors commandé par le coonnel Chardome, de triste mémoire pour ceux qui n'ignorent pas son histoire. Il était toutefois un excellent chef de corps et le meilleur entraîneur d'hommes que l'on puisse rêver, mais était adversaire de tout ce qui était à gauche de ses propres opinions.

Il me fallut de nombreux mois pour m'habituer quelque peu à ma condition modeste et à la discipline. L'instruction militaire et théorique des cinquante volontaires de caarrière entés au régiment le 1 septembre 1937 était d'un niveau très élevé par rapport à ce qu'on pouvait attendre d'un simple école régimentaire, ce qui est prouvé par le fait que plus de vingt d'entr'eux accedèrent après la guerre au grade d'officier.

Pendant ce temps la situation internationale s'aggravait. Profitant de la faiblesse anglo-française Hitler poursuivait son chantage pour obtenir par tous les moyens l'annexion de l'Autriche et la main-mise sur la Tchécoslovaquie. La situation devint à ce point inquiétante que le Gouvernement belge décréta une mobilisation partielle (Pied de Paix renforcé) en 1938. Les élèves furent répartis dans les compagnies et je me trouvai ainsi à la tête d'une section d'une dizaine d'hommes de la 2e Compagnie.

On devait craindre, semble-t-il, une intervention française contre l'Allemagne en traversant notre territoire car nous prîmes position sur la route de Valenciennes non loin de la frontière française. Nous avions pour mission d'empêcher les troupes françaises de pénétrer en territoire belge. Après avoir creusé mon trou de fusilier le long de la route j'observais mes hommes dont, la mise en position du fusil-mitraillêur et du mortier lance-grenades était terminée.

Une longue attente suivit nos préparatifs et je me demandais avec inquiétude ce qui allait se produire si les Français s'amenaient. Nous avions été pourvus de munitions de guerre, ce qui démontrait à mes yeux le sérieux de l'opération. Le Front populaire ne devait pas être en odeur de sainteté auprès de nos officiers et j'étais à ce moment intimement persuadé qu'ils auraient donné l'ordre de tirer.

Mes hommes, des mineurs et des fils de mineurs borains, s'étaient groupés à quelques pas de la position et discutaient à voix basse en m'observant. Ils devaient se méfier de ce Flamand car ils se turent quand je m'approchai d'eux.

- Vous avez décidé de ne pas tirer sur les Français ? - Moi non plus. La glace était rompue et à partir de ce moment ils m'obéirent sans rechigner.

Je m'étais finalement habitué à ma situation inconfortable dans ce milieu qui me décevait et cette école avait réussi à m'endurcir physiquement et moralement, ce qui me fut bien utile plus tard. Pendant les dix-huit mois de séjour à Tournai je n'ai participé d'aucune manière à la vie culturelle de cette ville qui m'apparut bien plus morte que Bruges qui ne méritait pas ce qualificatif de Rodenbach. Je fus pris de nostalgie pour la belle Venise du Nord et je profitai de l'occasion qui me fut offerte pour obtenir ma mutation pour le 4e Régiment de Ligne qui y était stationné.

Dans une compagnie du 3 Chass. j'avais participé aux grandes manoeuvres d'automne qui se déroulèrent dans la région de Spa. Nous étions équipés lourdement et les marches de jour et de nuit étaient longues et harassantes. Le moral des hommes était excellent et j'étais persuadé qu'ils feraient leur devoir sans faiblesse dans le cas d'un conflit armé. J'étais
étonné de mon endurance et il m'atrivalt de porter une partie de l'équipement, en sus du mien, de traînards éclopés. Un défilé impeccable et inoubliable devant le Roi clôtura
ces manoeuvres qui furent suivies par deux péniodee d'entraînement au Camp de Bourg-Léopold.

J'avais réalisé que ma condition n'était nullement en rapport avec les études que j'avais faites et je me décidai de solliciter un congé exceptionnel sans solde de deux mois pour préparer un examen d'entrée à l'Ecole de sous-lieutenance. Je me mis au travail le 1er août 1939 mais, moins de quatre semaines plus tard, je fus rappelé d'urgence pour participer à la première phase de la mobilisation générale. Mes espoirs de devenir Officier s'envolaient mais j'avais la consolation de me rendre compte aue cette-fois ci on s'opposerait à la marée montante du nazisme en europe.

Quelques jours plus tard le bataillon prenait position entre le Coq et Wenduyne à proximité des dunes. Des tranchées furent creusées et quand j'en demandai le motif on me répondit que les Français, avaient déclaré la guerre à l'Allemagne dont les armées entraient en Pologne sous de faux prétextes. Il ne me vint pas à l'esprit que la Belgique, si elle voulait faire croire à sa neutralité, se devait de prende des mesures contre une agression d'où qu'elle viennen.

Ma déception fut si grande que je quittai le cantonnement sans autorisation le soir même et me rendit à bicyclette en passant par Bruges pour endosser des habits civils, dans le sud de la Flanre avec l'intention ferme de m'engager dans l'Armée française. Je n'ai heureusement pas réussi dans ma tentative et j'ai dû me resoudre à rejoindre mon unité le lendemain matin. Mon commandant d'unité, auprès de qui je dus justifier mon absence, en devina le motif car il s'abstint de m'infliger la mesure disciplinaire que je méritais.

La mobilisation dura près de neuf long mois et je ne regretaais déjà plus d'avoir échoué dans ma tentative. Les Français et leurs alliés d'outre-manche ne semblaient montrer aucune agressivité contre l'Allemagne nazie qui tout a son aise préparait une formidable armée d'invasion. Je ne comprenais pas aussi pourquoi la Russie avait conclu un pacte de non-agression avec l'Allemagne et qu'au lieu de venir en aide à la Pologne elle avait participé à la curée en attaquant ce peuple courageux dans le dos.

Le moral des troupes, relativement bon au début de la mobilisation, ne put résister au désoeuvrement, à la subversion, à la propagande du "fusil-brisé" et au manque d'imagination de nos dirigeants qui furent incapables d'insuffler au pays un idéal qui aurait donné un sens aux privations et aux sacrifices. Comme beaucoup d'autres je m'étais laissé aller à cette espèce de lassitude et de découragement qui caractérisait notre Armée quand elle fut attaquée le 10 mai.

Le régiment, qui était installé sur le canal Albert au moment de l'invasion, reçut une mission d'arrière garde et se replia successivement sur Hasselt, Nieuwenrode, la région de Puers, Tamise et sur Gand, après avoir perdu une partie de son effectif et de son armement. A Nieuwenrode le commandant de bataillon Souka me confia le commandement d'un pelo­
ton.

Après deux jours de repos relatif, suivant une semaine de marches épuisantes sans avoir la possibilité de dormir, le régiment recut l'ordre de se rendre sur la Lys le 23 mai dans la matinée. En moins d'une heure des centaines de bicyclettes furent réquisitionnées et à seize heures je me trouvai avec mon peleton sur notre nouvelle position entre Menin et Wevelgem.

Cette position était occupée par une unité de l'armée britannique dont les hommes brûlaient des documents et se préparaient à partir.

J'étais heureux d'être en leur compagnie, mais m'inquiétant de leur départ je leur en demandai le motif. L'officier à qui je m'adressai me répondit avec le flegme qui convient: We are going! But we come back!. Je ne me rendis compte que quelques mois plus tard de ce qu'il avait voulu dire car j'étais à ce moment très mal informé de la situation militaire et j'ignorais bien entendu qu'ils s'appretaient à embarquer à Dunkerque. Ce - We come back! - joua en ce qui me concerne un rôle très important dans les années qui suivirent.

Le 24 mai, dans l'après-midi,  je fus blessé pendant une contre-attaque que la compagnie effectua à la périphérie du champ d'aviation de Wevelgem.

Cette action fut reconnue par mon commandant d'unité qui me fit citer à l'ordre du jour de l'Armée en ces termes: "Etant Jeune sous-officier a, le 24 mai 1940, conduit vaillamment un peloton dans la bataille près de Wevelgem; malgré les réactions de l'ennemi, a entraîné ses hommes avec décision vers les objectifs désignés et fut sérieusement blessé par une balle au cours de cette action ".

Je n'accédai toutefois au grade de sous-lieutenant qu' en mars 1945 après avoir réussi après la guerre toute une série d'examens et d'épreuves qui étaient semés sur la route de ceux qui avaient accompli leur devoir de soldat et de citoyen tout au long de cette guerre.

Les motifs qui me faisaient agir étaient désintéressés et je ne me souciais pas de mon avenir, laissant ce soin à ceux qui avaient le pouvoir d'en décider.

Les attentistes et les débrouillards se sont retrouvés en grand nombre après la tourmente pour barrer la route à une nouvelle génération de jeunes officiers dont les mérites et l'esprit de sacrifice garantissaient l'existence d'une nouvelle armée efficace et de haut niveau moral.

Mes compagnons et moi-même ont dû se taire pendait plus de vingt-cinq ans. Il faut pourtant qu'on le sache.

Une balle de fusil-mitrailleur avait traversé ma jambe gauche sous la rotule et avait touché le nerf sciatique.

Après avoir été dirigé sur un hôpital à Torhout, puis sur Coq-sur-Mer, je fus finalement hospitalisé le 1er juin à l'hôpital de la Croix-Rouge (le Minnewater) à Bruges où de très nombreux blessés belges, français et britanniques étaient évacués. Ma blessure n'était pas grave, en comparaison de ce que j'y ai vu, par contre mon moral était très bas. Je décidai immédiatement de rompre la liaison que j' avais à ce moment, car l'avenir était devenu incertain et mes pensées de tendresse s'étaient dissipées pour faire face à d'autres soucis. Mon père ainsi que deux de mes frères se trouvaient à des endroits différents dans le sud de la France et ma mère, qui avait la charge de quatre autres frères et soeurs, se débattait dans des difficultés pécuniaires compréhensibles.

De nombreux habitants venaient rendre visite aux blessés français et anglais et leur apportaient des fruits et des friandises. Les Anglais étaient particulièrement choyés. La propagande allemande et la bonne tenue initiale des troupes d'occupation ne semblait pas avoir influencé la population brugeoise qui pour des raisons historiques, et aussi  touristiques, affectionnait particulièrement les sujets britanniques. J'en étais heureux car je me rendais compte que notre seul espoir, après notre défaite et l'écrasement de l'Année française, ne pouvait que provenir du Royaume-Uni et de ses sominions.

Nous écoutions les nouvelles de la B.B.C. Des blessés français imposèrent un jour de juin le silence dans la grande salle: Taisez-vous! - II y a des nouvelles importantes !. Une voix ferme et grave disait que la France n'abandonnait pas la lutte. C'était un certain Colonel De Gaulle.

Cette allocution historique vint à propos pour remonter le moral des blessés. Elle devait avoir aussi un grand retentisseraent dans les pays occupés.

Parmi les jeunes ambulancières de cet Hôpital qui était situé le long du Lac d'Amour, Dédé De Jong, fut plus tard une des fonfadrices du célèbre réseau d'évasion COMETE.

Fin juillet,je parvins à faire parvenir une lettre à mon père qui se trouvait à Toulouse en France non-occupée. J'en extrais les passages suivants: " Je n'ai jamais eu peur avant d'avoir été blessé. Après, mon courage a fondu." " Les occupants sont convenables." "Ce ne sont plus lee hordes de 1914, mais sait-on jamais, car ils gagnent maintenant." Je ne croyais pas si bien dire.

J'ignorais à ce moment que le 25 mai 1940, dans la région de Vinkt, Meygem et autres endroits de la Flandre orientale à proximité de la Lys, des chefs militaires de la Wehrmacht, furieux de la résistance que leur opposaient des unités belges et ignorant sans doute que des fonctionnaires nazis suivaient les troupes avec les dossiers de la "Flamenpolitik", avaient fait massacrer sauvagement environ deux cents civils paisibles dont de nombreuses femmes et des enfants. Les auteurs de ces crimes eurent quelques semaines plus tard l'impudence de visiter les endroits où ils commirent leurs forfaits et s'en vantèrent.

LA RESISTANCE

La Résistance est le fait d'un état d'esprit collectif trouvant ses racines dans des aspirations les plus diverses. Chacun y participait sous toutes sortes de formes, c'était le cas pendant la première année d'occupation, selon ses moyens et son tempérament. En ce qui me concerne j'étais patriote, idéaliste de la liberté individuelle et royaliste, d'autant plus royaliste qu'en cet été de 1940 les Belges étaient reconnaissants au Roi d'avoir épargné la vie et les biens de milliers de compatriotes agglomérés dans la poche de la Flandre occidentale en mettant fin aux combats qui étaient devenus vains. Les Brugelols l'étaient particulièrement, et le sont encore, car il avait ainsi sauvé la ville de la destruction.

L'amertume de la défaite était grande. La population avait l'impression d'avoir été trahie par nos hommes politiques qui n'avaient pas ignoré les intentions de l'Allemagne nazie et qui n'avaient rien entrepris pour prendre les mesures qui s'imposaient bien avant l'invasion les armées allemandes en mai 1940.

Ma blessure n'était presque plus qu'un mauvais souvenir et mon principal souci était de devoir un jour rejoindre un camp pour prisonniers de guerre en Allemagne. Il suffisait pour cela que je sois déclaré guéri par le médecin responsable. Je dois reconnaître que le personnel de la Croix-Rouge et les médecins militaires n'ont jamais rien fait qui puisse nuire aux blessés belges des cadres actifs et aux blessés devenus alliés, bien au contraire.

M'étant offert pour aider le personnel dans ses multiples tâches administratives je m'occupai pendant quelques heures par jour à compléter le fichier des blessés. Le hasard fit que deux commandants de bataillon de mon régiment, les majors Laenen et Sohier, se présentèrent pour essayer de se faire admettre au Minnewater. Ils avaient quitté l'hôpital de campagne en dissolution de l'Abbaye de Saint-André. Ils risquaient d'être transférés en Allemagne dans un OPLAG. Ce fut pour moi un jeu d'enfant pour établir une fiche à leur nom et d'y indiquer qu'ils étaient en traitement à domicile. Ils avalent ainsi la possibilité de rechercher une autre solution. Ce premier acte de résistance me procura une sensation bien agréable. C'est je pense à cette occasion que j'appris que les drapeaux régimentaires, dont celui du 4e de Ligne, avalent été soigneusement cachés dans l'Abbaye de Saint-André.

Pendant les premiers mois d'occupation, les Allemands, ivres de leurs succès militaires, s'efforçaient de gagner l'estime de la population par une certaine magnanimité et leur correction apparente. Ils auraient peut-être réussi à y parvenir s'ils n'avaient pas fait appel à des gens qui poursuivaient les objectifs des activistes flamands de 1914-1918.

Si j'ai relaté mon intervention en faveur des deux officiers, dont l'un devint un des principaux chefs de la Résistance dans le nord de la Flandre occidentale, c'est pour faire comprendre comment il me fut aisé de prendre ultérieurement les contacts nécessaires.

Depuis quelques jours les visiteurs relatent que de très nombreuses péniches belges et hollandaises, dont le nez a été coupé et remplacé par un large plateau basculant, contournent Bruges par le caanal circulaire et se dirigent vers la côte. Il est évident qu'ils s'agit de péniches de débarquement et que les allemands vont essayer de traverser la Mache. Cela explique aussi le grand nombre de militaires stationés dans la région. Ils ne cachent nullement leur intention d'envahir la Grande-Bretagne et les unîtes se donnent le courage nécessaire en chantant dans les rues au pas cadencé: Und wir fahren gegen England..!

Il faut voir cela de plus près. Profitant d'un passage particulier qu'empruntait le personnel du Minnewater pour rejoindre l'hôpital St-Jean et sa sortie en face de l'Eglise Notre-Dame je me présentai devant le portier qui voulut m'empêcher de sortir. Quand il reconnut l'uniforme du régiment de la ville que je portais et que je lui eus adresse la parole dans le plus pur patois il ne me fit plus aucune difficulté. Les fois suivantes il me suffisait de lui faire un signe amical de la main auquel il répondait par un sourire complice.

M'appuyant sur une canne je me dirigeai vers la porte Ste-Catherine en répondant régulièrement au salut des militaires allemands que je croisais. Qui pouvait se méfier d'un homme portant l'uniforme et qui de surcroît était blessé ?

Le pont basculant laissait effectivement passer de temps en temps cinq à six péniches au nez coupé. Chacune d'elles était conduite par deux jeunes membres de la Kriegsmarine. Il aurait été hasardeux, sinon dangereux, de rester trop longtemps à proximité du pont: aussi devais-je trouver un autre moyen pour savoir combien de péniches passaient par Bruges, ce qui était une indication précieuse sur l'envergure du débarquement envisagé.

Le lendemain je me décidai de faire un brin de causette avec le pontonnier. Il ne me fit aucune difficulté pour me montrer le registre sur lequel il consignait le nombre de fois qu'il levait le pont et le nombre de péniches qui passaient.

Je supposais que les Anglais avaient pris la précaution élémentaire de laisser dans la région les moyens de se renseigner sur les intentions allemandes et j'appliquai dans cette optique la seule méthode valable pour leur faire parvenir le renseignement s'ils n'étaient pas déjà au, courant. Il suffit de le communiquer à toute personne de confiance en la priant de le communiquer à d'autres. Bruges est une ville provinciale où normalement tout se sait et où tout se répète. Celui qui doit obtenir le renseignement et qui a le moyen de le faire parvenir à destination ne doit qu'ouvrir les oreilles et contrôler l'information avant de la transmettre. Cette méthode simple, peu dangereuse et efficace, fut utilisée jusqu'à notre arrestation en juillet 1941. Nous avons lieu de croire que des renseignements importants sont arrives de la sorte chez nos amis anglais.

Cette première activité m'avais permis déjà de rencontrer quelques militaires de carrière des régiments de la ville et de me rendre compte que la population conservait une entière confiance aux Anglais. Il faut savoir qu'avant la guerre les touristes britanniques venaient très nombreux à Bruges et cela aussi expliquait les sentiments que portaient les Brugeois à nos voisins d'outre-Manche

J'avais réussi à rentrer chez moi et je bénéficiais ainsi du même avantage dont j'avais pu faire bénéficier les deux officiers. De temps à autre je faisais acte de présence à l'hôpital pour respecter les formes.

En mon absence un employé de l'hôpital se présenta chez moi le 10 septembre et me fit dire de rentrer d'urgence. C'est ainsi que pris au dépourvu je fus embarqué dans un des autocars en compagnie des autres blessés belges, anglais et français, dont des Sénégalais et des Nord-Africains. Une heure plus tard les portes de l'ancien hôpital militaire de Gand, gardé cette fois-ci par des militaires allemands, se fermèrent sur nous. J'avais maintenant l'impression réelle d'être un prisonnier de guerre.

L'hôpital que nous venions de quitter était devenu en toute hâte un centre pour grands brûlés qui étaient évacués de la côte française de la Manche. Le bruit courut alors que des réservoirs remplis d'essence avaient été mis à feu par les Anglais au moment de l'approche de péniches de débarquement. Il devait y avoir quelque deux à trois cents blesses à l'hôpital de Gand, commandé par le kolonel médecin belge Melchior, qui avait conservé son personnel belge. Les blessés belges de l'active étaient peu nombreux, une bonne douzaine à peine dont trois officiers. Nous étions animés par un excellent esprit et certains cherchaient le moyen de se rendre en Angleterre avec l'intention de continuer la lutte.

La sollicitude des Gantois, comme cela s'était passé pour les Brugeois, se portait aussi sur les Anglais. Ceux-ci n'étaient toutefois pas autorisés à recevoir des visites et des colis. C'est pourquoi les Belges étaient appelés fréquemment au parloir où ils recevaient des lettres et des colis destinés à l'un ou autre sujet britannique soigné à l'hôpital. Nous servions ainsi d'intermédiaires entre les visiteurs et leurs protégés.

J'étais complètement remis de ma blessure et je risquais d'être transféré en Allemagne pour y attendre la fin de la guerre dans un camp de prisonniers. Je fis part de mes so­cis à des médecins militaires, auxquels je rends hommage, qui s'évertuèrent à composer un dossier de réforme bidon, se basant sur quelques signes extérieurs peu convaincants pour y indiquer que j'étais atteint du mal de Basedov.

Les dossiers de réforme étaient soumis périodiquement au médecin allemand de la garnison de Gand qui prenait la décision de réforme entraînant le renvoi du blessé dans ses foyers ou bien déclarait que le blessé était rétabli. Dans ce dernier cas il partait en principe pour l'Allemagne en transitant par Bourg-Léopold.

Le Colonel Melchior s'était aussi intéressé à mon cas et il m'envoya en consultation chez un professeur de la faculté de médecine de l'Université de Gand en vue de donner une certaine consistance à mon dossier. Tout cela se passait le plus sérieusement du monde.

Le personnel de garde eut un jour la désagréable surprise de constater que trois Anglais s'étaient évadés. Ils ignorèrent toujours comment ceux-ci avaient été mis en possession de vêtements civils que nous devions leur avoir fournis sans nous en rendre compte. En ce qui me concernait j'avais conservé soigneusement ceux que je portais au moment où j'avais quitté Bruges et je comptais bien m'en servir dans le cas où le major Taucher n'aurait pas donné une suite favorable à mon dossier de réforme.

Le moral des Anglais était très élevé. Ils étaient persuadés de la victoire finale et cette attitude était communicative. Nous étions bien décidés de les aider et de faire ce qu'il fallait pour cela dès notre remise en liberté.

Nous avions aussi appris à nous méfier, non pas tellement des Allemands, mais de certains de nos compatriotes qui n'hésitaient pas à dénoncer des compatriotes. C est ainsi qu'à partir d'une phrase d'un communique de guerre allemand il m'arrivait de faire un dessin humoristique qui les ridiculisait. Le dessin était alors fixé au mur, dans la salle pendant quelques heures à la grande joie des blesses allies. Je fus un jour prévenu in extremis que le chef de poste, accompagné d'un homme de garde, se dirigeait hâtivement vers la salle - ce qui ne leur était jamais arrivé auparavent. Je n'eus que le temps de faire disparaître la caricature. Le sous-officier allemand se rendit sans hésiter à l'endroit où le dessin se trouvait précédemment, ce qui prouvait que quelqu'un l'avait renseigné.

Vers le 15 décembre je fus prévenu que mon dossier était à l'examen auprès des autorités allemandes et que le Major Taucher viendrait me voir. C'était aussi le cas pour le sergent Van Turhhout Joël qui, lors des combats de mal, avait été touché par plusieurs balles de mitrailleuses. Il avait eu la chance extraordinaire d'avoir un frère qui était le médecin du bataillon. Celui-ci n'avait pas hésite a opérer son frère sous la tente, ce qui lui avait sauve la vie.

Je fus déclaré "Kriegsunfähig" (inapte au service de guerre) par le médecin allemand qui me fit toutefois comprendre qu'il n'était pas dupe. Van Turnhout fut déclaré guéri, ce qui signifiait qu'il serait évacué sur Bourg-Léopold avec le risque d'être ensuite envoyé en Allemagne. Il me confia qu'il avait eu tous les contacts nécessaires et pris toutes ses dispositions pour quitter la Belgique et rejoindre les forces belges en Grande-Bretagne.

Dès que je fus mis en possession de mon document de libération, et suite à mon insistance, Van Turnhout me communiqua l'adresse de celui qui était en mesure de réaliser son rêve. Il s'agissait d'un certain Ingels de Gand, un des fournisseurs de colis destinés aux Anglais.

Le 20 décembre je rentrai chez moi. J'étais dégagé de toute obligation militaire, ce qui signifiait que je n'étais pas soumis aux, contrôles périodiques auxquels étaient astreints les militaires de carrière qui n'étaient pas prisonniers de guerre en Allemagne, c'est du moins ce qui se passait à Bruges qui se trouvait à la limite de la zone interdite de la côte belge. Ma carte d'identité ne portait aucune mention spéciale et ma profession de "militaire de carrière" avait été remplacée par celle d'employé". Cela me fut souvent utile pendant les mois qui suivirent.

Quelques semaines plus tard je me fis recruter par un ami, Willy Hanssens appartenant au cadre de réserve du I3e Régiment d'artillerie. C'est ainsi que j'entrai dans le sillage du major Laenen et du major Janssens de Bisthoven.

La résistance cherchait alors timidement à s'organiser et il pouvait être normal que les militaires de chaque ancien régiment essayaient de renouer des contacts entre eux sous le prétexte de former des groupements d'anciens com­
battants regimentaires. C'était la couverture qui était utilisée dans le cas où les autorités occupantes se seraient
inquiétées de ces activités. Au moment de mon adhésion il était "conseillé" aux membres de se tenir à la disposition
des chefs militaires quand le moment serait venu. Je participai comme d'autres au recrutement de membres et comme l'avais refuse les emplois offerts par l'OTAD (Office des Travaux le l'armée Démobilisée), notament celui de contrôleur de ravitaillement que je considérais à tort ou à raison comme une aide indirecte à l'ennemi, j'avais tous les loisirs pour m'occuper de ces choses.

Une activité semblable se créait dans d'autres milieux les plus divers tels que la police, la gendarmerie, des associations sportives et culturelles. Tout cela ne s'appelait pas encore la Résistance malgré que déjà de petits sabotages étaient signalés. Dans le jargon populaire on qualifiait de membres de la "Brigade Blanche" ceux qui s'opposaient en bloc à tout ce qui était allemand et pro-nazis par opposition aux membres de la "Brigade Noire" englobant les groupes de collaborateurs.

Les actes se limitaient souvent alors à échanger diverses publications clandestines, à envoyer dans la direction opposée des militaires qui demandaient où se trouvait la gare, ou bien à s'esclaffer quand une unité de la Werhmacht défilait au pas de l'oie sur les pavés arrondis de la grande place. Le ridicule tuait et Tijl Uilenspiegel était Roi.

Pour justifier ma présence fréquente dans divers endroits de la ville, et aussi par goût, je me fis inscrire aux cours du soir de l'Académie de dessin et de peinture bien que la première année de cours se limitait à apprendre à dessiner des statuettes et bustes en plâtre, copies de la Victoire de Samothrace, de la Vénus de Milo et de têtes d'anciens grecs.

Je cherchais toujours, comme de nombreux autres jeunes, le moyen de m'évader de Belgique pour m'engager dans les Forces belges qui d'après la radio anglaise devaient se créer en Angleterre. L'écoute de l'émetteur de Londres était punissable et ses émissions étaient fortement brouillées par les Allemands. C'était un motif supplémentaire pour chacun d'essayer chaque soir de capter les émissions de la BBC qui étaient une puissante aide morale pour la population qui était déjà confrontée avec de graves problèmes de ravitaille­ment.

Quand je me rendis à Gand à l'adresse de J. Ingels, celui-ci se montra très surpris de ma visite et j'eus de la peine pour justifier ma bonne foi. Avec le recul du temps je comprends sa méfiance car la moindre imprudence peut être fatale à ceux qui exercent une activité dangereuse en temps de guerre.

Il me conseilla de ne pas partir car, dit-il, la résistance avait besoins d'hommes comme moi et j'étais plus utile ici qu'en Angleterre qui avait un besoin urgent de pilotes, de médecins et d'ingénieurs.

Ingels avait raison et c'est ainsi que mon frère Jean, qui rêvait de devenir pilote à la RAF, partit sans moi au début d'avril 1941 et parvint à rejoindre l'Angleterre un an plus tard après des péripéties aventureuses.

Ma décision était prise, je ne m'occuperais plus que de résistance en Belgique.

Attendre des ordres sans pouvoir agir n'était pas dans mon caractère. Aussi, ayant prévenu W. Hanssens, je m'inscris comme membre d'un nouveau parti politique qui existait depuis quelques mois à Bruges et qui groupait des patriotes. C'était le Parti National.

Une carte de membre sous forme d'une carte d'identité, portant le numéro 67 me fut remise en mars par le secrétaire du parti, le baron Xavier della Faille d'Huysse. Je possède toujours cette carte sur laquelle étaient inscrits dans les deux langues les principes sur lesquels se basait l'existence de ce parti;

PARTI NATIONAL.
IN HOC SIGNO VINCES
GARTE D'IDENTITE
S'UNIR OU PERIR

Je jure fidélité au Roi et à la Patrie

Le Roi a sauvé son Peuple..
à nous de sauver la Nation.

Cette carte est une référence; elle prouve que je
remplis mes devoirs envers la Nation.

L'UNION FAIT LA FORCE !

Ayant tout,aimez votre Patrie
Vénérez votre Roi
Aimez votre Peuple
Protégez nos institutions
Respectez nos coutumes
SOYEZ BELGE !
Portez dans votre coeur
La devise nationale
ROI et PATRIE

La première réunion à laquelle j'assistai eut lieu dans une petite salle au rez de chaussée de l'hôtel "Le Comte de Flandres" sous la présidence de Mr Léon Van Heester. Elle fut tenue après l'arrestation du Président Emmery qui dès qué libéré, il fut, semble-t-il, obligé de quitter la ville. Les statuts du Parti pouvaient en certains points prêter a confusion, notamment sa position négative à l'égard des Juifs et des Francs-maçons, mais je compris rapidement que ces points devaient servir à amadouer les autorités allemandes qui semblaient jusqu' alors tolérer ou du moins ne pas interdire formellement le Parti.

Les autres objectifs de base, ses buts patriotiques et la "fraternité linguistique des Flamands et des Wallons" me plaisaient d'avantage. Les participants à cette reunion, et aux autres qui suivirent, étaient résolument anglophiles et patriotes de meilleur aloi. En ce qui concerne l'attitude du Parti National à la libération je compris qu'il entrait dans les intentions des dirigeants de prendre le pouvoir en formant une concentration d'union nationale.

Il n'était pas tellement aisé de se rendre compte quels étaient les objectifs qui étaient destinés à tromper les autorités occupantes et ceux qui étaient réellement poursuivis. C'était de bonne guerre et cela nous permettait déjà avec très peu de risques de nous en prendre en premier lieu aux collaboratteurs pro-nazis et de promouvoir, si cela était encore nécessaire, les sentiments nationalistes des Belges dans le but de conserver notre pays dans le camp allié malgré certains Flamands et Wallons qui soutenaient l'Allemagne nazie pour arriver à leurs objectifs politiques.

En ce qui concernait mes doutes concernant certains points des statuts, je recrutai dans les semaines qui suivirent plusieurs membres de La Jeune Garde libérale, notamment Paque, Holm, Peire et Delplace. Suite à l'arrestation d'Emmery, et par mesure de précaution élémentaire, je m'abstins toutefois d accomplir les formalités administratives de recrutement, bulletin de parrainage, inscription dans un registre, établissement d'une carte de membre .. etc. pour ces membres et pour tous les autres que j'ai recruté par la suite. Il suffisait pour ceux-ci de remplir un formulaire d'adhésion que je cachai soigneusement chez moi.


 

On m'avait laissé entendre lors de ces réunions que certains membres s'intéressaient spécialement aux activités militaires allemandes. Profitant du fait que je n'étais pas répertorié dans les listes des militaires de l'active et de mes loisirs je me rendis à Ostende pour essayer de savoir quels avaient été les résultats d'un raid aérien sur le port. J'utilisai la même méthode qu'en août 1940, c.a.d. que je racontais ce que je savais lors de l'une ou l'autre réunion en espérant que le renseignement arriverait ainsi à destination sans danger pour personne. Ce sont, je pense, D'Hondt et Van Heester qui connaissaient la filière. Je n'ignorais pas que ce dernier avait passé pendant la première guerre en Grande-Bretagne au service de l'Armée.

De temps à autre aussi mon père, qui dès son retour de France avait été affecté au Service provincial des Ponts et Chaussées, me communiquait un renseignement important que je signalais de la même façon. Ce fut le cas pour le réseau spécial téléphonique qui reliait Bruges aux unités de la côte et l'utilisation par l'armée allemande du Centre de Repérage d'Avions qui avait été réalisé en grand secret peu avant les hostilités de mai 40 par la Belgique.

Je m'étais aussi renseigné sur les endroits de Bruges et dans les environs immédiats où il y avait eu des concentrations de troupes belges au moment de la capitulation. Des habitants avaient remarqué comment les hommes de troupe avaient jeté leurs armes individuelles et les munitions dans les canaux. J'avais démonté quelques cartouches et constaté que, malgré un long séjour dans l'eau, elles semblaient encore parfaitement utilisables. Différents membres s'occupèrent de la récupération d'armes et de munitions et les mirent en lieu sûr.

Nous n'étions pas les seuls à nous intéresser à ces ar­mes. Ayant appris qu'un fonctionnaire du Gouvernement pro­vincial était au courant de la question des armes abandonnées je me rendis chez celui-ci, un certain Van Damme. Après s' être assuré de mes bonnes intentions et de mes références il me donna le conseil de voir à ce sujet Hanssens W. qui s'occupait du dragage des canaux de la ville. Ce dernier devait les récupérer pour son propre groupe.

Le 22 juin les armées allemandes se ruaient sur la Russie. Les soviétiqaes devenaient ainsi automatiquement nos allies et nous étions maintenant persuadés que les nazis ne feraient pas mieux que les armées de Napoléon Bonaparte.

Nous étions conscients que si l'Allemagne réussissait en Russie ce qu'elle avait réalisé en Pologne en septembre 1939. et à l'Ouest en mai 40, l'espoir d'une libération de notre pays devenait pluS que problématique. Nous ne devions pas attendre un débarquement britannique pour agir, mais comment? Les Anglais devaient profiter du départ des forces allemandes vers l'Est pour former un second front de façon à obliger 1' Allemagne à maintenir à l'Ouest le plus de troupes possibles et alléger ainsi la pression offensive sur la Russie. C'était de la stratégie élémentaire mais nous comprenions toutefois que l'Angleterre ne devait avoir eu ni le temps ni les moyens de créer en douze mois une nouvelle année qui était capable de créer un front de diversion.

Les Allemands eux-mêmes nous donnèrent la solution. Nous savions depuls un certain temps que des unités composées d'hommes recrutés parmi des membres du VNV et autres groupements favorables à l'Allemagne nazie étaient créées. Elles étaient destinées à la garde des installations militaires et devaient progressivement remplacer des unités d'occupation qui iraient rnforcer l'armée d'invasion en Russie.

La tentative de de Rudolf Hess pour neutraliser à l'Ouest et les affiches exaltant la croisade européenne anti-bolchévique de l'Allemagne dans le but de recruter des Belges, notamment dans la Waffen SS, prouvaient que notre analyse était bonne et qu'elle avait besoin de toutes ses lorces pour abattre l'URSS.

Notre voie était tracée et certains comprirent qu'une action de notre part pouvait être utile a la cause des Allies.
Celle-ci n'offrait que peu de risques si toute la ville et les communes environnantes y participaient.

Bruges a été fréquemment occupée dans son histoire et elle a souvent réussi à se défaire de ses occupants, non pas par les armes mais par d'autres moyens plus pacifiques chers a Uylenspiegel.

Les circonstances étaient très favorables. En effet de nombreux militaires logeaient chez l'habitant et Bruges comptait à l'époque quelques centaines de débits de boisson que fréquentaient assidûment les militaires allemands qui semblaient appprécier leur séjour dans notre ville. Il y avait donc de nombreuses possibilités de rencontre entre les habitants et ces derniers.

L'idée d'ensemble était la suivante:

- Continuer notre action de recrutement, principalement des jeunes, d'anciens militaires ou des ex-miliciens.
- Harceler de toutes les façons possibles les éléments de la population favorables à l'Allemagne, surtout les porteurs
d'uniforme de la Vlaamse Wacht (Garde flamande) et des Waffen SS. Etablir des listes noires et menacer les colla­
borateurs de représailles.
- Ne pas s'en prendre directement aux militaires allemands, mais:
 - raconter de bouche à oreille des histoires les plus cruelles possibles sur ce qui les attend
  en Russie et les plaindre au sujet de leur départ vers l'Est.
 - les convaincre que les nazis belges venaient les remplacer dans leur mission pénarde
  d'occupation et que c'était de leur faute s'ils étaient envoyés en Russie où les pires
  tourments les attendaient.
 - faire naître la psychose d'un débarquement possible des Anglais sur la côte belge.
- Prendre contact avec d'autres groupes existants et avec d'autres milieux, politiques ou non favorables aux Alliés et a la cause belge pour soutenir et participer à ces actions.
- Créer des troubles à chaque occasion.

Ces directives subversives furent communiquées oralement selon la méthode habituelle, les membres du Parti National, les sympathisants, les élèves des écoles libres et officielles, et la population toute entière firent le reste. Une première unité de la Vlaamse Wacht, venant de la région anversoise, fit son apparition à Bruges, ce qui confirmait tous les bruits lancés par nous.

Pour mieux se reconnaître nous avions recommandé le port d'un insigne tricolore à la boutonnière, ce qui n'était pas encore interdit par les autorités. Pour dissuader ceux qui voulaient l'arracher une lame de rasoir était fixée sous le revers du col. Il fut aussi conseillé aux jeunes de porter un ceinturon de cuir muni d'une boucle métallique comme en portent les Scouts. C'était la seule "arme " utilisée nour combattre les «noirs'' et les porteurs d'uniforme.

Je pris contact avec des responsables à'autres groupements, notamment de la Légion Nationale, des jeunes Socialistes qui se réunissaient au café des Huit-heures, des membres de la Défense passive, de ceux des Jeunesses Libérales et j'eus même un entretien par l'éntepmise de mon ami Georges Paque avec un des fils d'Achille Van Acker pour m' assurer de leur collaboration. D'autres s'occupèrent de la Gendarmerie, de la Police locale et d'associations sportives, car nous avions des membres dans divers milieux.

Le mouvement prit une ampleur extraordinaire en quelques jours et chacun y participait dans la mesure de ses moyens, bien souvent en ignorant l'intention de base qui motivait ces actions. Les affiches de propagande disparaissaient comme par enchantement et le signe V de la victoire alliée, multiplié à profusion, garnissait les façades et les trottoirs De nombreux incidents étaient signalés et quelques porteurs d'uniforme de la Vlaamse Wacht se retrouvèrent dans l'eau nauséabonde des canaux de la ville.

Les Allemands semblaient s'énerver et la Feldgendarmerle locale opéra l'arrestation de jeunes gens particulièrement excités. Ce fut alors un motif pour manifester une première fois en masse. C'était, je crois m'en souvenir, au début de juillet. Un mot d'ordre de rassemblement avait été donné pour une manifestation devant la prison. Quelques centaines de jeunes y participèrent et le cortège bruyant se rendit, en partant de la rue des Pierres, en direction de la prison. Les Allemands avaient été complètement surpris par cette initiative et n'eurent pas le temps de nous empêcher de nous y rendre, de nous rassembler au parc Astrid situé derrière la prison, de crier des slogans sur l'air des lampions et des cris d'encouragement à l'intention des camarades emprisonnés. Cette manifestation se poursuivit par un dépôt de fleurs devant le buste de la Reine Astrid qui se trouve dans le parc.

Une nouvelle manifestation fut organisée quelques jours plus tard et le nombre de participants s'était encore accru. Les autorités locales allemandes avaient cette fois-ci pris leurs précautions. Des militaires armés amenés par véhicules barrèrent le passage, d'autres se placèrent derrière le long cortège. Ils scindèrent finalement celui-ci en trois tronçons qu'ils dirigèrent chacun séparément dans une série de petites rues dont ils barrèrent toutes les issues. Chaque tronçon était ainsi obligé de tourner en rond dans quelques rues, sans pouvoir en sortir, jusqu'à la fin de la manifestation. Les autorités allemandes semblaient toujours chercher à gagner la sympathie, sinon l'estime de la populalion et je dois reconnaître que les hommes devaient avoir reçu des consignes de modération car leur intervention fut très correcte.

Les jeunes gens avaient dans l'entretemps été remis en liberté et nous considérions ce fait comme une victoire à notre actif.

La BBC jouait aussi son rôle à ce moment. Elle incitait la population à marquer son attachement à la cause des Alliés en faisant du 20 juillet le jour des V, c.a.d. de la victoire. Dans la nuit du 19 au 20 juillet et pendant toute la journée du 20 d'innombrables V couvrirent les murs et les trottoirs. Des centaines de jeunes, en groupes ou dispersés, parsemèrent les rues de la ville de V découpés dans toutes les dimensions et couleurs.

Le bruit ayant été colporté que les Allemands récupéraient le nickel pour leur fabrication de munitions de nombreux jeunes gens firent eux-même une récolte de pièces de monnaie qu'ils jetèrent en groupe dans le Lac d'amour.

Les porteurs d'uniforme n'osaient plus circuler seuls en rue, craignant d'être assaillis par les jeunes militant patriotes.

Le 21 juillet fut un jour exceptionnel. Le mot d'ordre avait été donné de se rendre au Te Deum. L'église Saint-Sauveur était archi-comble bien avant onze heures. Les chaises étaient occupées par tout ce que Bruges comptait de personnalités officielles patriotes. Les côtes et le fond était remplis de jeunes gens et d'anciens combattants des deux guerres. Des centaines de personnes étaient restées a l'extérieur, faute de place, et des centaines d'autres s'étaient rangées, hommes, femmes et enfants, le long de la hue des Pierres en attendant la fin de la cérémonie.

Quand l'organiste entama la Brabançonne nos membres levèrent le bras en écartant deux doigts en forme de V, ce qui était notre salut, geste qui fut suivi par la grande majorité des anciens combattants et de l'assistance. C était le couronnement de nos efforts et de notre action.

En sortant de l'église il m'a suffit de dire -Par quatre! J'avais, comme par hasard, Hanssens à mes cotés. Nous avons pris la tête du cortège qui se forma spontanément derrière nous et qui descendit la rue des Pierres en direction du Beffroi. Des centaines de jeunes et d'anciens combattants suivaient au pas cadencé entre deux haies de sympathisants. J'ignorais ce qui allait se produire en arrivant à la Grand-Place mais quand je vis un cordon de jeunes membresdu VNV en uniforme, qui barrait l'accès de la ruelle qui mène a leur local, j'ai commandé - A droite. Droite ! et nous nous sommes rués sur eux. Des renforts arrivèrent au local des collaborateurs et bientôt ce fut une bataille générale. Quelques policiers de la ville étaient présents pour assurer l'ordre mais ils n'utilisèrent leur matraque que contre les "noirs". Quelques jeunes marins de la Kriegsmarine qui étaient attablés à la terrasse des établissements de la Grand-Place s'approchèrent et se mirent à rosser à leur tour les inciviques en uniforme. Ce fut un des indices qui me permirent de constater que notre campagne psychologique avait des résultats escomptés.

Un quart d'heure plus tard s'amenèrent, venant de la jalace du Bourg, des militaires armés qui se dirigèrent sur nous en formant un éventail suivis par deux motos, type side-car, montées chacune par trois hommes casqués qui foncèrent dans la foule en tous sens pour la disperser. Il y eut deux ou trois arrestations, dont le major Sohier,mais ils furent remis en liberté après quelques heures.

Le commandant militaire de la ville décréta le lendemain le couvre-feu à 22 heures pour une période indéterminée.

Il est bien évident que j'avais dû prendre des risques pendant ces quatre dernières semaines. Aussi le soir même de la fête nationale un policier vint prévenir mes parents en mon absence que je devais me tenir sur mes gardes car une plainte avait ete introduite contre moi.

J'ignorais que depuis le 27 juin déjà le service de contre-espionnage allemand, l'Abwerhrstelle Belgiën, préparait une
intervention à Bruges en vue de décapiter les groupements anti-allemands.

Depuis cette date en effet Carlo De Groot, un ancien camarade d'école qui demeurait a Bruxelles, avait été sollicité à plusieurs reprises par quatre personnes qui désiraient rencontrer les chefs des groupements patriotiques de Bruges. Deux des quatres, Deelen Hubertus et le Juif De Swaerte Abraham de nationalité hollandaise, travaillaient pour les services britanniques. Les deux autres qjii se faisaient également passer pour des agents de l'IS étaient à la solde de l'Abwehr.

C'est ainsi que je reçus la visite de De Groot le 5 juillet dans la soirée. Il me demanda si je connaissais les groupements patriotiques existants à Bruges. Cette question me rendit méfiant et je ne lui répondis qu'évasivement en lui fixant toutefois rendez-vous pour le lendemain dans un établissement de la ville.

Il m'expliqua le lendemain au cours de notre entretien que des personnes importantes de Bruxelles désiraient rencontrer les chefs des groupements et ceux du Parti National. Je lui expliquai que je devais soumettre cette affaire aux différents amis et en parler avec les dirigeants du parti. Un nouveau rendez-vous fut convenu pour le week-end suivant.

La semaine suivante lors de deux entretiens, cette fois-ci en présence de Holm, de Michiels et de Cortoys, trois membres actifs du parti il expliqua que ces personnes de Bruxelles étaient représentées par un Américain qui avait pour mission de faire fusionner tous les groupements nationaux existants pour former un nouveau parti national. Cet Américain travaillait pour les services britanniques et cherchait à obtenir des renseignements militaires. Cette "haute personnalité" avait l'intention de se rendre à Bruges le 20 juillet pour rencontrer les chefs des groupements nationaux et prendre par la même occasion livraison des renseignements que nous aurions pu récolter.

Après le départ de De Groot en qui j'avais confiance, une discussion s'engagea pour déterminer en commun l'attitude qu' il convenait d'adopter dans cette affaire.

Il fut décidé d'assister à cette réunion dans le but de se rendre compte si nous pouvions nous fiér à cet agent britannique qui essayait de s'introduire dans notre milieu d'une façon pour le moins peu orthodoxe. Aucun chef de groupement ne serait invité pour ce premier contact et il fut convenu de nous taire sur les activités en cours. En ce qui concerne les renseignements les avis étaient partagés. J'avais résolu de ne pas remettre de documents lors de la première rencontre et je conseillai à mes amis, s'ils en remettaient, de ne fournir que des informations peu importantes mais qui justifieraient leur présence à cette réunion. Soucieux que nous étions d'être à plusieurs pour dépister un piège, si piège il y avait, il fut décidé d'y inviter quelques autres membres.

Depuis le 1 juillet j'avais accepté un emploi dans les bureaux du Secours d'hiver où une bonne douzaine de sous-officiers des cadres actifs étaient affectés en attendant des jours meilleurs. Ce milieu nous était favorable et je pouvais m'occuper de mes activités en toute quiétude. J'entrais et sortait quand je le voulais. De plus cette occupation constituait un excellent camouflage pour mes autres activités.

J'y avait fait la connaissance du lieutenant Diericks de Bruxelles qui faisait la navette entre la capitale et Bruges. Il s'occupait aussi de résistance et il me remit le 18 ou le 19 juillet une copie des instructions de Londres à la population belge dans le cas d'un débarquement anglais. Ce document émanait du grand QG des Forces belges en Grande Bretagne et était daté du 16 juillet.

Ceci entrait exactement dans le cadre des activités en cours et je décidai d'en communiquer la teneur à mes amis pour diffusion à la population selon la méthode habituelle.

J'en fis immédiatement quelques copies que je remis le jour même et les deux jours qui suivirent, à quelques amis avec prière d'apprendre le texte par coeur et de le détruire.

J'étais très préoccupé par la réunion prévue pour le 20 juillet et je me demandais comment nous parviendrions a savoir si l'agent britannique n'était pas un imposteur. J'avais vainement tenté de rencontrer W. Hanssens pour en parler et solliciter ses conseils.

Le 20 juillet était un dimanche, le jour des V. C était de bonne augure et quelques uns des participants attendaient au Café des Brasseurs, lieu de rencontre des jeunes du Parti National, le moment où Carlo De Groot viendrait les chercher. La réunion eut lieu chez les parents de Carlo a une centaine de mètres de l'endroit où nous étions. La "personnalité" était accompagnée de sa "secrétaire" au joli nom de Florine. Il dit s'appeler Jack Williams et être un agent de l'Intelligence Service. Il fut étonné et même contrarié de ne pas être en présence des chefs de groupements. Il parlait très correctement l'anglais mais je n'avais pas encore mes appaisements. Il exprima son intention de réunir tous les groupements existants en une vaste organisation qui aiderait les Anglais quand ceux-ci débarqueraient en Europe.

Il ajouta que les Anglais se méfiaient du Roi et que ses ministres en exil ne voulaient pas qu'il revienne sur le Trône.
L'ayant contredit avec vigueur j'en profitai pour proposer de faire venir le Président des Anciens Combattants (sic) pour mettre cette question au point. Nous ignorions bien entendu à ce moment que les paroles le Williams révélaient une certaine vérité du moins en ce qui concernait l'attitude de certaines personnalités belges en Angleterre.

J'ai quitté la réunion et essaye vainement de renconter Hanssens. A défaut de celui-ci je me suis rendu chez son cousin le Commandant Van der Hofstadt du 13e Rgt d'artillerie qui voulut bien m'accompagner chez De Groot. Je lui avais expliqué ce que j'attendais de lui. Les circonstances voulurent que Williams conversa pendant quelques minutes avec le commandant dans une pièce voisine et que ce dernier quitta la maison sans avoir pu me donner ses impressions.

J'avais fait pendant l'heure du midi un petit croquis avec des renseignements de peu d'importance qui aurait pu justifier ma présence à la réunion. Je n'étais pas convaincu de la sincérité de Jack Williams. Plusieurs de mes amis par contre avaient déjà remis à l'Anglais des renseignements sous forme de plans et croquis.

Pendant la conversation qui suivit j'avais posé des questions au sujet de ses activités. Il nous confia qu'il était Capitaine, divulgua le numéro sous lequel il était connu à l'Intelligence Service, raconta en détails comment et où il fut parachuté en Belgique en fournissant des détails sur ceux et celles qui l'avaient aidé, par après. Il avait presque réussi à me convaincre et je lui fournis verbalement un renseignement qui pouvait intéresser les Anglais à ce moment, qu'entre Ostende et le Coq , soit un secteur de près de 20 kilomètres, il n'y avait pas de DCA (défense contre avions) allemande. Cette lacune pouvait permettre à la RAF de s'infiltrer sans danger, de jour comme de nuit, à travers le barrage anti-aérien de la côte belge pour attaquer ses objectifs à l'intérieur du pays.

Je lui avouai ne pas eu avoir confiance en lui et lui demandai, pour lever les derniers doutes, de se soumettre à un test définitif. Il accepta d'emblée de le faire. J'avais pensé que si un message nous était transmis par Radio Londres nous n'aurions plus de raisons de nous méfier de lui et il obtiendrait ensuite tout ce qu'il désirait de notre part. Il promit de faire envoyer le message deux ou trois ioura plus tard.

Ce message devait être court et aisément compréhensible le texte en fut vite trouvé et ce fut; "CAR0LUS = Carlo (De Groot), LEOPOLDUS = Parti National, VINDICTIVUS = (Ostendè où j'étais né et Zeebrugge où Lowijck et Cortoys étaient affectés à" la Défense passive.)

J'étais presque convaincu et j'ai remis mes croquis à De Groot comme l'avaient déjà fait mes amis.

Dans une série de messages, fortement brouillés, diffusés le surlendemain soir j'ai cru entendre assez nettement les trois mots rassurants. Pendant très longtemps je n'ai pas compris comment cela avait été possible et j'étais venu à douter d'avoir réellement entendu le message. Je pense avoir trouvé la clef du mystère une trentaine d'années plus tard.

Je m'occupais au moment de cette réunion de la manifestation du 21 et de celle qui devait avoir lieu dans la soirée du 25 juillet pendant la cérémonie organisée au théâtre communal en l'honneur de la prestation de serment de quelques volontaires flamands qui s'étaient engagés dans les Waffen SS.

Mercredi vers 17 heures un événement inhabituel qui me parut immédiatement inquiétant se produisit. Il me fut signalé, et je pus vérifier le fait, le passage bruyant et exceptionnel de nombreux véhicules de la FLAK allemande, parmi lesquels plusieurs canons autoportés de 88 mm avec leur équipage au complet, venant de différentes directions et qui empruntèrent la route d'Ostende et Wenduyne. Il me vint à l'esprit que le renseignement fourni à Williams n'était peut être pas étranger à ce mouvement de troupes. Hasard, coincidence ou trahison ! Je ne savais pas ce que je devais supposer. Et pourtant ce n'était pas possible; car il y avait eu un message.

Par mesure de précaution je détruisis chez moi tout document qui aurait pu me compromettre, y compris bien entendu les instructions de Londres dont je n'avais pas parlé à Williams. Je cachai toutefois soigneusement ma carte de membre du Parti National.

J'étais persuadé que, si nous étions arrêtés, il serait aisé de les convaincre que nous avions voulu confondre un agent anglais pour le dénoncer et que les renseignements fournis par nous devaient servir dans ce but.

En fin d'après-midi du 25 juillet je me rendis en ville pour participer à la contre-manifestation. J'espérais y rencontrer l'un ou autre des participants à la réunion du dimanche pour leur faire part de mes doutes.

Je n'en rencontrai aucun pendant la première phase de la "manif" qui consista à conspuer les SS et les personnalités pro-allemandes qài pénétraient dans le théâtre. Des militaires nous refluèrent dans les rues adjacentes et nous nous sommes dispersés en attendant la fin de la cérémonie qui était prévue pour 21 heures.

A la recherche de mes amis je rencontrai à ma grande surprise Carlo De Groot à proximité du Café des Brasseurs près de l'ancienne gare. J'apperçus Williams qui était attable "Au Singe d'Or" situé en face et qui nous observait. De Groot était pressé et insistait pour connaître les chefs du Parti. J'ai été pris de panique et lui ai dit de s'adresser à ce sujet au "patron" du "Comte de Flandres". Ce n'était en fait pas un secret car les dirigeants étaient connus de toute la ville. Il fixa à la hâte un rendez-vous pour le dimanche suivant.

 

L'ARRESTATION

L'heure du couvre-feu était proche et je m'apprêtais, comme une centaine de manifestants qui ne l'avait pas encore fait, à rentrer chez moi. J'échangeais encore quelques propos avec quelques amis sur la Place Van Eyck située a une bonne centaine de mètres du Théâtre communal. La soirée avait été animée et nous avions eu l'intention de molester les participants à la fin de la cérémonie mais les organisateurs devaient en avoir retardé la fin pour nous obliger à respecter le couvre-feu.

Pendant la conversation je sentis que l'on me poussait un objet contre le dos et une voix me dit doucement près de l'oreille: Un mot ou un mouvement, et vous êtes mort ! Suivez nous !.

Un coup d'oeil à droite et à gauche me fit comprendre que trois hommes en civil m'entouraient. Je fus pousse dans une petite voiture grise un peu plus loin. Mes compagnons eux ne semblaient avoir rien remarqué de cet enlèvement. J'en était certain, Williams travaillait pour les Allemands. Nous étions tombés dans un piège.

Au siège de la Geheime Feldpolizei locale, le long du Dyver, on me fit attendre dans une grande salle au rez de chaussée sous la surveillance d'un gradé de la GFP 530 (Bruxelles), comme je l'ai su plus tard. Je comprenais qu'un de mes compagnons était interrogé à l'étage et supposais qu'il s'agissait de mon ancien camarade De Groot.

Dans cette salle il y avait aussi deux autres militaires en uniforme qui s'entretenaient avec un civil que je reconnus être un certain Dyserinck, un journaliste du DAG, qui m'observait. Il dit à un moment donné aux deux autres; Faites avec celui-là ce qu'ils ont fait avec Joris Van Severen!.

Le Brugeois Van Severen, soldat valeureux de 1914-1918, promu sous-lieutenant en 1917 pour action d'éclat, devenu ensuite activiste, féru de littérature française, député frontiste jusqu'en 1929, fondateur du Verdinaso ensuite et dénommé le "Hitler flamand", redécouvre la Belgique en 1935, exécré par ses anciens amis qui le baptisent de " leider van Belginase, est arrêté le 10 mai 40 par la sûreté d'état avec d'autres suspects dont des communistes. Livrés aux Français ceux-ci les fusillent à Abbeville le 20 mai 40. Il' cria "Vive la Belgique" avant de tomber.

Au moment de l'invasion allemande il avait donné ordre à ses milliers de jeunes adhérents entraînés et disciplinés de se battre contre l'envahisseur, ce qu'ils firent. Ce crime de guerre, dont des Belges furent forcément co-responsables, priva la Résistance de très nombreux éléments qui finalement, répondant à l'appel d'un adjoint de Van Severen - le Commandant François - s'engagèrent dans les Waffen SS. Retenons aussi de Joris Van Severen les paroles brûlantes d' actualité qu'il confia à "LE SOIR" le 6 mars 1937:

" Dans les circonstances actuelles, je crains un fédéralisme qui grouperait la Flandre et la Wallonie dans un même Etat. Ce serait le début de la dislocation de la Belgique, car la Wallonie serait attirée par la France, la Flandre par la Hollande et l'Allemagne... Ce fédéralisme à deux est inacceptable, parce que dangereux... "

J'étais trop préoccupé par mon arrestation et toutes les lications qui nous attendaient maintenant pour m'irriter qu'il ne fallait des paroles de ce collaborateur. Pendant que j'attendais j'ai eu tout le temps nécessairede me rendre compte de mon imprudence et de me reprocher de connaître trop de choses et trop de noms. Depuis cinq mois j'avais fait preuve d'une activité débordante, multipliant les contacts dans divers milieux. Je me demandais maintenant si j'étais capable de résister à un interrogatoire sévère et sa Je n'allais pas devoir divulger tout ce que Je savais. Le traître qui nous avait fait arrêter devait être très fort et se trouver derrière une organisation puissante. Il savait que si je parlais il aurait réussi à démanteler pour ses maîtres un premier réseau de résistance et il devait compter sur les méthodes de la police allemande pour y parvenir aisément.

Prosper DEZITTER, à la solde de l'Abwehr et de la G.P.P., qui, avec Annie GIRALT (Florine DINGS), démantela le PARTI NATIONAL, un de ses premiers succès.

Pour 500.000 Frs. par mois, environ 10 millions de nos francs actuels, ils dénoncèrent pendant toute la guerre près de 12.000 personnes, ils détruisirent les principales organisations de Résistance, des chaînes d'évasion et de centres d'accueil d'agents de renseignement.

Condamnés après la guerre par le 5e Cour Militaire ils furent fusillés. DEZITTER n'eut pas le courage de ses inombrables victimes devant le poteau d'exécution: il dut y être conduit sur une civière.

DEZITTER était-il un agent double? D'étranges coincidence et sons comportement dans l'affaire du Parti National et dans des affaires similaires le laisse supposer.

Peu à peu j'eus le sentiment angoissant que si, de par ma faute, de nombreuses personnes étaient mises en état d'arrestation j'en porterais l'entière responsabilité. Je me voyais déjà jugé sévèrement, plus tard, par mes propres amis dans le cas où, ayant parlé sous la contrainte, j'aurais été à.l'origine d'une vague d'arestations.

Je me rendis compte que j'avais eu le tort de connaître tant de gens. J'ai toujours eu le sens de la responsabilité et je pris la ferme décision de ne pas parler, ou en dire le moins possible, quoiqu'il puisse arriver. Si j'avais été moins jeune à l'époque j'aurais pu trouver, je le pense, une solution plus subtile mais tout aussi efficace.

Animé peut-être par un bon sentiment, ou agacé par la remarque de Dyserinck, le sous-officier qui me surveillait dégaina brusquement son revolver et m'ordonna de le précéder. Très inquiet j'ai gravi les escaliers pour m'arrêter dans le couloir du premier étage qui donnait accès à quatre ou cinq locaux. Il me fit asseoir sur un banc, devant une des portes, en portant un doigt à ses lèvres.

J'entendis des éclats de vois, des cris et même des hurlements. Je reconnus la voix forte de Carlo De Groot qui répondait aux questions posées. Les policiers de la Gestapo devaient lui faire très mal mais je me rendais compte qu'il répondait le mieux qu'il le pouvait. Pendant les quinze à vingt minutes qu'il me fut permis de rester devant cette porte j'eus l'occasion d'entendre quelques "mensonges" de De Groot, ce qui me donnait une indication sur la façon dont je pouvais répondre.

A un moment donné j'entendis un déplacement de chaises à l'intérieur du local. Maintenant c'est mon tour !.

Mon ange-gardien, qui jusque là n'avait pas bougé, me fit signe de me lever et c'est ainsi que je me suis retrouvé quelques instants plus tard dans la grande salle du bas comme si rien ne s'était passé. Je me félicitais d'être tombé sur un Allemand pas comme les autres quand un autre sous-officier apparut au bas de l'escalier et me fit signe de monter. De Groot qui l'accompagnait me parut très éprouvé par l'interrogatoire qu'il veçait de subir.

Suivi par les deux policiers j'entrai dans le local où se trouvaient outre un capitaine élégant, qui s'avéra être l'interprête, deux civils, l'un bien en chair et un autre plutôt maigre au nez de travers. J'ai su plus tard qu'il s'agissait de l'inspecteur Brosan et de Brodmayer de la GFP 530. Le sous-officier qui m'avait fait monter devait être Holm ou Kleinpaul. L'autre, le bon, devait être le chauffeur.

On me demanda d'emblée si je parlais allemand. Je comprenais cette langue mais je la parlais, comme de nombreux Flamands en ce temps, en donnant une intonation allemande aux mots de notre langue. Je répondis par la négative en me disant que cela pouvait me faire gagner du temps. J'eus l'occasion de me féliciter d'avoir répondu de la sorte car j'avais un moment de réflexion pour préparer ma réponse chaque fois que l'inspecteur s'adressait à l'interprête pour poser une question. Parfois aussi ils discutaient entre eux avant de poser une question. Je pouvais ainsi réfléchir pendant les moments difficiles.

Dès que mon «curruculun, vitae» fut établi ils commencèrent à m'interroger sérieusement. Ils se rendirent rapidement compte que je n'avais pas l'intention de dire plus que la matéralité des faits, qu'ils connaissaient aussi bien que moi et que leurs agents devaient leur avoir raconte en long et en large. Dès mon premier refus et mes premières hésitations les trois hommes qui se trouvaient derrière ma chaise s'amusèrent au moyen d'allumettes enflammées a me brûler le dos des mains serrées l'une contre l'autre derrière moi par des menottes. Aux questions dont j'avais entendu la réponse de De Groot je répondais comme celui-ci, même si la réponse ne me plaisait pas. A d'autres questions je ne repondis pas ou je fis semblant de ne pas comprendre ou je niai tout simplement malgré les terribles douleurs que me causaient les brûlures. J'avais déjà répondu de telle sorte que je présentais les choses comme étant une provocation de la part du Canadien et de son amie. J'insistais surtout sur le fait que pendant la réunion chez De Groot il avait dit, pour en savoir plus bien sur, qu'il ne fallait pas s'occuper du Roi qui était un traître. Je prétendis que la conversation s'était axée sur ce sujet.

Ce n'était pas ce qu'ils voulaient savoir, mais des détails sur nos activités dans la Résistance. Ils se rendaient compte que le Parti National n'était pour nous qu'une façade qui cachait des choses plus graves pour eux.

Les policiers me brûlaient maintenant les doigts et comme les allumettes se consumaient trop vite ils continuèrent leur travail de sadique en appuyant de temps à autre leur cigarette allumée sur mes doigts.

Je ne sentis bientôt plus la douleur aux mains qui semblaient être devenues insensibles mais j'eus l'impression que mes poignets étaient enserrés dans un étau. Mon calme initial se transforma peu à peu en une fureur froide. Mon cerveau était sous tension et j'avais constamment en tête que je ne pouvais rien dire qui puisse: nuire aux autres. Je ne pouvais non plus avouer que nous avions voulu nous rendre compte si l'homme annoncé par De Groot était réellement l'agent britannique sans avouer du même coup notre culpabilité.

Brosan qui depuis le début de l'interrogatoire tenait son arme en main semblait s'énerver par mon manque de collaboration. Il devait connaître les réponses aux questions mais il faisait croire que l'espion anglais venait d'être arrêté. Il ne devait pas comprendre comment je répondais de la même façon que De Groot.

Il changea de tactique en appuyant son arme contre ma tempe, il comptait jusqu'à trois en attendant une réponse et tirait parfois sur la gâchette en modifiant la position du levier de sécurité. Je n'en continuais pas moins à mentir, à esquiver les questions ou à refuser de parler tout en observant ses gestes avec anxiété. Derrière moi le petit jeu des allumettes et des cigarettes continuait. J'eus un instant l'impression qu'un des trois hommes ne me brûlait pas les mains, c'était peut-être le chauffeur.

Brosan ne s'arrêtais pas de poser des questions traduites par l'interprète et continuait à jouer à la roulette russe avec son revolver. Je ne ressentais plus la douleur, sauf la sensation d'étau qui remontait maintenant vers les coudes mais une odeur de chair brûlée pénétra dans mes narines.

A un moment donné un sourire de mépris a dû se dessiner sur mes lèvres. Il m'asséna alors un coup de crosse en plein visage et me frappa ensuite du poing fermé. Je sentis que ma mâchoire était brisée ou déboîtée, aussi, même si je l'avais voulu il ne m'aurait plus été possible de répondre à ses questions.

J'étais épuisé mais j'avais l'impression d'avoir remporté une victoire. Ainsi se termina ce premier interrogatoire qui ne leur fournit que de maigres résultats. Je n'avais cité aucun autre nom que ceux qu'ils connaissaient déjà et j'avais ébauché la tactique à suivre afin de mettre hors cause les dirigeants du Parti National et les deux résistants dont j'avais sollicité le concours pour essayer de démasquer les deux agents allemands.

Conduit à la prison locale je me suis affalé à demi-inconscient sur une paillasse. Le lendemain matin un gardien belge me découvrit et me conduisit immédiatement à l'insu du personnel allemand auprès du médecin belge de la prison qui me donna les premiers soins.

Il consigna ses observations sur le registre des malades et j'ai pu en obtenir une copie après mon retour en 1945.

GEVANGENIS TE BRUGGE
Medisch Kabinet (Cabinet médical)

Cel 128 Mlchotte Georges ingekomen (entrant) 25.7.41
26.7.41. 1. Brandblazen op rechter en linker hand ( cloches de brûlures aux deux mains)
   2. Rechter kaaksgevricht, stijf en sterk gezwollen. (maxillaire droit, raide et fortement gonflé)

Sé; Dr Remouchamp.

J'étais au secret absolu mais les gardiens belges se sont offerts pour prévenir mes parents et pour m1apporter le strict nécessaire à l'insu des Allemands.

 

LES PRISONS BELGES

En début d'après-midi du 29 juillet on me fit sortir de ma cellule et je me trouvai bientôt en compagnie d'une quinzaine d'autres prévenus, face au mur et les mains au dessus de la tête, dans le hall de la prison de Bruges.

Inquiets de ce aui pourrait nous arriver nous sommes sortis. Un service d'ordre en armes contenait un groupe de parents et d' amis qui devaient avoir été prévenus de notre depart.

Pendant qu'une quinzaine de personnes étaient embarquées dans un autocar de l'Armée Carlo et moi prirent place dans une voiture de la GFP, menottes aux poings. Les deux véhicules partirent aussitôt et j'eus le temps de voir comment un militaire casqué repoussait mon père avec son fusil et comment ce dernier s'affala sur le trottoir.

La voiture prit la route de Gand et s'y arrêta devant la prison. Un des sous-officiers entra dans celle-ci pour en resortir quelques minutes plus tard. Le convoi repartit en direction de Bruxelles. J'ai tout lieu de croire qu'il avait essayé sans succès de nous y faire admettre, De Groot et moi.

Je me demandais pourquoi nous avions été séparés des autres Brugeois et je m'imaginais des tas de choses, l'une plus inquiétante que l'autre, quand je me rendis compte à un moment donné que notre voiture avait pris la route en direction de Louvain.

La voiture s'arrêta finalement dans cette ville devant la prison auxiliaire qui se trouvait à proximité du boulevard circulaire. Nous fûmes conduits dans une aile complètement vide et enfermés chacun dans des cellules séparées l'une de l'autre par deux cellules vides. Je n'avais pas encore réussi à communiquer avec Carlo De Groot depuis mon arrestation et celte fois-ci encore je ne pouvais le faire.

Après le départ des sous-officiers de la GFP un gardien de prison belge ouvrit la porte, me dévisagea, regarda mes mains enveloppées dans un pansement et me demanda ce qui s'était passé. Mon récit parut l'émouvoir car il proposa son aide. Ce gardien s'appelait Dahiez ou Danhier et il me rassura en disant que son fils était officier à l'Armée et professeur à l'Ecole des Cadets.

C'était l'occasion inspérée de lui demander de nous mettre ensemble pendant une heure dans la même cellule malgré les ordres de la GFP. Il accepta aussi d'envoyer une lettre à mes parents et me fournit papier, enveloppe et timbre.

Il nous fut possible ainsi de mettre au point la façon dont il fallait répondre aux questions que la GFP pouvait encore nous poser et celle de rectifier des réponses déjà fournies lors de l'interrogatoire initial. Nous avons répété à plusieurs reprises les questions susceptibles d'être posées et les réponses à fournir. Le premier objectif à atteindre était de disculper les dirigeants du Parti National et les personnes qui étaient intervenues accidentellement dans notre affaire. Il semblait aussi nécessaire de présenter le Parti National comme un mouvement "d'Ordre nouveau " comme le pouvait faire supposer ses statuts. Il fallait minimiser les faits et ne révéler aucune activité du Parti après février I941 quand celui-ci entra dans la clandestinité. Nous devions insister sur le fait que lors de la réunion l'agent allemand avait accusé le Roi des Belges de façon à faire apparaître la provovation dont nous avions été l'objet. Nous avions aussi décidé de ne pas avouer avoir fourni les renseignements écrits pour contraindre la police allemande elle-même à dévoiler que le capitaine Williams n'était pas un agent anglais. Nous supposions ainsi qua la prévention d'espionnage tomberait d'elle-même. J'ai demandé à De Groot sa promesse de ne jamais divulguer qui avait fourni verbalement le renseignement relatif à l'absence de DCA entre Ostende et Le Coq, qui avait été probablement la cause du mouvement de troupes du 23 Juillet.

Tout cela devenait inutile si nous ne parvenions pas à donner des instructions semblables aux autres participants à la réunion néfaste du 20 Juillet.

J'ignorais à ce moment que la GFP avait découvert les instructions de Londres du 16.7.41 dont j'avais distribué des copies qui auraient dû être détruites. Ce document faisait partie lu plan tendant à faire croire à l'Armée allemande qu'un second front était envisagé par les Britanniques.

Des rapports périodiques de la Geheime Feldpollzei (J.L. Charles et P.Dasnoy) conservés sur le microfilm 501 du Ministère de l'Education Nationale je relève ce qui suit de notre arrestation;

" Rapport d'activité du 2d semestre 1841 III. Affaires politiques de l'Abwehr (Abwerh politische ereignisse)

Dans la circonscription du groupe 8 de la GPP (les deux Flandres) ont été arrêtés dans la nuit du 26.7.41, sur ordre de l'AST Belgique, 20 personnes soupçonnées d'espionnage. Cette affaire sera traîtée par l'AST elle-même.

Ces personnes ont été transférées à Bruxelles le 29.7.41."

" Rapport d'activité pour la période du I au 15 août 41. En complément de l'arrestation de 20 personnes dans la circonscription du groupe 8, et dont il est question dans le rapport du 3 août (page 7), il faut ajouter que la suite de cette affaire est traitée par le groupe 530.

Au cours de l'enquête, les soldats anglais Louis Arthur Green et Thomas Taylor ont été arrêtés chez le sujet belge Van Leaucourt résidant à Bruxelles. Celui-ci a également été arrêté. En liaison avec cette affaire, le Belge Carlo De Groot, né à La Panne le 2O.6.I9I7, a également été mis en état d'arrestation. Les accusés sont inculpés de s'être associés dans le but d'attaquer les arrières des forces d'occupation en cas d'invasion anglaise. L'enquête continue. "

Après cette entrevue avec De Groot que j'ai toujours considéré' comme très importante pour la suite des événements nous reçûmes la visite d'un fonctionnaire de la prison qui se fit repéter notre aventure. Il fut, je le pense, à l'origine de l'articulet paru dans le numéro 20 de LA LIBRE BELGIQUE du 15 septembre 1941. On ne peut que regretter que le signalerait des deux agents de l'Abwehr (Jacques Dezitter et Florine Dings) n' a pas été donné à cette occasion, ce qui n'aurait pas manqué de sauver la vie d'un grand nombre de résistants et de passeurs d'hommes, surtout de pilotes britanniques, qui tombèrent ultérieurement dans un piège identique tout au long de la guerre.

"PETITES NOUVELLES"

"Deux jeunes gens de Bruges, arrêtés sous l'inculpation d'espionnage avec 15 autres personnes, furent mis à la question et torturés par la Gestapo, afin de leur arracher des aveux.

Toua les deux furent liés à leur chaise et eurent les mains brûlées - par les cigares et cigarettes de leurs tortionnaires.

En outre un d'eux eut la mâchoire brisée d'un coup de poing. A l'autre on appliqua des fils électriques à chaque jambe pour y faire passer le courant et le faire danser.

Ceci s'est passé le vendredi 24 juillet 1941."

La lettre envoyée à mes parents grâce à la serviabilité des fonctionaires de la prison est bien arrivée. en voici des extraits:

Chers parents,

Je n'ai pas trouvé le moyen de vous écrire plus tôt ... Je suis actuellement dans la prison de Louvam en attendant d'être transféré à ...?. Je suis seul ici avec un camarade qui était venu me voir il y a trois semaines et nous sommes actuellement les deux seuls prisonniers dans cette prison où il n'y même pas de gardes allemands. Je regrette de vous avoir causé tant d'ennuis, mais je crois que j'en ai la plus grande part... Je vous raconterai plus tard tous les détails si j'en ai jamais l'occasion. ... Que papa interroge les gardiens de la prison qui le connaissent bien, ainsi que le médecin.

Ici à Louvain je ferai rapport au Directeur de la prison auxiliaire, ce qui sera un témoignage de la barbarie allemande. Nous avons quitté Bruges lundi vers 15 heures. Carlo De Groot et moi munis de menottes dans une voiture suivie par un autobus contenant entre autres: Hanssens, père et fils, leur cousin Van der Hofst , le patron du Comte de Fl. et sa femme, Georges Paque..., Achille Peire..., Michiels, Lowijck, D'hondt, Courtois Norbert et d'autres.

Nous les avons quittés à 8 km. de Bruxelles et ils allaient à St-Gilles. Avertissez les familles discrètement car vous
ne pouvez pas avoir reçu une lettre de ma part...

Bons baisers

Georges

VIVE LA BELGIQUE

Le surlendemain nous fûmes conduits par les mêmes policiers au siège de la GPP 530, rue Traversière, où un médecin nous examina. Carlo, qui ne présentait pas de traces apparentes de violence et qui n'avait pas subi des brûlures, prit le chemin de St-Gilles. J'entrai une heure plus tard dans une cellule de la section allemande de la Prison d'Anvers. Mis au secret je me sentis malheureux si loin de chez moi dans un milieu complètement étranger. Les autres détenus me regardent avec curiosité et compassion le matin, quand les portes sont ouvertes pour l'entretien des cellules et le remplacement des tinettes.

Le service est assuré par des militaires d'âge mûr, généralement comprehensifs, qui ne semblent montrer aucune animosite a l'égard des détenus. Si cela est vrai pour les caporaux, ils sont tous Gefreiter ou Obergefreiter, ce ne l'est pas pour les sous-officiers qui essayent d'asseoir leur autorité par une grossièreté de language.

Dans le bureau de réception je m'étais entretenu avec un détenu politique belge qui était afecté à des travaux d'écriture et avec qui j'eus par la suite des relations très cordiales. Il voulut bien faire sortir en fraude une lettre pour mon père que je prévenais de ma nouvelle adresse et à qui je demandais de convaincre un de mes compagnons. Albert Holm qui n'avait pas été arrêté, de quitter provisoirement Bruges. Je craignais qu'il ne passe trop facilement auaveux si la GFP l'interrogeait. J'avais demandé que l'on détruise la lettre et c'est pourquoi elle manque à ma collection de documents de l'époque.

Un militaire me conduisait chaque matin dans une des cours de la prison où pendant une demi-heure Je pouvais me promener dans un quartier de tarte muni d'une grille circulaire élevée et compartimenté par des grilles intérieures. C'était ma promenade dans ce que j'appelais le Jardin Zoologique d'Anvers. Je n'avais pas perdu le sens de l'humour.

Je m'étais rendu sous la surveillance d'un Gefreiter natif de Hannovre à l'hôpital militaire d'Anvers utilisé par l'Armée allemande. J'y avait été bien soigné. Deux fois par semaine le côté endolori de mon visage était exposé aux rayons chauds d'une lampe à infrarouges.

A partir de la seconde visite mon convoyeur ne m'avait plus mis les menottes et comme nous devions emprunter un tramway pour nous rendre à l'hôpital j'eus plusieurs fois l'occasion tentante de m'évader. Un membre de la GFP m'avais toutefois prévenu lors d'un interrogatoire que si je m'évadais ils arrêteraient des membres de ma famille. C'est pourquoi je ne l'ai pas fait.

L'idée me vint un jour d'abandonner dans le tramway une lettre adressée à mes parents. J'eus toutes les peines du monde, sous l'oeil méfiant du Gefreiter, de convaincre un passager qui voulait me la rendre qu'elle ne m'appartenait pas et qu'il n'avait qu'à la poster.

J'écris le 3 août par la voie normale, c.a.d. que la lettre doit être censurée par le service qui est chargé de l'enquête, dans mon cas la GFP 530. " Je me porte aussi bien que possible à Anvers - comme vous le savez déjà ! Je passe mon temps à lire des livres, de vieux livres il est vrai sans prétention littéraire. Pourtant cela fait passer le temps et c'est l'essentiel. J'ai l'occasion de lire LE SOIR chaque jour et je reste ainsi au courant de l'actualité. Vous savez que vous pouvez m'écrire et je compte recevoir un de ces jours de vos bonnes nouvelles, si elles le sont....

J'ai omis de vous dire que j'ai vu à la prison de Bruges un habitué du Craenenburg. C'est un Juif et c'est peut-être pour cette raison qu'on l'a "ramassé".

Il est 17 heures; j'ai reçu ma ration: une espèce d'hoche­pot consistant, composé de carottes, de céleri, de poireaux et de quelques pommes de terre, les premières depuis que je suis ici. Et de l'extérieur un rayon de soleil, le premier depuis huit jours, vient me narguer dans ma cellule, pour me donner le cafard. Où sont mes promenades libres, sans contrainte, à Bruges ?. C'est maintenant que je goûte le plaisir que j'avais.. .. Je cesse car je commence à pleurer...

"P.S. JE SUIS ACCUSE D'ESPIONNAGE"

Deux sous-officiers de la GFP étaient venus m'interroger la veille. Ils m'avaient inculpé d'espionnage et dit que le Capitaine anglais avait également été arrêté. Je continuais à maintenir ce que j'avais déclaré lors du premier interrogatoire et à répondre comme nous étions convenu de le faire à Louvain.

J'écris le 10 une lettre censurée de la cellule 159 où je suis toujours au secret. Il n'y a rien de neuf. Je communique que je suis au courant de l'évolution favorable pour les Anglais de la bataille de Lybie à Benghasi.

Les détenue peuvent recevoir un colis tous les quinze jours, contenant des vivres et du linge propre. Ma mère doit faire le déplacement et attendre devant la prison le moment de pouvoir le remettre. Elle espère pouvoir me parler sans y réussir. C est chaque fois une lourde corvée pour elle, qui a encore la charge de quatre enfants. Il arrive qu'elle ne peut se déplacer et j'attends alors vainement le colis espère.

Je commence à trouver le moyen ée communiquer avec les voisins par le tuyau de chauffage et je parviens même à converser avec ceux du haut et du bas par le même moyen. J ai changé de cellule et je me trouve au 139.

J'écris le 31 août une lettre censurée par la voie autorisée. Je m'enhardis et j'ose écrire des choses que la censure ne peut normalement pas admettre en espérant que la lettre passera.

"Depuis le 12 août plus de colis, depuis le 16 plus de lettres. J'ose espérer qu'il n'est rien arrivé de fâcheux à la maison. Vous ne pouvez vous imaginer comment tout cela me tracasse ici, seul avec mes pensées dans une petite cellule de 2 m sur 3,50 m. Toujours seul sans parler à d'autres, réfléchissant du matin au soir. Même quand je lis mes pensées prennent le dessus, me distrayant et je vois devant moi des lettres qui n'oibt plus de sens. Et toujours aussi cet estomac qui réclame, qui me fait attendre avec impatience l'arrivée du prochain repas.... Pas de lettre de Jean ? (Le frère évadé de Belgique, arrêté en zone française litre et transféré à Sidi-bel-Abbes en Algérie d'où il avait écrit une fois en faisant comprendre qu'il s'évaderait de la légion Etrangère dans laquelle il avait été enrôle de force.)

Depuis trois semaines on m'a confisqué mon jeu de cartes, plus de réussites! Comme le temps me semble long et pourtant c'est mon 6e dimanche en prison. Sombre dimanche ! Je lis même tous les jours LE NOUVEAU JOURNAL. Mais en cinq minutes, parfois en dix, tout est lu, de l'article de "fond" à la chronique sportive...

Dans toute cette affaire c'est encore mon estomac qui souffre le plus. Il se remet à réclamer ! Et pourtant, exceptionnellement j'ai reçu pour souper un mélange contenant, outre des fèves et des feuilles de choux, trois ou quatre morceaux de pommes de terre. Vous êtes encore parmi les privilégies. Ici pas de beurre, pas de margarine, pas de sucre, de cent à cent cinquante grammes de viande par mois , une fois un demi-litre de lait, qui a un goût de semoule, par semaine et, encore, ce­a remplace le souper. (Remarque: y ajouter la ration journalière de pain noir d'environ 225 grammes et de deux repas d'un litre de potage contenant quelques morceaux de légumes et de rutabagas.) Pas de confiture et pas de fruits. Je crois que j1 aurais dû énumérer ce que je reçois à manger, cela aurait été moins long à écrire. J'ai des névralgies douloureuses aux gencives droites....

Dans la lettre suivante je parviens à glisser quelques questions que je juge importante. En voici quelques extraits;

"8 septembre 1941

" J'attends votre deuxième lettre, pourtant je puis en recevoir une tous les quinze jours, mais on ne regarde pas de si près ici, de même que pour les colis ...

J'espère que papa s'est rendu à Ste-Croix pour les pommes de terre ? (Signifie: avez-vous vu Holm pour lui dire de disparaître ?). Lundi passé: interrogatoire, rien de spécial, on m'a dit que l'instruction pouvait encore durer un à trois mois.

Ils veulent me ramener à St-Gilles, mais comme je dois encore aller une fois en consultation à l'hôpital ce séra pour une autre fois. Nous sommes le 5 septembre, le continuerai ma lettre demain.

Samedi 6 septembre, 19 h. Pas de lettre ni de colis hier.

Je suis pris en pitié par les autres détenus, et cela me gêne. Un voisin me glisse de temps en temps le matin de la nourriture par le guichet; deux ou trois fois cent grammes de pain, une ou deux fois un restant de potage de la veille. Hier on m'a donné quatre morceaux de sucre; tout cela depuis trois semaines. Pour la première fois j'ai pu acheter des fruits à la cantine; un kg. de prunes et autant de poires. J'ai tout avalé, y compris mon souper, en un rien de temps tellement j'avais faim... Depuis huit jours je prends plaisir à lire les journaux, peut être parceyqu'il n'y rien à y lire. Je ne changerai jamais! Mercredi prochain sera l'anniversaire de mon départ précipité de Bruges pour l'hôpital de Gand. Ce fut également un triste enlèvement...

Dimanche 7 septembre, 10 h. C'est déjà mon septième dimanche. Le temps passe vite ! On m'a oublié ce matin dans ma cellule, et je n'ai pas été me promener dans ma cage. Il fait frisquet dehors et je ne m'en fais pas. Depuis quelques jours le pain est devenu très mauvais et très.. mouillé... N'empêche que quand il arrive j'ai l'impression de recevoir du gâteau. Avez-vous des nouvelles de Bruxelles ?.. Comment vont mes amis ?.. Est-on aller voir Holm ?...Le couvre-feu est-il levé ?"

Grâce au détenu Hawinkel, le civil du bureau de réception, et à la complicité de militaires allemands j'ai finalement reçu un grand colis de ma mère et j'ai pu lui parler pendant quelques instants malgré l'interdiction qui me frappait.

Il s'est produit peu après un incident qui, je le pense, aura eu des répercussions heureuses sur ma détention au cours des mois suivants. Un militaire me fait sortir de ma cellule pour me conduire à la consultation. Avant notre départ il m' introduit pendant quelques instants dans le bureau du redouté Braunsdorf. Ce sous-officier était occupé à terroriser un pauvre vieux Juif. Le malheureux était couché sur le ventre et devait faire des extensions sur les bras au commandement et à la cadence de plus en plus rapide qu'imposait Braunsdorf. En hurlant ses " ein- zwei " il me fixait des yeux comme pour me dire "Vous voyez comment je les traîte ?" Dégoûté je regardais le tortionnaire et ne pus m'empêcher de lui dire lentement avec mépris " Barbaar ! ". Je m'attendais à une réaction violente de sa part. Mais non ! Comme quelqu' un qui vient de recevoir une douche froide il dit calmement à sa victime de se lever. Jusqu'à son départ en décembre j'ai bénéficié de sa bienveillance.

Je commençais ainsi à comprendre leur mentalité. On ne pouvait jamais montrer que l'on avait peur d'eux. Il avait dû jouir en voyant le pauvre Juif barbu, les yeux sortants de leurs orbites et suant de grosses gouttes.

Lettre du 15 septembre après la visite de ma mère:

"... et comme dit la souris dans la fable: et maintenant que l'on m'apporte le chat ! J'ai offert vainement mon souper de la veille à mes voisins dégo'utés.

... En étant seul ainsi l'esprit s'égare et voua fait supposer toutes sortes d'hypothèses plus affreuses les unes que les autres. Je me suis rendu à l'hSpital ce matin mais je n'ai pu être soigné car il n'y avait pas de consultation. Vous avez vu à la prison deux ou trois ciwils. Vous pouvez leur faire entièrement confiance quand je rentrerai, car j'ai malgré tout bon espoir. La fin approche. Je vous al dit que j'ai été interrogé le 1er septembre et qu'il n'y avait presque rien de neuf. Il y a ici, pour une affaire similaire à la nôtre, soixante Malinois du Parti National,., quelle rafle!

" Je viens de recevoir une deuxième visite, celle d'un ingénieur anverspis qui a reçu mission de me faire parvenir un colis tous les quinze jours.

" Je suis confus à la pensée d'être un sujet de conversation en ville. Dites à ceux qui s'informent que je me porte bien et que je les remercie de leur sollicitude. L'ingénieur qui est est venu me voir m'a dit que mon dossier serait clôturé dans les quinze jours et se trouverait à Anvers. Je ne sais si c'est un bien ou un mal pour moi. On verra bien !. Il faudra quand même y passer un jour. Depuis quelques jours je suig autorisé à me promener avec les autres détenus sur la grande cour où l'on fait également un quart d'heure de culture physique. Je retourne lundi à l'hôpital... C'est la fin de la I2e semaine de la guerre russo-allemande. Le temps passe vite. "

Cette lettre a été envoyée en fraude par les soins des trois civils, détenus politiques eux aussi, qui accomplissent de menus travaux dans la section allemande. Je connais maintenant bien Hawinkel, Rüdelsheim, ancienne vedette belge de natation, et un Malinois, De Weerdt si je m'en souviens bien. Ils ont aussi confiance en moi et bientôt j'aurai l'occasion de participer à leur action d'entraide.

J'ignorais alors qui était ce mystérieux visiteur, l'ingénieur anversois. Il était mandaté par l'entrepreneur de dragage Decloedt, membre de la famille Hanssens et Van der Hofstadt qui , je l'ignorais alors, venaient d'être relâchés. C'était déjà un succès et ils devaient m'en être reconnaissants

Certains détenus anversois affirment que le major allemand qui commande la section militaire de la prison de St-Gilles transmettait au QG militaire un rapport circonstancié chaque fois qu'un détenu présentait des traces de tortures ou de mauvais traitements causés, par les services de police. C'est la raison pour laquelle ils m'ont séparé de De Groot et qu'ils m'ont envoyé à Anvers où le lieutenant qui commande la section allemande à autre chose à faire que de s'occuper des détenus. Il entretient une liaison avec une fille du port qu'il enferme dans une cellule pour être certain de sa fidélité chaque fois qu'il se rend en congé en Allemagne pour y retrouver sa femme. Quand cela se produit des sous-officiers s'amusent à faire entrer dans la cellule de la fille de toui jeunes adolescents et jouissent du spectacle par le voyant de la porte.

C'était peut-être une coïncidence mais le lendemain de la visite de l'ingénieur on me fait sortir de la cellule "au secret" pour m'introduire dans la cellule 181 avec deux autres détenus. De plus, je puis sortir pendant deux à trois heures par jour pour effectuer de petits travaux d'étage. Et pourtant l'instruction n'est toujours pas terminée.

Le 16 septembre je suis interrogé une nouvelle fois. Ils m apprennent l'arrestation de Holm que j'avais essayé vainement de faire fuir. Il ignorait bien-entendu ce qui avait été convenu à Louvain entre De Groot et moi. Il avait avoué certaines choses qui n'avaient rien à voir avec l'affaire du soi-disant espion anglais, notamment que je lui avait confié la mission de créer une cellule de résistance à St-Kruis, lez Bruges.

J'ai nié ces faits accablants qui pouvaient mener la GFP sur la trace des responsables des manifestations qui suivi­
rent l'opération BARBAROSSA.

Kleinpaul, un des enquêteurs, m'affirma que tous les autres prévenus avaient avoué et qu'il ne me restait plus qu'à admettre que les deux derniers "renseignements» écrits ainsi que celui, verbal celui-là, relatif au "trou" dans la défense anti-aérienne de la côte avaient été établis et communiqués par moi.

Si je n'avouais pas, les dirlgeonts du Parti National et quelques autres personnes seraient maintenus en état d'arrestation.

La tactique élaborée si péniblement à Louvain avait delà partiellement échoué. La GFP persistait à faire croire que Williams était un agent de l'Intelligence Service. J'avais pensé que si nous ne reconnaissions pas la fourniture des renseignements la GFP aurait été obligée de faire état des "aveux" du soi-disant agent anglais et par la même occasion admettre qu'il y avait eu provocation.

La seconde partie de l'accord de Louvain, soit la mise hors cause des dirigeants et du groupe Hanssens, ne pouvait maintenant réussir que si j'avouais à mon tour d'avoir fourni des renseignements. C'est ainsi que j'ai vu les choses à ce moment.

La mort dans l'âme j'ai reconnu les faits, sauf le renseignement relatif à la défense anti-aérienne - dont il n'avait jamais été question. J'ai bien entendu fait acter que les renseignements fournis étaient sans valeur et que je l'avais fait intentionellement. Pour donner plus de poids à cette dernière affirmation j'ai déclaré, et c'était exact, que j'aurais pu obtenir si je l'avais voulu des renseignements sérieux au­près du Service des Ponts et Chaussées où mon père avait été affecté après son retour de France. Ce que je n'ai pas dit par contre c'est que depuis I927 il avait participé à la création, en qualité de conducteur, des installations militaires de la province. Il était donc très bien au courant de certains aspects de l'occupation et de la défense allemande dans toute la Flandre Occidentale.

Mon ami Albert Holm n'avait pas révélé avoir reçu une copie des instructions de Londres du 16 juillet et j'étais rassuré de ce côté. J'ignorais que d'autres compagnons avaient eu 1' imprudence de conserver ce document compromettant et que la GFP était en sa possession.

J'étais désespéré d'avoir été obligé d'avouer et d'avoir tant souffert inutilement, malgré la consolation de savoir que mes aveux permettaient la mise en liberté d'une dizaine de prévenus et qu'aucun autre aspect de nos activités antérieures n'avait été découvertes.

Le rapport périodique de la Geheime Felfpolizei (micro­film 501) relate ce qui suit au sujet de ces aveux.

"Rapport d'activité pour la période du 15 au 30.9.1941.

"L'enquête concernant l'affaire d'espionnage Carlo De Groot et autres est terminée. Neuf personnes ont été déférées
au tribunal de l'OFK 672 et ont avoué s'être ralliées à une organisation de résistance et de sabotage dépendant de l'organisation "Parti National" après que celle-ci ait été interdite.

Cette organisation avait pour but de se livrer à l'espionnage et au sabotage contre l'Allemagne."

L'instruction était terminée et je pressentais que nous allions être condamnés très vite par un conseil de guerre, sans
avoir pu faire apparaître que nous n'avions pas été en liaison avec un agent allié mais bien avec un formidable agent secret allemand. Je devais faire quelque chose. Mais quoi ?. Ecrire au général Von Falkenhausen ?. Une lettre n'arriverait pas jusqu'à lui, j'en était persuadé.

J'étais un homme d'action, assez inexpérimente il est vrai, et j'ai cru trouver la solution. Si je parvenais à faire intercepter une lettre envoyée en fraude celle-ci devrait forcément parvenir auprès du service qui était en possession de mon dossier, c.a.d. le Conseil de guerre de Bruxelles.

Cette lettre est datée du 19 septembre 41 et est parvenue à destination en janvier 1942, munie du cachet de l'OFK 672.

Je suppose qu'elle a mis le résident de ce Conseil de guerre dans un tel embaras qu'il s'est dessaisi de l'affaire pour essayer de la faire traîter par un autre conseil de guerre comme je l'expliquerai dans la suite.

Elle devairt faire croire que nous n'avions rien d'autre à nous reprocher que d'avoir fourni des renseignements à un agent provocateur allemand. Ils devaient normalement nous acquitter et nous remettre tous en liberté.

19 septembre 1941

" Chers parents,

Le sort en est jeté. J'ai dû tout avouer. Holm qui avait été arrêté a avoué et a même essayé de se disculper en me mettant sur le dos le plus de choses possibles. J'ai dû reconnaître avoir remis les deux croquis faits le dimanche midi pour la réunion de ce Bruxellois De Groot. Les autres ont également avoué. J'avais fait tout mon possible depuis deux mois pour les sauver, mais l'arrestation de Holm a tout fait échouer. L'instruction est close et j'attends d'être transféré à Bruxelles. J'ai pu ajouter pour ma défense que, et vous n'en doutez pas, .. c'est sous la pression que j'ai fait ces croquis. De plus si je l'avais voulu j'aurais pu trouver matière éventuellement au bureau de mon père. Comme je ne l'ai pas fait, cela dé ..., montre bien mes intentions. J'ai reçu un beau colis de Mr Decloedt et remerciez bien chaleureusement Messieurs Hanssens. La GESTAPO prétend que l'Américain a été arrêté et que c'était un Canadien. Je suis certain que ce n'est pas la vérité car j' ai vu la dénonciation de sa part quand celui qui était chargé de l'instruction la consultait. Je suis persuadé que c'est un Allemand. Ce n'est pas une affaire tellement grave puisque aucune relation effective n'a été faite avec l'Angleterre. Quand j'ai avoué j'ai eu une crise de nerfs. Avoir tout fait pour sauver mes amis et en arriver là. Bien entendu, ceux qui n' étaient pas coupables ou plutôt qui ont été entraînés indirectement dans l'affaire n'ont rien à craindre.

Cette lettre vous arrivera très vite (fraudée). Actuellement je suis bien calme et l'espoir m'a repris. Pour ma défen­
se je leur ai dit également qu'avant de renconter De Groot le 12 juillet je n'avais pas de sentiments anti-allemands. J'espere .....

Courage et espoir."

J'écris immédiatement après à mes parents par la voie officielle de façon à les renseigner sur ce qui se passe et à authentifier ma lettre précédente auprès du Conseil de guerre charge de la censure.

Lettre du 22 septembre (Cellule 181, contrôle de l'OFK 672)

" L'instruction de notre affaire est terminée en fait depuis quatre jours. J'ai avoué ce que j'avais fait et cela vaudra mieux ainsi. Apres les aveux des autres je ne pouvais pas faire autrement. Depuis neuf jours ma vie a changé un peu ici. Je suis en cellule avec d'autres prévenus. Je ne suis donc plus seul et le temps passe un peu plus vite. Le fonctionnaire chargé de l'instruction m'a dit en me quittant que dans peu de jours ? je serai transféré à St-Gilles en attendant le procès et le jugement. Mon dossier sera transféré à l'OFK de Bruxelles.

"J'ai changé de cellule, au n° 181, mais cela n'a pas beaucoup d'importance car je suis déjà un des plus anciens pen-slonnaires, donc bien connu....

" Après mon dernier interrogatoire mon moral était tombé à zéro. Des détenus qui ont été dans la même situation m'ont remonté le moral... Mais un doute subsiste quand je lis les journaux et je me fais difficilement une opinion sur mon propre cas. Vous possédez maintenant, je le suppose, assez de L données sur cette affaire pour vous faire une opinion obiective et me la faire parvenir sincèrement..."

Je me demandais toujours comment ce Jack Williams était parvenu à nous tromper tous et j'ignorais alors que nous avions été découverts par l'Abwehr. Je ne pouvais supposer aussi que cet agent fut plus tard à l'origine de l'arrestation de très nombreux résistants dont le colonel Bastin, du démantellement de nombreux réseaux de renseignement et de chaînes d'évasion de pilotes et de militaires anglais. Ce qui me surprenait le plus c'est qu'il avait pu raconter comment il était arrivé en Belgique et qu'il avait pu donner de telles précisions vraisemblables, même son numéro de l'IS (31 ou 32), que l'on était forcé de le croire. Il avait en outre accepté d'emblée de faire envoyer un message par la BBC pour nous rassurer et il l'avait fait.

Il me semble avoir trouvé l'explication de ce mystère qui m'a préoccupé pendant si longtemps. Il prit tout simplement l'identité et l'activité du capitaine Joe Williams de l'Intelligence Service qui s'était fait naturaliser Belge avant la guerre sous le nom de HOBBEN Henri.

Les textes qui suivent proviennent du microfilm 501( Les dossiers secrets de la police allemande en Belgique- J.L. Charles et P. Dasnoy)

" Rapports d'activité pour la période du 15 au 30.4.41.

" Selon une information de l'AST(Abwerhrstelle) Belgique, on a repéré un émetteur travaillant pour le service de renseigne ment britannique. Son emplacement présumé a été désigné comme étant la maison située Arsenaalstraât, 12 à Anvers. La perquisition de la maison s'est révélée vaine. D'autres recherches ont finalement abouti à la découverte d'une valise d'émission, d'une installation d'antennes, d'un manipulateur et de plusieurs textes chiffrés dans une maison occupée par des employés de la gendarmerie belge, dans une rue adjacente de l'Arsenaalstraat. L'appareil était dissimulé dans la gouttière d'une mansarde. Le nommé S. a avoué, à la suite de la découverte du matériel. En même temps que lui, on a arrêté dans la maison l'électricien F.B. (Note: Gaston Sody et Fernand Bayet) qui avait servi d'opérateur. S. a déclaré que ses ordres lui avaient été donnes par un certain H. de Bruges ( Note; HOBBEN Henri), lequel a aussi été arrêté le lendemain,

" Un appareil émetteur a également été trouvé à son domicile. H. est un Anglais naturalisé et il reconnaît avoir été capitaine dans l'armée anglaise où il portait le nom de Joe WILLIAMS. De nombreux documents saisis chez lui doivent encore être examinés. A ce jour, sept personnes ont été emprisonnées pour cette affaire. Il faut s'attendre à d'autres arrestations.

Au sujet de cette affaire le rapport du 3 mai se termine par:

'" De petits' commandos des groupes 3, 8 et 648 ont été mis à la disposition du détachement d'Anvers pour la liquidation de l'émetteur clandestin situé dans cette ville. Il s'agissait des groupes de la GPP des deux Flandres, du Nord de la France et des provinces de Liège et Namur.

« Rapport d'activité pour la période du 1 au 15.5.41.

" A Anvers, 18 personnes ont encore été arrêtées dans l'affaire Hobben. Nous avons installé une souricière dans l'appartement de Maria Callewaert, fiancée de Hobben.

" On a pu appréhender le capitaine belge Traets, et la belle-soeur de Hobben, Yvonne Hobben. Chez Traets, on a trouvé une note concernant un itinéraire vers Marseille. D'après ce que l'on sait, il s'agirait d'une affaire de transmission de renseignements vers l'Angleterre au moyen d'émetteurs. Chaque personne devait rassembler des informations et les transmettre à Hobben qui les centralisait. L'itinéraire que l'on a retrouvé porte à croire que le groupe s'occuperait également de diriger des personnes vers l'Angleterre."

» Rapport d'activité pour la période du 15 au 30.5.41.

" Le groupe 530 communique ce qui suit:

On a appris par un V-man (note; indicateur) bien informé dans la mesure où il se trouve en permanence en fonction auprès des autorités belges, que des employés importants de la gendarmerie belge étaient parfaitement au courant d'une organisation d'espionnage qu'ils soutenaient.

" L'inculpé Hobben a plusieurs fois déclaré avoir reçu de nombreux renseignements de BRUGES émanant d'officiers et de soldats. Hobben vérifiait ensuite ces renseignements et lorsqu'ils étaient exacts, il les transmettait par son expéditeur à l'Intelligence Service. On a trouvé chez un inculpé un manuel d'explosifs. Ce manuel provient de l'armée allemande. Les recherches sont en cours."

" Rapport d'activité pour la période du 1 au 15.6.41.

" Dans l'affaire d'espionnage Hobben, évoquée dans le rapport précédent, et qui, depuis la dissolution du commissariat détache à Anvers est traitée par le groupe 530 de Bruxelles, les personnes suivantes ont été arrêtées: Jules Van Heule, ancien capitaine de l'armée belge, né à Bruges et demeurant à Anvers; Germaine Schippers, née Ramakers, née à Liège et demeurant à Anvers.

" L'ancien Commandant belge Raoul De Nijs, né à Eeklo, qui devais également être arrêté dans cette affaire, est en fuite depuis le 1er mai."

Et voici le dernier rapport concernant cette affaire: " Rapport d'activité pour la période du 15 au 30.6.41.

" Dans l'affaire d'espionnage Hobben dont il est question dans le rapport du 3 juin, le groupe 530 (note: le même groupe qui a instruit notre affaire) signale que Hobben a entre-temps donné des détails concernant son départ de Belgique. Il aurait ensuite, au mois de janvier 194I, été parachuté de nuit dans les Ardennes, aux environs de Landen, dans la provinde de Liège par un avion britannique. Il a caché le parachute et son blouson d'aviateur chez un fermier de Landen. Ces objets y ont d'ailleurs été retriuvés et ont été confisqués. Lors d'ufla confrontation, le fermier a immédiatement reconnu en Hobben la personne qui avait apporté chez lui le parachute et le blouson".

C'était approximativement ce que J. Williams nous avait raconté lors de l'entrevue qui nous fut néfaste. Il parlait tres correctement l'anglais, ce qui n'est pas étonnant quand on sait maintenant que Dezitter avait passé quelques années au Canada avant la guerre. Le secret concernant l'affaire Hobben avait été bien gardé par l'Abwehr et la GPP, malgré qu'elle se soit déroulée en partie à Bruges où tout se sait et où tout se dit. Il n'avait des lors pas été difficile à l'Abwehr d'utiliser pendant un certain temps, à son profit, les postes émetteurs, y compris l'opérateur, pour continuer à correspondre avec Londres et, qui sait, faire passer notre message. L' opérateur ne pourra plus en témoigner car à l'issue du procès il fut fusillé à Berlin. En ce qui me concerne j'avais appris l'arrestation du Commandant Van Heule. J'en ignorais toutefois le motif.

Un de mes premiers compagnons de cellule fut l'aspirant pilote de l'aviation militaire Louis Walch. Le troisième occupant de la cellule était un jeune truand anversois qui nous racontait en long et en large ses exploits, vrais ou faux qui variaient de la fracture de coffres-forts au vol de bétail. Tous les détenus n'étaient pas forcément des prisonniers politiques.

Je pouvais maintenant circuler plus ou moins librement à l'étage pendant une partie de la journée et peu à peu je m'intégrais dans des actions diverses en faveur des détenus politiques. Une de mes principales activités consistait à demander à chaque nouvel arrivant s'il s'attendait à d'autres arrestations de façon à pouvoir renseigner les suivants sur ce qu'il ne fallait pas dire. Je savais par expérience qu'une entente de ce genre pouvait éviter l'effet boule de neige et les arrestations successives provoquée par les aveux en chaîne. Je les conseillais parfois quand je le pouvais. Dans ces cas le premier contact était le plus difficile à réaliser car je devais vaincre rapidement la méfiance instinctive de celui qui pénètre pour la première fois de sa vie dans une prison.

Un jour j'eus la surprise de reconnaître parmi de nouveaux détenus un ancien compagnon d'école J. Friedman dont les parents avaient exploité un grand magasin de confection à Bruges. Il venait d'être condamné à 18 mois de prison. Quand il me vit il ne put que me dire " Tu sais, je ne suis pas Juif mais de religion protestante." Il craignait d'être dénoncé pour ses origines sémites et je ne lui reproche pas d'avoir cru que j' aurais pu le dénoncer. Il me raconta après la guerre que quand 18 mois plus tard il eut purgé sa peine à Merksplas il confia ses craintes sur le sort qui l'attendait au personnel belge. Il fut libéré par précaution deux heures avant le moment habituel. Quand à 15 heures des agents de la S.D. se trésentèrent à Merksplas pour le cueillir il avait disparu. Il échappa ainsi à Auschwitz

J'avais aussi fait la connaissance de très nombreux Malinois du NKB (Parti National ou MNR) et j'eus l'occasion d'admirer leur magnifique état d'esprit pendant leur détention. Bien souvent ils chantaient en coeur des marches allemandes dont les paroles glorifiaient... nos amis britanniques. Sur l'air d'Erika un des Malinois, je crois que c'était Willy Sel, avait composé une chanson dédiée à la gloire de la RAF. Le sort est injuste car moins de deux ans plus tard de nombreux membres de ce groupe furent malheureusement les victimes de la RAF à Essen.

J'en ai eu plusieurs comme compagnons de cellule à Anvers et à la prison de Essen, notamment le pétillant Willy Sel, R. Somers, Georges Potumes, Raymond Ackerman,.. Félix Nélissen, A. De Winné, Cooremans et J. Iwens l'agent de police. Je ne puis omettre Edmond Nauwelaerts,qui fut un excellent copain à Anvers, et quelques mois après Edmond De Wilder de l'AS que je revis à Wolfenbuttel.

Pendant de nombreuses semaines, grâce à Hawinkel et Rüdelsheim, j'ai, malgré les motifs de ma détention, été affecté à la tâche qui n'était pas desagreable de distribution de la nouriture, notamment dans la section des femmes qui se trouvait au rez-de-chaussée. La majorité des détenues étaient des Juives qui ne savaient pas ce que les Allemands allaient faire d'elles. J'avais déjà le pressentiment, et d'autres le partageaient, que' leur sort serait terrible. Elles étaient à quatre ou cinq par cellule, ne recevaient pas de colis, et avaient de difficiles problèmes d'hygiène. La semi-liberté en prison qui me fut donnée me permit de les aider en maintes occasions.

Vers la fin de septembre j'ai pu, grâce à Hawinkel toujours voir mon père seul dans un local séparé. J'apprends qu'il fait diverses démarches pour obtenir notre élargissement. En me quittant il m'a remis un petit flacon contenant deux pervitines à avaler, me dit-il, avant des événements importants pendant lesquels je devais me sentir fort.

Le petit groupe de détenus qui peuvent aider leurs compagnons d'infortune s' agrandit encore selon le rytme des entrées et des sorties. L'avocat Tricot, un nouvel arrivant, s' ajoute à notre groupe. Nos activités s'étendent encore car des sous-officiers, dont Braunsdorf et Romer, et des caporaux se laissent soudoyer par des familiers de détenus anversois. Ils sont bien obligés ainsi de fermer les yeux sur nos irrégularités et nous en profitons pour sortir des lettres en fraude pour ceux qui le demandent. De nombreux colis non contrôlés pénètrent dans la prison. Des visites sont organisées pour des détenus qui désirent rencontrer des parents autrement que dans le parloir officiel derrière un vitrage. Je participe à ces activités dont je ne profite malheureusement pas, car le voyage Bruges-Anvers est si long et si éprouvant pour mes parents. J'ai fait la connaissance d'un nouveau compagnon de cellule dont je me souviens particulièrement bien parce qu'il était d'origine brugeoise, un certain Nyckees Chrétien, dont le frère " capitaliste " était inspecteur de police à Bruges. Ce Nyckees qui habitait dans la région anversoise était un propagandiste communiste et il avait été arrête pour ce motif. Il fut le héros d'une histoire tragicomique qui se termina pour lui en tragédie et qui mit fin pour un certain temps a toutes les activités illégales dans la prison.

J'ai dit que des membres du personnel allemand se laissaient corrompre, ce qui les obligeait à fermer les yeux sur nos propres activités. Depuis le début du mois d'octobce tout détenu demeurant dans la région d'Anvers pouvait se rendre à son domicile pendant toute une journée s'il était disposé à verser une somme de mille francs, montant important à l'époque, ou deux livres de café au sous-officier. Il devait aussi offrir à boire et un déjeuner au "Gefreiter" qui l'accompagnait chez lui. Quelques initiés étaient au courant de ces 'faveurs" dont bénéficiaient ceux qui pouvaient se permettre pareilles dépenses, c.a.d. des profiteurs du marché "noir". Il leur suffisait pour cela de demander le matin tôt au militaire de service s' il était possible de setendre chez leur dentiste.

Le détenu partait alors dans la matinée et rentrait,flanqué de son ange, gardien,avant vingt heures. Une partie de la recette était, d'après ce que je sais, destinée au lieutenant qui commandait la section. Il devait en avoir grand besoin pour entretenir la fille du port.

L'idéaliste Nyckees souffrit un jour d'un mal aux dents insoutenable. Il n'était plus dans ma cellule quand cela s'est passé et je partageais celle-ci avec deux jeunes résistants de la Main Noire des environs de Puers, groupe dont j'aurai encore l'occasion de parler. Nyckees qui avait entendu dire qu'il y avait moyen de se rendre chez son dentiste demanda fin novembre au Gefreiter de service de pouvoir y être conduit.

Il partit donc avec le militaire qui accompagnait généralement ceux qui sous ce prétexte allaient rendre visite à leur épouse. Croyant que Nyckees était un "client" l'Allemand n'eut aucune peine à le convaincre de se rendre plutôt à son domicile à Berchem. Ravi de l'aubaine Nyckees accepta bien entendu l'offre de ce brave Allemand. Il lui servit chez lui à manger et à boire. En fin d'après-midi ils se rendirent à Anvers où le Gefreiter qui avait déjà beaucoup bu proposa de boire un dernier verre dans un des quartiers du port. Nyckees ne pouvait plus rien refuser à cet homme si aimable et si serviable.

Après vingt heures le sous-officier responsable n'avait pas encore enregistré la rentrée du détenu. Le temps passait et ayant consulté la fiche du manquant il se rendit compte avec horreur et effroi que le détenu était communiste. Il fut bien obligé de faire appel à la Feldgendarmerie et le scandale éclata.

On raconta que peu avant minuit un détenu, suant de grosses gouttes par l'effort fourni, frappait à la porte d'entrée en traînant derrière lui un militaire ivre-mort.

Quelques semaines après cet incident, Nyckees fut appelé à comparaître devant le conseil de guerre d'Anvers avec John De Renty et F. Paelincks. L'accusateur public requit dix ans de prison pour ses activités communistes. Le président du tribunal lui annonça la peine de mort parce qu'il considérait comme circonstance aggravante le fait qu'il avait contribué au déshonneur de membres de la Wehrmacht.

J'ai vu partir un jour Chrétien Nyckees qui avait refusé le secours de la religion offert par l'aumônier militaire allemand.

Il n'y a pas que des détenus politiques à la section allemande. De nombreuses personnes sont arrêtées pour toutes sortes d'infractions aux ordonnances. Je ne puis m'empêcher de raconter quelques perles.

Un jeune sujet Hollandais me raconta qu'il avait traversé fréquemment la frontière avec un chargement de quatre tonnes de blé. Le convoyeur était un militaire qui se faisait payer largement pour sa complaisance. Les documents de passage étaient faux et un contrôle routier intempestif mit fin à ce trafic qui rapportait une vingtaine de milles francs par chargement. Le Hollandais ne savait que faire avec le gain de quelques millions qu'il avait relise et il demanda mon avis sur la meilleure façon de placer son argent.

Entrent un jour à la prison quelques dizaines de cheminots de la gare du Sud d'Anvers. Ils avaient pillés de nombreux wagons qui contenaient des objets en cuivre que la population devait livrer pour "soutenir" l'effort de guerre des occupants. Ils avaient aussi vidé de leur contenu de nombreux wagons contenant des denrées comestibles, et des boissons, destinées à l'Armée du Reich. Je ne réprouvais pas ces "activités" anti­allemandes mais je ne pouvais admettre qu'un but lucratif en soit le motif.

Un membre de la noblesse avait caché, avant l'arrivée des Allemands en mai 40, une quantité importante de pièces et de lingots d'or dans son jardin. Il avait eu tort de ne pas avoir creusé le trou lui-même car il fut dénoncé par l'ouvrier à qui il avait confié le travail.

Un petit industriel avait obtenu une commande importante de l'armée pour fabriquer des cassettes en bois destinées aux dortoirs de casernes. Il avait échangé tout son gain "papier" qui d'après lui s'élevait à huit millions de francs de l'époque en belles pièces d'or qu'il avait cachées dans un endroit que lui seul connaissait. Dénoncé et arrêté le brave homme refusa de dévoiler la cachette. Il partit en même temps que moi en Allemagne et décéda dans un camp de concentration.

Des membres de la police introduisent un jour six ou sept diamantaires qui ont été surpris au moment où ils tenaient une séance de bourse clandestine dans une chambre d'hôtel de la Métropole. Quand la police fait irruption les diamantaires avalent le contenu de leur sachet respectif. La police n'a pas quitté les cellules avant d'avoir récupéré les pierres précieuses dans les tinettes.

Les entrées et les départs de détenus font que je change régulièrement de cellule et de nouveaux compagnons. Un de ceux-ci le jeune Malinois Crois G.,qui avait été arrêté pour des motifs patriotiques,me raconta que son père avait eu des ennuis après la première guerre pour des motifs de civisme. Il était fier d'avoir pu sauver l'honneur de son père et de sa famille. J'aurai toujours de la compréhension pour les "lampistes" de la collaboration qui regrettent leurs erreurs et je n'oublierai pas de si tôt le jeune Crois dont l'amour filial fit commettre un acte sublime.

Pendant une nuit d'octobre le Gefreiter de service me fait sortir de la cellule pour préparer celles de nouveaux entrants. Ce sont des jeunes gens des environs de Puers qui disent être membres de la Zwarte Hand. Pendant deux jours d'autres membres de l'organisation de résistance "La Main Moire" entrèrent dans la prison de la Rue des Béguines. Leur nombre s'éleva bientôt à cent douze. Pendant quelques jours j'ai passé mon temps à me rendre le plus discrètement possible d'une cellule à l'autre pour leur permettre de communiquer entre eux. C'est ainsi que j'ai appris à les connaître. Les membres de cette organisation étaient originaires d'une dizaine de communes du sud de la province d'Anvers et du nord du Brabant. Ils avaient eu des activités diverses dans leur lutte contre l'occupant et ses collaborateurs. Ils étaient recherchés depuis longtemps par la police - la Sichereitspolizei - et il a suffit d'un petit grain de sable dans un rouage parfaitement mis au point pour que toute l'organisation soit sous les verrous.

Le nombre de détenus s'éleva ainsi à quatre par cellule, Petrus De Mul, Hendrik Spiessens, Antoon De Wachter, Toni Declercq et quelques autres membres de la Main Noire partageant successivement la mienne.

Un de ceux-ci Spiessens, qui était agriculteur, me raconta qu'il avait mis sa ferme à la disposition du groupe qui s'en servait pour émettre. Des membres armés en surveillaient les abords pendant les émissions. D'autres activités anti-allemandes qu'ils ne purent nier rendaient leur affaire particulièrement grave. Toutes les couches de la population étaient représentées dans cette organisation: même le porteur de pain et le laitier ambulant participaient aux activités. Celles-ci étaient d'autant plus méritoires que la commune de Breendonck était dans leur zone d'action. Ils savaient par conséquent très bien à quoi ils s'exposaient.

Tous les matins le surveillant de service ouvrait toutes les cellules pour en permettre le nettoyage par les détenus. Les tinettes étaient mises dans le couloir et une dizaine de volontaires les descendaient alors dans un endroit de la prison où elles étaient déversées dans une grande cuve. Cet endroit était surveillé par un gardien belge, ce qui signifie qu'il servait surtout de rendez-vous à de nombreux détenus pour causer. C'était finalement devenu une place publique où tout se racontait. Des militaires allemands détenus y venaient aussi, principalement des membres de la Kriegsmarine. Un marché, sous forme de troc, s'était organisé spontanément entre eux et les Belges. Ils désiraient des cigarettes et nous voulions du pain. La loi de l'offre et de la demande joua parfaitement et les marchés se conclurent à raison de trois a cinq cent grammes le pain pour 12 cigarettes.

Il existait une aile de la section allemande occupée uniquement par des détenus des Forces armées, en grande majorité par de jeunes marins. J'eus le triste privilège d'y passer huit jours quelques mois plus tard.

Puis survint l'incident Nyckees et le scandale éclata dans toute son ampleur. Le lieutenant, deux ou trois sous-officiers et le Gefreiter, l'amateur de bonne chère et de boisson, furent arrêtés. L'officier fut envoyé au front de l'Est, deux sous-officiers furent condamnés à de fortes peines de prison. Les enquêteurs estimèrent quant à moi qu'un prévenu accusé de faits aussi graves ne pouvait pas circuler librement dans la section. J'ai ainsi perdu mon job mais le lendemain déjà je descendais les tinettes le matin, profitant ainsi d'une semi-liberté quotidienne de une à deux heures pour continuer, ou essayer de continuer, mes activités.

Une partie de cette pénible affaire dont les détenus furent finalement les principales victimes est rapportée dans le "Rapport d'activité pour la période du I au 15.12.41." (Les dossiers Secrets de la piblice allemande de J.L. Charles et P. Dasnoy)

" Des anomalies graves ont été découvertes à la prison d' Anvers. Elles étaient dues à la vénalité des gardiens. Il a en effet pu être prouvé que le sous-officier Braunsdorf, qui surveillait la section belge, s'est laissé corrompre à douze reprises. Le sous-officier Römer a également été convaincu de corruption dans plusieurs cas. B. et R. accordaient aux prisonniers des faveurs exceptionnelles, les conduisaient auprès de leurs femmes sous prétexte de les mener chez le dentiste, toléraient les visites sans autorisation, amélioraient la nourriture, etc..

" En outre, Braunsdorf a été convaincu, dans cinq cas, de mauvais traitements sur la personne de certains prisonniers. Le rapport se trouve à la PK 520."

A noter que le rapport ne fait pas mention des charges contre l'officier et que les mauvais traitements dont il est question se rapportaient surtout à la "détention" de la maîtresse de l'officier et à l'introduction dans sa cellule de mineurs d'âge.

L'extrait suivant de ma lettre du 1 décembre fait allusion à ces événements: "Depuis longtemps je n'ai ni reçu ni donné
de nouvelles,., et quand j'en donne vous savez ce que cela veut dire. J'ai perdu "ma situation" mais je suis bien soigné, car je suis ici le 3e en ancienneté... Aussi longtemps que vous ne recevez pas de mes nouvelles c'est un signe que cela va bien.

Mon camarade Walch a été libéré et l'avocat Tricot, à qui j'ai raconté notre affaire m'a promis; dès sa sortie de prison, de solliciter l'intervention de la Princesse Marie-José, épouse du Prince Umberto, pour obtenir notre mise en liberté. Cela semble très sérieux et je fonde maintenant mes espoirs sur cette possibilité.

Il y a des mutations dans le personnel allemand et la discipline s'affermit. J'ai acquis au fil du temps une grande expérience dans tous les moyens de communication à l'intérieur d'une prison. Les lettres continuent à sortir en fraude, emportées maintenant par des détenus libérés après une courte peine ou qui ont bénéficié d'un non-lieu. Des colis , moins nombreux toutefois entrent toujours dans la section. Monsieur Hawinkel est toujours là et continue autant qu'il le peut son action désinteressée.

De nombreux détenus possèdent une foule d'objets qu'ils ont obtenus dans des colis qui n'ont pas ete contrôles et que les gardiens allemands essayent de confisquer par de fréquentes fouilles dans les cellules. Dans celles-ci nous avions découvert depuis longtemps que dans la niche destinée a y mettre une tinette il y avait un trou d'aération, de dix centimètres de diamètre, d'où partait un long tuyau en ciment qui allait se perdre dans le grenier. C'était l'endroit idéal pour cacher ce que nous possédions. Un linge servant de bouchon maintenait tous ces objets dans le tuyau. Dès que la fouille était terminée il suffisait de tirer sur le linge et tout s'écroulait dans la niche. Il devait y avoir des mouchards parmi nous, toutefois le secret fut bien gardé. J'écris le 8 décembre:

"... je n'ai aucune nouvelle de mon procès. Et vous ?... Il ne faut plus venir à Anvers si vous ne voyez pas la possibilité d'une visite. Vous pouvez m'envoyer un colis par Mr Louis Walch, rue ..., un libéré. Ne vous privez jamais pour moi, c'est ce que je regretterais le plus. "

J'écris le 15 décembre:

" Avez-vous reçu de mes nouvelles ?...j'ai bien reçu le colis du 5 décembre..,.J'ai appris qu'elle avait eu tant de chagrin (Elle avait fait le voyage pénible de Bruges à Anvers où le personnel allemand lui avait refusé de me voir) J'aurais préféré ne pas le savoir, car cela m'a donné le cafard. J'ai perdu pendant quelques temps le bel optimisme qui est devenu habituel... Je suis le 2e en ancienneté, après Mr Hawinkel, dans cette prison où tout le monde me connait très bien. Je ne plains de rien, sinon d'un manque de liberté. "

J'expédie une carte postale le 23, ie la cellule 145:

"II nous a été interdit de fumer et on nous a confisqué nos cigarettes. Ne m'en apportez pas la prochaine fois. Nous ne pouvons fumer que quand on obtient une autorisation de l'autorité qui s'occupe de l'affaire. Voulez-vous demander l'autorisation par lettre ? Si cela ne réussit pas, tant pis!...Je suis en compagnie de trois jeunes gens de Puers, de la Main Noire. Nous ressentons tous que la fin approche et j'ai l'impression que je vous reverrai plus tôt que je l'escomptais. L'espoir fait vivre...! Je suis persuadé que vous êtes du même avis. ( Note: Les Etats-Unis avec toute leur puissance industrielle sont entres dans la guerre et l'optimisme bat son plein) Quelle nouvelle de mon affaire?... "

Le lendemain matin un "Gefreiter" me fait sortir de ma cellule pour me conduire me dit-il au Kriegsgericht (Conseil de guerre). Que va-t-il m'arriver ?. Je suis pris de panique et j'avale rapidement une pillule de pervitine.

Noue nous rendons en ville dans un grand bâtiment et je suis introduit dans un bureau minuscule où un major de la Wehrmacht me reçoit derrière une petite table. Il lit lentement un acte d'accusation épouvantable qui me décrit comme un individu qui, lui tout seul, a voulu combattre l'Armée du Grand Heich. Il me dit, à l'issue de sa lecture, que je suis traduis devant le "Kriegsgericht de la Luftwaffe de la Belgique et du Nord de la France". Je pense alors au mouvement des troupes de la DCA le 23 juillet et je crois qu'ils vont se venger. Je ne suis pas du tout rassuré car la réputation de ce Conseil de guerre est terrible. En plus de cela l'acte d'accusation ne comporte aucun autre nom que le mien. Ils avaient donc l'intention de me faire condamner à Lille craignant sans doute des réactions en Belgique si le rôle des deux agents belges de l'Abwehr était révélé publiquement. Quoi qu'il en soit les historiens polonais Karol Jonca et Alfred Konieczny ont retrouvé dans les archives allemandes (Silésie) que mon nom se trouvait dans une importante liste de Français "Hommes déportés du territoire relevant de l'autorité allemande en France", page 538 de "Nuit et Brouillard- NN- L'opération terroriste nazie-1941-1944 éditée par S.D.NN). Dans mon cas il devait s'agir d'un transfert administratif.

Le major veut me faire signer le document mais je refuse en disant que l'acte est un tissu de mensonges. J'ai apposé ma signature quand il m'eut expliqué que celle-ci n'avait d'autre but que de prouver que j'avais pris connaissance de l'acte d'accusation.

J'ai souvent pensé à cet épisode et je suis porté à croire que le Commandant Militaire, qui était sollicité pour intervenir en notre faveur, avait demandé des explications aus services responsables de l'Abwehr. Ceux-ci ne devaient avoir rien trouvé de mieux à faire que d'établir un acte d'accusation accablant pour le décourager dans ses intentions.

Je savais maintenant que ma mise en liberté tant espérée n'aurait pas lieu et que je ne devais plus compter que sur moi-même ou sur ma libération par les Alliés.

J'étais dans l'ignorance alors et pendant les années qui suivirent que le Maréchal Keitel venait de promulguer l'Ordonnance secrète n° I65/4Ig du 12 décembre 1941, sb conformant à la volonté d'Hitler, qui enjoignait les tribunaux de prononcer dorénavant la peine capitale contre les coupables (dans l'ordre décroissant de gravité des rubriques) d'attentats, d'espionnage, de sabotage, d'activités communistes, d'actes coupables destinés à créer des désordres, d'aide à l'ennemi (tentatives d'enrôlement dans une armée ennemie, aide à parachutiste ennemi) et de détention non autorisée d'armes à feu, ou de les déporter en Allemagne de façon à laisser les proches et la population dans l'incertitude au sujet du sort réservé au coupable (Décret NACHT und NEBEL). On aura compris qu'un prévenu inculpé de plusieurs chefs d'accusation risquait plus d'une condamnation à mort.

Dans ses attendus Keitel estimait que pour des actes qualifiés plus haut des condamnations à des peines de réclusion, même à des peines de travaux forcés à perpétuité, étaient une preuve de faiblesse.

Le décret prescrivait aussi que quand un Auditeur militaire, en accord avec l'Abwehr, estimait que des condamnations à mort contre des accusés, ou les principaux d'entre eux, étaient probables et que les exécutions pouvaient avoir lieu dans un délai de huit jours après les faits, sans devoir tenir compte de conditions politiques particulières, il devait demander la convocation du Conseil de guerre de campagne.

Dans les autres cas moins favorables le Commandant militaire chargeait la Geheime Feldpoizei de déporter les prévenus en Allemagne pour y être juges, dans le plus grand secret, par des tribunaux non-militaires, SAUF cas spéciaux que i'Armée veut continuer a traiter.

Cette ordonnance terrible, qui devint encore plus inhumaine dans ses modalités d'exécution, entrait en vigueur trois semaines après sa promulgation.

Une nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans la section: un départ pour l'Allemagne aurait lieu le 5 janvier 1942.

Les bruits les plus divers circulent à ce sujet car c'est bien la première fois qu'une déportation massive en Allemagne a lieu à partir de la prison d'Anvers. Le personnel allemand tente de nous rassurer en disant que nous serions mieux traités chez eux qu'ici et que le seul motif de notre départ est que la prison d'Anvers est surpeuplée.

Les Malinois du Parti National, dont les plus jeunes sont remis en liberté, sont prévenus de leur départ. J'espère partir avec eux et j'écris une longue lettre d'adieu que je confie à mon ami Hawinkel. Mes compagnons de cellule, 145, sont à ce moment Toontje De Wachter de la Main Noire, Félix Kelisaen et Jean Ackerman du PK de Malines. Toute lettre fraudée peut être interceptée, aussi elle ne peut rien contenir qui peut se retourner contre moi.

1 janvier 1942.

Extraits: " ... Je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi dans ces moments difficiles... Je crains que c'est
la dernière fois que vous recevrez de mes nouvelles de Belgique. Il est question de notre départ le lundi 5. On ne m'a
pas averti, mais les Malinois en sont, ainsi que d'autres arrêtés dans des affaires similaires. Si je ne parts pas je
vous avertirez immédiatement. Il est question de notre départ pour Berlin, via Hambourg, poury être jugés. J'aurais préféré que ce soit en Belgique... Je suis un peu abattu mais je conserve un bon courage... J'ai bien l'intention de me défendre jusqu'au bout ... AINSI JE PENSE EVITER LE PIRE. Mais par contre l'acte d'accusation me fait penser que l'on cherche à en faire une grosse affaire... Tout cela fait en sorte qut je passe continuellement de l'espoir à l'inquiétude. Pourtant depuis 5 jours je suis plus inquiet, je préfère vous l'avouer. Trois condamnés à mort, que je connaisais bien ici, ont été fusillés (L'avez-vous lu dans le journal ?). Ils avaient été arrêtés au moment où ils allaient saboter. Par contre, ils étaient communistes, et cela me rassure encore une fois. Vous comprenez maintenant une partie des souffrances morales que l'on peut endurer ici en dehors de la privation de la liberté... ... Pourtant, malgré cela, je pense que j'ai contribué à la libération de tous et que, quoiqu'il arrive, vous pouvez vous montrer fier de moi. Dites aussi que ce n'est pas de ma faute si mes camarades ont été entraînés dans cette affaire, et que pendant deux mois et demi, je n'ai jamais avoué ni déchargé ma partie de responsabilité sur un autre, alors qu'eux mêmes ne peuvent pas en dire autant. Je ne puis pas leur en vouloir car peu de gens auraient pu résister comme je l'ai fait à cette " machine à faire avouer ". Tout ceci entre nous et non censuré..

... Espérez toujours que la fin des misères approche et que le jour attendu viendra vite, et que ce jour sera un anniversaire mondial pendant longtemps

... Edmond Nauwelaerts part pour l'Allemagne. N'oubliez pas que Dyserinck a conseillé de me faire subir le même sort que Van Severen, quand j'ai été interrogé à Bruges....

... Ayez toujours bon courage et bon espoir comme moi. LE JOUR DE LA LIBERTE NE TARDERA PAS LONGTEMPS.

Votre Georges qui vous embrasse tous et qui vous dit "AU REVOIR»

Le lendemain matin trois porteurs de tinettes ont profité d'un moment d'absence du gardien belge et de l'obscurité pour atteindre la cour et franchir le très haut mur qui entoure la prison. Un des Malinois est venu me le dire quelques secondes plus tard. J'ai couru pour essayer de me joindre à eux mais quand je me suis aventuré dans la cour ils étaient déjà partis. Deux copains de Malines, dont Craps, accompagné s'un jeune communiste anversois F. Paelincks, un compagnon de Nyckees, qui avait été condamné à dix ans sont parvenus à leurs fins. A partir de ce moment je comprends que mes scrupules concernant l'arrestation de membres de ma famille étaient sans fondements et je ne pense plus qu'à m'évader à mon tour.

Sans commentaires

Les bottes:symbole de la deuxième guerre mondiale

Un Malinois membre du N.K.B., Raymond Ackerman,
qui fut une des nombreuses victimes du bombardement
de la prison de ESSEN en maes I944

Sans paroles

 De Volder, un compagnon de cellule anversois

Souvenir

Une autre pose de De Volder

Une autre pose de Raymond Ackerman

Les Malinois sont partis le 5 janvier et j'eus alors l'impression d'avoir perdu quelque chose tant j'étais habitué à leur présence et à leur enthousiasme. Je suis dans la cellule 145 et depuis quelques semaines je me suis mis à dessiner. J'ai reçu tout ce qu'il fallait pour cela dans un colis. Les compagnons qui partagent mon "appartement" se prêtent volontier-comme modèle et le temps passe ainsi plus agréablement.

J'expédie une carte postale le 12 janvier;

"... L'espoir subsiste et je deviens de plus en plus optimiste. Je sais que vous vous occupez de mon "affaire"... Depuis que les Malinois sont partis je m'ennuie, mais je pense que cela ne durera pas longtemps.

" Je m'habitue à la claustration et je trouve même normal de voir quatre murs autour de moi. Je me console à l'idée qu'un jour la porte s'ouvrira vers la liberté. J'ai le pressentiment que cela ne durera pas et que nos misères prendront fin... Je passe une partie de mon temps à dessiner, une autre partie à lire les journaux "entre" les lignes'et la dernière à m'ennuyer"

Le nombre de détenus augmente sans cesse et nous sommes maintenant à cinq par cellule. La nourriture qui laissait fortement à désirer diminue encore en qualité. La discipline devient de plus en plus sévère. De tout jeunes sous-officiers méchants et haineux font des stages dans la section allemande. J'écris chez moi le 16 février de la cellule 143;

" Je n'ai pas encore de nouvelles de mon affaire depuis deux à trois mois, c.a.d. depuis que j'ai été conduit au Kriegs-gericht et je commence à croire qu'il n'y aura pas de procès. Quel est votre avis à ce sujet ? Comment vont mes co-inculpés? Ici tous les détenus ont leurs timbres de ravitaillement, ils y ont droit disent-t-ils. Essayez d'obtenir les miens.

"... je décompte les jours, de 100 à 0 depuis...

" Est-il vrai que les prix du marché noir diminuent ? Si c'est exact cela veut dtre que la population est assez optimiste. .. N'avez-vous pas de nouvelles de la famille Sel, de leur fils ? Je n'en ai pas eues. Je voudrais bien savoir où ils sont. (Note: c'est une façon de demander si on connaît la destination exacte des Malinois dont Sel fait partie)

Un événement très important pour nous se produisait à Bruges à ce moment. Je ne l'ai appris que six mois plus tard.

Dans les rapports périodiques de la police allemande (micro­film 501 et J.L. Charles- P. Dasnoy) je relève ce qui suit:

" Rapport d'activité pour la période du 15 au 28.2. 42.

" L'enquête au sujet de l'affaire De Groot approche de sa fin. Huit nouvelles arrestations portent à 42 le nombre de personnes actuellement détenues.

" Elles sont accusées d'avoir adhéré au "PARTI NATIONAL" après que celui-ci ait été interdit, et en dépit du fait qu'elles connaissaient les buts de cette organisation. Elles ont avoué. Trois personnes ont été relâchées faute de preuves suffisantes. Le dossier a été remis au Conseil de Guerre du Reich à Berlin."

(page 46 apres 45 continue ainsi, ndr) ... comme l'avait fait celui de Bruxelles s'était désisté et laissait finalement le soin de nous juger à la plus haute instance judiciaire de l'Allemagne nazie en guerre.

L'affaire Braunsdorf avait fait long feu et on en parlait de moins en moins. On me donna à nouveau l'occasion de sortir de ma cellule pendant quelques heures par jour. La vie était supportable de cette façon et je continuais à aider les autres détenus, ce que je considérais faute de mieux comme une vengeance.

Mes amis de la Main Noire, auxquels je me suis habitué, vont partir pour l'Allemagne et cela me chagrine. Comme le PN de Bruges et celui de Malines, la Main Noire avait les mêmes objectifs pour la Nation.

depuis début janvier des projets d'évasion meublent mes pensées et je cherche un moyen. Je sais déjà chez qui je puis recevoir de l'aide car j'ai appris à connaître des tas de gens à qui j'ai parfois rendu service. Certaines adresses sont gravées dans ma mémoire et je possède un peu d'argent pour les frais initiaux.

Quelqu'un m'a dit que dans une cellule inoccupée du deuxième étage il manquait un barreau vertical à la fenêtre, un détenu ayant été surpris à l'issue ...d'un travail de longue durée... Elle n'était plus occupée mais le Gefreiter de Hannovre, qui est de service depuis un certain temps, ouvre toutes les cellules le matin comme il le fait d'habitude sans se soucier de celles qui ne sont pas occupées. A croire qu'il le fait intentionellement le bon bougre... Je n'éprouve aucune difficulté pour me rendre à l'étage supérieur en portant deux tinettes et pour pénétrer dans la dite cellule. Le jour se lève et j'ai .. vite fait d'explorer les lieux. Il est aisé de passer par la fenêtre. Sous celle-ci, deux mètres plus bas, il y a une plate­forme d'une annexe peu élevée. Il suffit alors de parcourir une distance de vingt mètres pour atteindre le mur d'enceinte qui à cet endroit longe la Nationale straat. La seule difficulté réelle est le franchissement du mur. Pour pouvoir l'escalader il faut un grappin muni d'une corde solide et le tour est joué. Je me rends compte qu'il faut être à deux pour s'entraider.

Le lendemain matin, début mars, je cherche ce qui peut convenir dans les petits locaux qui existent à chaque étage et qui abritent le matériel de nettoyage. J'y découvre une longue tige en fer qui peut servir à la confection d'un grappin. Le bon "Gefreiter" ne se méfie pas de moi et nos relations étaient tellement bonnes qu'il lui était arrivé un jour de m'inviter nach dem Krieg dans sa ferme près de Hannovre. Il me laissai faire et je me demande même maintenant s'il n'avait pas deviné mes intentions.

Un de mes voisins de cellule était un jeune Malinois qui venait d'entrer dans la Prison. Deneef avait été pris en flagrant délit au moment où une grenade fumigène de fabrication artisanale, qu'il avait l'intention de lancer pendant une projection du filù antisémite "Jood Suss", se déclancha prématurément dans sa poche. Il avait été appréhendé par les assistants de cette soirée de Gala et il risquait la peine de mort.

Je préparais tranquillement mon évasion sans me confier à d'autres et j'étais persuadé qu'il suffisait de prévenir Deneef au dernier moment.

Mon grappin est au point et j'ai déchiré mes deux draps de lit dans le sens de longueur. Ce n'est qu'un jeu d'enfant pour assembler le tout et le cacher sous du matériel de nettoyage. Je me sens en bonne condition pour tenter l'évasion.

Le scenario habituel des tinettes se déroule le lendemain. Je m'approche de Deneef, lui propose de partir immédiatement et lui explique comment y parvenir. Après quelques instants d'hésitation il me répond par la négative sans justifier son refus, la peur dans doute. J'ai compris qu'il était inutile d'insister.

Nous restons fidèles . Ce dessin qui a orné notre cellule pendant
plusieurs semaines fut un des derniers documents sorti en fraude
avant ma déportation en Allemagne.

J'avais un candidat en réserve, le tout jeune Rikske De Bondt de Niel, membre de la Main Noire. Il était d'une souplesse peu commune et très déluré. Il refusa à son tour malgré son départ imminent pour l'Allemagne.

Découragé, j'ai renoncé à partir. Deux jours plus tard mon engin avait disparu et ce fut que difficilement que j'ai pu remplacer mes draps de lit, dont l'absence aurait pu me trahir. Milleke Deneef qui n'avait pas vingt ans à l'époque fut décapité à Cologne en avril 1943. Rikske a survécu à sa détention mais ne parut pas se rappeler cet "incident" quand je l'ai revu après la guerre.

De cette expérience, et d'autres par après, j'ai retenu que l'homme, comme certaines espèces d'animaux, se sent en sécurité dans un groupe. Ils se suivent aveuglément surtout quand un danger les menace. J'avais dû faire un effort pour m'en rendre compte et pour essayer d'échapper à ce sentiment de sécurité qui engendra peut-être la perte de la race humaine comme ce fut le cas de cinq millions de Juifs qui se sont laissés conduire placidement jusqu'à la chambre à gaz, comme ce fut le cas pour les Allemands qui se sont laissé conduire à l'anéantissement, comme ce sera peut-être le cas pour tous les humains qui en toute sécurité et en toute insouciance vaquent à leurs occupations sous la menace terrifiante d'une dévastation totale par les armes thermo-nucléaires. Ils se sentaient tous en sécurité et mes deux amis n'avaient pas failli à la règle.

Seul le pluralisme des idées et des théories peut être un facteur qui corrige cet état d'esprit naturel de l'homme, ce qui est une raison de croire qu'il est nécessaire de promouvoir l'individualisme intellectuel de chacun au lieu d' essayer de l'embrigader dans des groupes compacts, qu'ils soient politiques, religieux ou autres.

Je ne connais que peu de cas d'évasions de prisons et de camps allemands. Les possibilités de le faire étaient rares et ceux qui ont essayé de s'évader se sont presque toujours faits prendre. Mon compagnon et ami de cellule, le jeune et pétillant rhétoricien de l'Athénée de Malines W. Sel n'avait pas l'esprit de troupeau. Il réussit un exploit peu banal et confirma on ne peut mieux ma thèse exposée plus haut. Il parvint à s'évader de la prison de Essen, fait unique, échappant ainsi au sort qui frappa de nombreux camarades. Il fut repris à Duisbourg et envoyé au camp d'Esterwegen où il fut condamné à mort. Il réussit une seconde évasion. Découvert par une patrouille à proximité de la frontière suisse il est blessé par balle et est envoyé au camp de Natzweiler où après sa guérison il est mis au travail au four crématoire. Il est condamné à la pendaison. Après sa condamnation il prend l'identité d'un détenu polonais qu'il devait enfourner. Comme "Polonais" il eut même des difficultés pour rentrer en Belgique après la libération du camp par les troupes américaines.

Je suis toujours dans la cellule 143 quand j'écris chez moi le 16 mars 42: ".. Cela va bien ici, comme il y a quelques mois (Note: signifie - Je bénéficie d'une semi-liberté dans la prison), et je n'ai pas à souffrir de ma détention. Mes copains de Puers sont partis aujourd'hui. Cela fait un vide... "Tout va bien donc. J'ai pourtant quelques fois le cafard. C'est normal, huit mois d'internement. Mais je garde un bon moral... Des nouvelles de mon affaire ? Rien de spécial ?"

J'avais toujours écrit de telle sorte que mon écriture ne puisse être lue par ceux qui n'avaient pas l'habitude de la déchiffrer. J'en profitais aussi pour glisser dans mes lettres les phrases d'apparence anodine que seuls les membres de ma famille pouvaient interpréter. C'est ainsi que j'écris le 7 avril de la cellule 130: "Comment vont mes amis de Puers et de Malines ?(Note: essayez de savoir où ils sont). Comment se porte Jean?"

La direction de la prison doit avoir reçu des instructions sévères car elle ne laisse plus passer des lettres illisibles. Le contrôle des colis reçus et du linge renvoyé à la famille devient plus méticuleux. Les messages glissés dans le linge ou dans les replis des emballages en carton ne passent plus. La possibilité de recevoir dans les colis de menus objets défendus devient très difficile car le risque de voir confisquer le colis et la nourriture qu'elle contient devient trop grand.

Compte tenu de ce qui précède j'écris de la cellule 130 le 30 avril que le moral reste bon. Por éviter la censure il me reste encore la possibilité de remettre un message pour mes parents à des détenus qui vont être libérés.

Dès que j'apprends qu'un détenu va être libéré,  c'est généralement le "Gefreiter" qui m'en informe, je vais le trouver et lui demande s'il veut bien "sortir" la correspondance. S'il y consent je lui explique comment il doit la cacher sur lui de sorte qu'elle ne soit pas découverte lors d'une fouille sommaire.

Ce qui devait arriver se produisit fin avril. Contrairement à ce qui se passait d'habitude l'Allemand ne me prévint du départ d'un détenu que quelques minutes avant son départ effectif. A noter que mon intervention lors du départ ou de l'entrée d' un détenu se limitait à l'enlèvement ou à la remise du matériel de couchage, draps de lit et couvertures, ce qui explique la facilité dont je dispose pour aider les camarades. J'ai eu le temps de récolter deux lettres, dont celle de mon compagnon Heuvelmans d'Anvers,  de les remettre en toute hâte au partant qui les mit dans la poche de son veston. Cette seule imprudence commise depuis de nombreux mois me fut fatale car le Gefreiter de Hannovre, qui devait se douter de quelque chose, me dit quelques minutes plus tard que le sortant avait essayé de sortir des lettres en fraude.

Une bonne heure plus tard je fus conduit dans un des bureaux de la section et me trouvai en présence de deux membres de la Feldgendarmerie d'Anvers. Leur regard ne présageait rien de bon, aussi j'avais décidé de ne pas nier l'évidence de façon à éviter une enquête approfondie qui n'aurait pas manqué de faire découvrir d'autres irrégularités.

Un des  sous-officiers saisit ma cravate des deux mains, la tordit comme pour m'étrangler et hurla que j'étais le coupable. D'un air contrit je répondis par l'affirmative et expliquai que j'avais remis les lettres au sortant pour qu'il les remette au secrétariat. J'avais parlé d'une façon tellement sincère que les deux policiers hésitèrent à considérer cette affaire comme particulièrement grave.

Le lendemain onme conduisit dans une cellule spéciale dans l'aile réservée aux détenus militaires allemands. Cette cellule, dont la fenêtre était obturée par un cadre en bois, contenait pour tout mobilier une large planche, un tabouret et une couverture. Je venais d'être condamné à huit jour de cellule noire au pain et à l'eau. Je reçus ainsi une ration le trois à quatre cents grammes de pain noir pour vingt quatre heures.

Je n'avais pu résister à la tentation de manger ma ration en une fois et mon estomac réclamait impérativement son bol de potage à l'heure de midi. J'avais tellement faim le lendemain qu'après avoir à nouveau avalé ma ration de pain l'ai frappé longuement du poing sur la porte. Un jeune sous-officier haineux se décide à l'ouvrir pour m'entendre dire que j'avais faim. Il la ferma alors violemment en grommelant des menaces. Je n'ai cesse de frapper que quand il se décida une nouvelle fois à m'entendre. Il avait haussé le ton mais quand je lui eus demandé s'il n'avait jamais eu faim il repartit pour me ramener une nouvelle ration.

Mon imprudence me causa d'autres ennuis car après mes huit jours de cellule noire je fus mis au secret, c.a.d. seul en cellule, pendant six semaines et privé de correspondance de même que de colis, ce qui était bien plus grave, pendant la même période.

Ne pouvant ni écrire chez moi ni recevoir de lettres je ne pouvais me douter dans quelle angoisse les premières mesures du régime NACHT und NEBEL avaient déjà plongé mes proches. La lettre suivante en dit long à ce sujet:

" Bruges, le 28 mai 1942

A Monsieur l'Avovat Tricot Avenue d'Italie 108 ANVERS "

Monsieur l'Avocat,

Nous nous trouvons à nouveau désemparés au sujet de notre fils et nous différons les démarches qui semblent vouées à l'insuccès. Nous n'envisageons qu'un salut, c'est que nous puissions à nouveau avoir recours à votre obligeance. Qu'il me soit permis de réitérer l'expression de ma vive reconnaissance pour ce que vous avez fait pour nous.

Puis-je vous demander de vous enquérir de ce qui est advenu de notre Georges. Nous sommes très anxieux à son sujet. Trois lettres de lui furent postées à Anvers le 24 avril 42. Elles dataient respectivement du 16 mars, du 7 avril et du 20 avril. Elles ne contenaient rien qui puisse justifier une opposition de la part de la censure de la police allemande. Presqu'en même temps nous postions une lettre pour Georges, le 25 avril. Elle nous parvint en retour avec la mention ; RETOUR A L'EXPEDITEUR. ATTENDRE NOUVELLE ADRESSE". Georges a donc été éloigné de la prison d'Anvers. On doit noter que Georges se plaint de ne pas recevoir certains colis et du linge attendu. Nous sommes restés pendant deux mois sans nouvelles de lui. Il lui fut fait des difficultés au sujet de cigarettes, de papier à écrire, etc, que nous avions cru pouvoir lui expédier.

Ne serait-il pas possible de savoir où il fut transféré ?. Quel est l'organisme auquel je pourrais m'adresser officiellement?. Pourriez-vous m'aider en consultant le personnel civil de la prison ou son Directeur ? Nous vivons de très mauvaises heures, car il ne se passe pas une semaine sans qu on me rapporte le bruit de sa mort ou de son exécution.

Je viens de recevoir communication d'une lettre du général von Falkenhausen, Gouverneur en Belgique et du Nord de la France, disant qu'il n'est pas en son pouvoir d'intervenir en faveur de mon fils.

Je compte me rendre à Anvers .... etc."

Au début du mois de juin je reconnais dans un des deux officiers de Gendarmerie qui viennent d'entrer le frère a un de mes camarades de classe à l'Athénée de Bruges. Il est 'au secret et ne peut prévenir sa famille. J'écris alors une lettre de deux pages à l'encre de chine. L'écriture est la plus fine possible sur la feuille de papier pelure que je plie de telle sorte que la lettre ne fait plus q'un rectangle de deux centimètres de côté. Je la confie à un détenu libéré qui la cache
dans le rebord de son pantalon et qui la mettra sous enveloppe pour la faire parvenir chez moi.

En voici des extraits:

" Depuis longtemps vous n'avez plus reçu de mes nouvelles. J'ai été puni pour avoir essayé de frauder une lettre pour vous. J'ai eu six semaines de cellule "seul", six semaines de suspension de colis, de correspondances et huit jours de cellule noire. J'ai bien résisté à toutes ces épreuves et déjà je recommence. J'ai bien reçu un colis de 2 2/2 Kg de la Croix-Rouge .... Je puis recevoir normalement un colis le lundi 15 juin ensuite le 28....  Faites en sorte que je ne reçoive que le colis de 5 Kg...  J'ai retrouvé ici le frère d'un ancien camarade de classe Raymond Van Latum du Garage Chevrolet, Rue Longue, pour affaire similaire à la mienne. Veuillez dire à son père qu'il lui envoie du linge propre dans son prochain colis.... etc. Faites lui les amitiés de son fils ainsi qu'à toute sa famille. Il est au secret dans une cellule et est bien malheureux. Il n'a encore reçu aucune lettre et ses lettres n'arrivent pas à son père. On ne peut même plus lire le livres et le régime est devenu très sévère. Nous pouvons pourtant lire un journal par jour. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent mais notre moral reste bon. Nous savons ici que la situation des civils est très mauvaise. J'espère que chez vous tout le monde s'y met pour se débrouiller. Si vous ne parvenez pas à trouver des vivres pour mes colis je me contenterai de ceux de la Croix-fiouge. Compris?.  Ecrivez moi plus souvent car je suis inquiet sur votre sort. Une carte postale tous les quinze jours suffirait à la rigueur, et elles m'arrivent plus vite. Courage et à bientôt !.

" P.S. Dites aussi à Mr Van Latum que son fils restera ici encore un certain temps, mais que ses parents ne doivent pas s'en faire. Qu'ils aillent chercher ses timbres de ravitaillement à la Gendarmerie et qu'ils soignent pour ses affaires. Qu'ils aient courage. "

Quelques jours après l'envoi de cette lettre de nombreux détenus sont transférés au dernier étage d'une aile de la section belge qui se trouve de l'autre côté de la cour intérieure en face de l'aile allemande. Nous occupons bientôt une douzaine de cellules à raison de trois ou quatre détenus par cellule.  Je ne  suis pas rassuré car l'opération s'est faite mystérieusement et sur chaque porte a été apposée en rouge sur fond blanc une majestueuse lettre F. Le gardien allemand que j'interroge ne trouve rien d'autre à dire que nous  sommes des F Leuten.

Le premier soir de ce transfert je parviens à attirer l'attention des détenus politiques d'en face et leur demande ce qu'ils savent à notre sujet. Ils l'gnorent mais l'un d'eux signale qu'il vient de lire dans un journal que cinquante otages seraient fusillés si les auteurs d'actes de sabotage dans le port d'Anvers ne sont pas découverts. Il ne sait toutefois pas s'il s'agit de nous.

J'ai rapidement fait le compte des détenus qui se trouvent dans ma situation. C'était bien ce que je craignais, il y en a
cinquante.    .

Ce fut une des périodes les plus dures de ma détention - la crainte continuelle de devoir sortir tous de nos cellules sans recours possible, s'ajoutait une faim insoutenable et permanente. La nourriture fournie par l'Administration belge dans toute la prison était de qualité inférieure et insuffisante quand elle n'était pas complétée par les colis de nourriture que les familles devaient le plus souvent acquérir au marché noir. J'ai des tas de choses a reprocher aux Allemands mais je ne puis passer sous silence le comportement du service pénitencier belge de la prison de la rue des Béguines qui pendant tout mon séjour à Anvers n'a cessé de piller scandaleusement la nourriture destinée aux détenus qu'ils soient de droit commun ou qu'ils soient politiques. C'est d'autant plus grave que de nombreux détenus juifs, qui eux le plus souvent n'avaient pas droit à des colis, en ont aussi été les victimes.

Dernière lettre sortie en fraude de la prison d'Anvers en juin 1942

Il me fallut plus de six semaines pour trouver le moyen d'écrire chez moi. Tous les soirs je parvenais à converser par la fenêtre avec des détenus de droit commun qui se trouvaient à l'étage sous le nôtre. Quand un de ceux-ci m'annonça qu'il allait être libéré je lui ai fait parvenir une carte postale dont je disposais encore en l'attachant au bout d'une ficelle. Elle était adressée à un ancien compagnon de cellule à qui j' avais eu l'occasion de rendre quelques services. Celui-ci ne devait plus demeurent à l'adresse indiquée mais un employé des postes a dû lire la carte et l'a fait parvenir chez moi en sachant parfaitement d'où elle provenait.

" Mr Jozef Hallemans   Cachet de la poste: Inconnu Retour à l'expéditeur:

Vrijheidstraat, 14
Café TRACK ODOS    
Antwerpen

" Cher Jef,

" Aucun changement dans ma situation. Depuis huit semaines nous sommes isolés du monde extérieur à trois dans une cellule, pas de lettres, pas de colis et nous avons faim. Cher Jef, voudrais-tu être assez aimable pour remettre un colis à une personne qui viendra bientôt l'enlever, trois pains et un peu de matière grasse.... Si tu le désires fais-toi rembourser chez moi, mais je sais que pour toi cela n'a pas d'importante. Voudrais-tu mettre cette carte sous enveloppe et l'envoyer chez moi.

" Michotte, rue... etc. Bruges.

" Suis encore en bonne santé mais affaibli. Je n'ai plus reçu di nouvelles depuis le 5 avril. Envoyez -moi un peu d'argent.... Essayez de me faire parvenir des chaussures par l'intermédiaire de la Croix-Souge. Je pense que nous serons transférés sou peu en Allemagne. Envoyez nouvelles d'urgence par gfa même voie. Pour Raymond Van Latum; faites envoyer de l'argent, son manteau de gendarmerie et PLUS de pain. Acheminez l'argent par les intermédiaires suivants:

Mr er Me Pijl Thiels, Oudenbergsche baan, 23, Hoogboom-Kapellen

ou Mr Jacques, Statielei, 63, Oude God:,"

Je n'ai rien reçu, ni les trois pains destinés à chacun de nous dans la cellule, ni l'argent, ni de lettre.

Grâce à la complicité vénale d'un gardien belge un de mes compagnons de cellule parvint à obtenir un imposant colis de victuailles. Pendant deux ou trois jours il nous abandonna sa maigre ration ... J'ai omi de dire que parmi les otages il y avait aussi quelques détenus non politiques.

C'est ainsi que nous sommes entrés dans un sombre tunnel, la NUIT et le BROUILLARD.

Et puis, un beau jour d'Août, on nous annonça notre départ pour la prison de St-Gilles.

Ce départ mettait fin à ma détention d'un an à la prison d'Anvers où j'étais devenu le plus ancien détenu et où j'avais partagé les souffrances et les joies de tant de gens qui avaient participé comme moi à la lutte contre la Tyrannie et pour nos libertés.
Il doit être peu fréquent qu'un officier de la Résistance armée, inculpé en outre d'espionnage et d'aide à l'ennemi, ait été reconnu Résistant civil pour sa conduite en prison.

LES CINQ FRERES

Simon:(milieu à gauche), membre fin 1940 de la Légion Belge du Colonel LENTZ (Colonel JANSSENS de BISTHOVEN, groupe HANSSENS), ensuite du Parti National, fut chargé en I940 par GEERS, commandant des pompiers de la ville, et par l'Administration communale d'organiser la Défense passive à Bruges et Zeebrugge. Il choisit ses hommes parmi les anciens militaires d'activé et de réserve des deux Régiments de la ville, et parmi d'anciens Scouts, dont il était "Assistant", et créa ainsi une importante organisation structurée qui devait se transformer au moment voulu en une organisation de Résistance active. Il fut limogé le lendemain (25 juillet 194I) de l'arrestation de son frère Georges et d'autres patriotes et remplacé à la tête de la Défense passive par des collaborateurs de l'occupant qui eux furent condamnés pour incivisme après la libération. Il s'installa à ZWIJNAERDE (GAND) en 1942 où dans une usine de textile il adhéra au Groupe "G" et participa à la libération de Gand avec les troupes canadiennes et polonaises. Il combattit ensuite en Hollande comme Volontaire de Guerre et fut promu Officier auxiliaire pour action d'éclat.

Georges:(en dessous), l'auteur de ce récit.

Jean: (en haut à droite), recruté par son frère Georges dans le P.N. s'évade de Belgique en avril 1941, est arrêté en France non occupée par la police de Pétain et est enrôlé de force dans la Légion Etrangère, déserte de son unité dans le désert à Didi-bel-Abbès (Algérie) au moment du débarquement allié en Afrique et parvient à rejoindre l'Angleterre. Comme Volontaire de Guerre il devint pilote dans la section belge de la Royal Air Force après avoir conqui ses "ailes" au Canada. Il fut plus tard, dans les années 60, un   des pilotes militaires belges qui, ayant quitté Lumumba et Léopoldville avec leur avion respectif, rejoignirent Tchombé lors de la sécession du Katanga.

Marcel: (en haut à gauche), jeune membre du Parti National en juin1941, réfractaire au travail obligatoire en Allemagne en 1943, passa dans la clandestinité jusqu'à la libération. Devenu membre de l'Armée Secrète (groupe PRIEM) il s'engagea immédiatement dans la Brigade Piron comme Volontaire de Guerre et y devint conducteur de char de combat jusqu'à son retour dans la vie civile.

Claude, dit Robert; (au milieu à droite), membre du Front de l'Indépendance à l'âge de 17 ans, fut condamné en même temps qu'une quinzaine d'autres jeunes Brugeois en 1944 par le Conseil de guerre de l'OFK de Bruges et fut déporté en Allemagne à la veille de l'entrée des troupes alliées en Belgique. Il rencontra miraculeusement son frère Georges, qui avait disparu depuis 1942 comme déporté N.N., dans une prison au centre de l'Allemagne.

LE PILOTE

Jean MICHOTTE est félicité par Sa Majesté la Reine 
d'Angleterre après l'obtention de ses "Ailes".

NACHT UND NEBEL

Les cinquante ôtages sont transférés le 12 août à la prison de St-Gilles en attendant leur déportation en Allemagne.

Je ne dissimule pas que comme les autres détenus faisant partie de ce convoi, j'étais soulagé et même heureux de mon depart car celui-ci levait l'incertitude et le mystère de notre sort en nous persuadant que nous ne serions pas fusillés. Dans l'ignorance de l'Ordonnance de Keitel je considérais même que la déportation était une peine en soi et que par conséquent Je ne serais pas traduit devant un conseil de guerre.

C'est dans ces dispositions d'esprit que je laissait dernière moi la prison d'Anvers qui avait été une épreuve dure, parfois exaltante aussi, mais qui m'avait permis de m'endurcir et de mesurer ma résistance morale. Mon séjour à Anvers m'avait donné l'occasion de me faire de nombreux amis que j'avais parfois pu aider à surmonter des moments difficiles. Je pensais à ceux qui avaient été successivement mes compagnons de cellule, avec lesquels j'avais partagé les soucis et les joies. Je ne me souviens pas de tous car certains n'étaient pas intéressants. Où étaient maintenant les Willy Sel, Ackermans, Félix Nelissen, Nauvelaerts, Toontje Dewachter, Rik Spiessens, De Mul, Rik Spiessens, Potums, Somers..? Qu'étaient devenus tous les autres copains de la Main Noire et les autres Malinois du Parti National ?. Je pensais aussi aux pauvres Nyckees et De Renty. Où étaient mes amis de l'affaire" ?

En ce qui concerne l'issue de la guerre j'étais aussi optimiste. Les Etats-Unis, la plus grande entité mondiale industrielle, se relèveraient vite du terrible coup de Pearl Harbourg et ils seraient bientôt en mesure de détruire le potentiel industriel et les hauts-fourneaux indispensables aux nazis pour la poursuite de leur guerre. Le petit "Gefreiter allemand" n' allait-il pas se casser les dents sur Moscou, connaître à son tour la Bérésina et voir ses corps blindés s'engloutir dans la boue et la neige. Ce sera son dernier hiver et au printemps de l'année prochaine nous rentrerons au pays.

Le 15 août des camions pénètrent dans la gare du Nord, déserte à ce moment, par un accès situé dans le prolongement de la rue Zérozo de joyeuse mémoire. J'étais assis à côté d'un détenu, un sous-officier belge, qui m'avait raconté comment il avait été accceuilli au sol par la police allemande après avoir été largué avec son parachute. Les Allemands s'étaient servis du poste émetteur d'un autre parachutiste appréhendé plus tôt pour demander du renfort à Londres. Pour la première fois depuis mon arrestation je commençai à comprendre comment l'Abwehr avait réussi à faire passer mon message en juillet 41. Avant de pénétrer dans l'aire de marchandise nous avons eu l'occasion unique de fuir dans la rue Zerozo et nous perdre dans le dédale de rues qui avoisinnent cet endroit. On ne peut réfléchir quand une occasion pareille se présente. Je n'ai plus jamais revu le parachutiste Gailly, ni dans le train, ni après.

Un wagon cellulaire attend sa cargaison et on nous enfourne à huit dans un compartiment prévu pour quatre hommes. Parmi nous il y a un prêtre dea environs d'Amougies qui est tout heureux de nous monteer le trésor qu'il emporte en Allemagne, une bouteille d'eau bénite et des osties...

Le train s'arrête en gare de Verviers et pour attirer l'attention des voyageurs sur le quai nous entonnons une vibrante Brabançonne qui s'arrête bien entendu à la fin du premier couplet.Nous parvenons à laisser glisser quelques messages à l'extérieur avec l'espoir qu'ils seront ramassés et  transmis. Le mien n'est jamais arrivé.

Le passage de la frontière nous donne l'occasion de chanter une deuxième fois la Brabançonne et nous avons le sentiment d'entrer en Allemagne, plus en conquérants qu'en déportés.

C'est bientôt Cologne au dessus de laquelle quelques ballonsl captifs, ceux qui n'ont pas encore été descendus par la RAF, tirent sur leur cable comme des cerf-volants haut dans le ciel.

Le directeur de la prison de Essen nous reçoit très civillement, mais il se plaint que Bruxelles lui envoie des détenu un 15 août sans le prévenir. Il a des obligations familiales en ce jour de fête.  Nous avons presque  envie de nous excuser pour ce dérangemen intempestif.

Cet acceuil est toutefois de nature à nous rassurer car nous sommes apparemment mieux traités que dans les prisons belges. Cela nous semble normal car ici ce sont des gens de métier dit quelqu'un. Tout va donc pour le mieux, nos misères sont terminées.

Après trois jours de quiétude et de repas très satisfaisants nous partons pour Bochum qui est situé non loin de Essen.

Les déportés doivent y attendre dans la cour de la prison sous la surveillance de quelques gardiens qui s'amusent follement en voyant les deux prêtres qui font partie du convoi. Ils font des remarques désobligeantes et l'un deux soulève la soutane des prêtres pour voir s'ils portent une culotte en soie à la grande joie des autres gardiens.

Je pénètre dans ma cellule qui semble être très propre mais qui ressemble à celles des prisons belges. Nous sommes
à trois et nous nous présentons mutuellement. La porte s'ouvre avant que les présentations soient terminées et un gardien me fait sortir pour me conduire dans une autre cellule située au même étage et où je me retrouve seul. Pourquoi?

Je n'allais pas tarder à le deviner car une heure plus tard un gardien plus gallonné que le précédent vient me confisquer tous les objets personnels que j'avais en ma possession, lettres, peigne, photos, rasoir, etc. Je parviens à dissimuler par réflexe mes deux crayons. Il me pose quelques questions auxquelles je réponds le plus aimablement du monde et quand je lui demande pourquoi il me confisque les photos et les lettres il m'explique que je ne devais pas m'en étonner car les Belges qui avaient occupé la Rhénanie après 1918 avaient été odieux vis-à-vis des Allemands. Il ne me répondit plus quand je lui dis que, même si c'était vrai, je ne devais pas subir les conséquences de ces actes.  '

Cela commençait mal pour moi et ce n'était qu'un début. Lors de la promenade quotidienne du matin je devais me mettre en tête des détenus dont le suivant devait marcher cinq mètres derrière moi alors que l'intervalle réglementaire était de trois mètres entre les détenus. C'était pour mieux pouvoir me surveiller, me fut-il dit.

Mon voisin de droite était le docteur Bertiau venu de la prison de St-Gilles et demeurant à St-Gilles. En utilisant le gobelet renversé contre le mur j'entre en contact avec lui et il m'explique qu'il est exactement dans la même situation désagréable que moi-même.

En ce qui me concerne je venais de comprendre que ma participation à l'affaire Braunsdorf à Anvers et la punition encourue pour ma tentative de faire passer des messages en fraude avaient fait l'objet d'un rapport qui devait se trouver dans mon dossier.

Le lendemain et pendant les semaines suivantes, lors de la promenade quotidienne, je devais marcher en tête de la colonne de cent à cent cinquante détenus en maintenant un intervalle de cinq mètres avec le suivant qui était le docteur Bertiau. Les gardiens criaient dans ma direction pour accélérer la cadence, les Laufschritt (pas de course) et les Gleichschritt( au pas ordinaire) se succédant. Les autres détenus nous regardaient avec étonnement en se demandant pourquoi ces deux Belges étaient traités de la sorte. Nous devions être des hommes particulièrement dangereux pour les Allemands et la première curiosité sembla se transformer en un sentiment d' admiration pas du tout déplaisant.

Nous prenions conscience de notre responsabilité et quand peu après un gardien pénétra, accompagné d'un civil, dans ma cellule pour me demander si je voulais travailler je répondis avec dignité: " Non! C'est interdit par la convention de Genève! ". Le gardien me regarda d'un air surpris et sans dire un mot il partit pour s'enquérir probablement auprès de son supérieur de ce qu'avait voulu dire ce petit Belge avec sa convention de Genève.

Bertiau avait répondu comme moi, sans toutefois faire allusion à cette convention de Genève qui ne devait s'appliquer qu'aux militaires. La seule différence entre nous deux et ceux qui travaillaient était que nous n'avions pas droit au supplément d'un demi-litre de potage que l'on sert aux occupants de quelques cellules quand il reste un fond de douche. Ce supplément, connu sous l'appellation "Nachkost", a hanté les rêves de tous les détenus affamés des prisons allemandes.

Notre geste hautement audacieux trouvait à mes yeux sa récompense dans le fait que ce supplément qui était servi tous les trois ou quatre jours ne pouvait de toute façon pas remplacer les calories consommées par un travail manuel.

Nous ne pouvions aussi pas nous étendre pendant la journée. Je n'avais rien pour occuper mes loisirs et les premiers temps furent très durs. Il me restait la ressource de regarder par la fenêtre et d'essayer de voir ce qui se passait aux alentours d'un bâtiment qui s'élevait derrière notre aile et qui devait être une scierie mécanique.. Pendant tout mon séjour à Bochum j'ai entendu le bruit strident et intermittant des scies rotatives, hurlement qui devient plus aigu au moment où la scie arrive en fin de coupe.

Je correspondais aussi avec mon voisin Bertiau. Nous étions devenus des confidents et il me raconta que sa femme était aussi sous les verrous. Détail navrant: ses enfants avaient été recueillis par des voisins lors de leur arrestation. Il avait eu aussi des démelés à la prison de St-Gilles pour des messages passés en fraude.

Il me dit un jou qu'il jouait aux échecs et cela me donna une idée pour tuer le temps. J'eus vite fait de dessiner deux jeux complets, petit format, et, en commençant par la gauche des damiers de numéroter les cases horizontalement de 1 à 8 et verticalement de A à H. Il suffisait de communiquer successivement les coordonnées des cases de départ et d'arrivée d'une pièce. Celle située en D3, par exemple, s'annonçait par quatre coups "forts" suivis de trois coups "faibles" frappés sur le mur mitoyen au moyen d'un objet ou du poing, comme ceci:OOOOooo. Le signal suivant en indiquait la nouvelle position, par exemple OOOOoooo soit en D4. Chacun dans sa cellule manipulait les pièces noires et blanches. Le roquage donnait lieu à un signal convenu. Quand il y avait échec et mat une longue rafale de coups saluait l'exploit.

Nous étions de force égale et ce passe-temps nous fit oublier nos soucis pendant deux à trois semaines.

Les autres détenus ament accepté de travailler, probablement par le fait qu'étant à trois dans une cellule il est plus difficile de refuser. Il suffit que l'un accepte pour que les autres ne se croient pas obligés de se singulariser. Leur travail consistait à compléter des guêtrons de fantassins en cousant, comme un sellier, d'un coté les passants en cuir et de l'autre des lanières en cuir pliées en deux, enserrant une boucle métallique. Chacun disposait d'un châssis en bois terminé par deux mâchoires de serrage, celle du dessus étant reliée par une tige à une pédale. Pendant ce travail le haut du corps était penché constamment du même coté. leur "pensum" était de dix paires par jour, ce qui équivallait à la couture de quatre-vingt pattes et porte-boucles. Pour un homme exercé ce travail représentait environ 480 minutes, sans compter l'enfilage des deux aiguilles et le poissage des ficelles. Il faut dire que certains détenus, éblouis par la promesse d'un supplément de ration, avaient atteint une telle dextérité qu'ils parvenaient à une production journalière de quinze et plus de paires avec le risque pour les autres de voir s'élever le "pensum".

Notre prestige était devenu si grand auprès des autres détenus que notre menace de punir par une quarantaine sévère ceux qui persistaient à produire plus que le pensum mit en quelques jours à cette situation.

Tous les samedis matin un gardien accompagné d'un contre­maître de la firme Ramm et Kampman, qui utilise les détenus pour fabriquer des guêtrons, entre dans ma cellule et me demande calmement si je veux travailler. Ils croyent que je m'ennuie et que je vais céder. Ma réponse reste aussi calmement: non.

Un des gardiens doit avoir entendu des coups frappés contre le mur, et nous avons été inattentifs à sa présence, car il fait irruption dans nos cellules et emporte nos jeux d'échec en nous menaçant de sanctions. Je me console à la pensée que cette continuelle tension de l'esprit est fatiguante et je m'amuse alors à lire tout ce qu'il est possible de lire sur une dizaine de petites feuilles de toilette provenant souvent de vieux journaux locaux, parfois assez récents.

le gardien principal de l'étage doit s'être rendu compte que je parle l'allemand et il lui arrive à l'occasion de me faire sortir de cellule pour jouer interprète entre lui et des détenus wallons. J'eus ainsi l'occasion d'arranger de petits problèmes à l'avantage de ceux-ci.

Les détenus qui travaillent peuvent recevoir un livre par semaine. Ce sont des romans, des récits de voyage et parfois des livres de propagande nazie. Je trouve bien-entendu le moyen de demander aux voisins qui bien souvent ignorent la langue ou ne s'intéressent pas à cette lecture de me les prêter.C'est ainsi qu'un volume est échangé au moment où les détenus doivent sortir de leur cellule en attendant le départ pour la promenade quotidienne. Pendant de nombreuses semaines j'ai lu quatre a cinq heures par jour. Il m'arrive souvent de lire lentement à haute voix en essayant de prononcer le mieux possible. Pendant ma lecture je devine par le contexte la signification de mots que je ne connais pas encore et mon vocabulaire s'enrichit de jour en jour. Pour ceux qui veulent apprendre le Néerlandais, essayez cette recette !.

Il m'arrive parfois de lire des livres relatant des voyages dans des pays exotiques et peu connus à l'époque. Mon imagination aidant je me trouve ainsi transporté sur les plateaux du Pérou ou dans les tripots de Macao. On ne peut s'imaginer le nombre de voyages que j'ai pu faire en cellule. Pendant ceux-ci je me sentais libre et heureux.

Catastrophe, j'ai repéré des Brugeois pendant la promenade.

Ce sont des' membres du Parti National qui ont, disent-ils, été arrêtés en février 1942 et par l'un d'eux j'apprends que les dirigeants, que j'avais tant de peine à mettre hors cause, se trouvaient aussi quelque part en Allemagne avec d'autres membres et les copains prévenus d'espionnage. Des trente-trois dirigeants et membres appréhendés en février 42 vingt-six sont à Bochum. Je n'en connais que quelques uns car ils devaient avoir été recrutés par Lowijck et Ramon. Ceux que j'avais recrutés, à l'exception de trois d'entre eux n' avaient pas été inquiétés.

Cette rencontre imprévue me fait penser à nouveau à l'affaire. On raconte dans la prison que des détenus vont passer en jugement et on cite le Volksgericht et le Sondergericht. Cela devient inquiétant ; et moi qui croyait que tout était terminé !.

Nous avions droit à une douche tous les quinze jours et nous pouvions demander la visite du médecin. Celui-ci était assez sympathique au début et il nous donnait parfois des médicaments. La situation des fronts leur avait été favorable au début de notre séjour à Bochum, il y avait eu Dieppe et en­suite l'offensive en direction de Stalingrad. les Allemands devinrent plus nerveux et un jour le médecin me dit que les médicaments étaient réservés en priorité aux soldats allemands et depuis ce moment les prisonniers politiques n'eurent pratiquement plus droit aux soins médicaux.

Il nous a fallu un certain temps pour comprendre que nous étions "Nacht und Nebel" sans toutefois ne jamais savoir exactement quels étaient les objectifs poursuivis par les nazis en nous traitant ainsi. On nous avait isolé à Anvers sous l'appellation F-Leuten,qui avait coincidé avec le choix des cinquante otages. Ensuite le maintien de la suppression de la correspondance, l'interdiction de lire des journaux, la suppression du nom et l'attribution d'un numéro de prisonnier. Quand un gardien entrait dans la cellule il fallait se placer rapidement dans le fond de la cellule, sous la fenêtre, se caler en position et se présenter sous son "Gefangennummer". Les soins médicaux devenaient plus rares et tendaient à disparaître complètement.

La nourriture qui au début était relativement suffisante commençait à dimibuer sensiblement, non pas en quantité mais en qualité. Nos potages devenaient plus clairs. Nous ressentions de plus en plus que nous avions faim mais l'organisme semblait s'adapter à cette lente diminution des calories nécessaires. J'étais de plus en plus satisfait d'avoir refusé de travailler et j'essayais, maigre l'interdiction formelle, de m'étendre de temps à autre sur mon lit.

La couverture était enveloppée dans une housse d'allure campagnarde, à petits carrés bleus et blancs. Chaque matin nous devions faire notre lit de façon parfaite, de telle sorte que la couverture dans sa housse soit parfaitement lisse sur le matelas. Quelques minutes étaient nécessaires pour arriver à ce résultat. Cela vous permettra de comprendre que quand on se couchait sur son lit pendant la journée il était matériellement impossible de remettre le lit dans l'état souhaité quand on entendait s'approcher un gardien.

Un détenu qui était surpris sur son lit pendant la journée s'exposait à diverses sanctions selon l'humeur du gardien. Ils étaient armés d'une lourde clé double dont ils se servaient parfois dans ces cas. Cela m'est arrivé une fois. A une autre occasion je n'ai même pas essayé de remettre mon lit en état avant que le gardien n'entre. J'ai simplement changé de position et pris l'attidtude de celui qui vient d'avoir eu un malaise. Un "Ich bin krank!" très persuasif m'a fait éviter des mesures désagreables.

Pendant que nous nous morfondions sur notre sort d'autres gens, d'autres peuples étaient massacrés au nom de la supériorité de la race germanique.

Mon attention est attiré un jour par du bruit inhabituel sous ma fenêtre, dans la petite cour située entre notre aile et la scierie. Juché sur mon tabouret je vois quatre hommes en tenue kaki qui se promenaient sous la surveillance d'un gardien. Ces militaires vêtus correctement, portent un baudrier de cuir et ce qui me frappe le plus c'est la casquette à la forme rectangulaire bizarre. Ils sont a quelques mètres de distance et profitant du fait que le gardien était plus éloigné j'attire leur attention par un Psst et leur demande à tout hasard en français ce qu'ils font la.

En marchant un des quatre me répond - nous sommes des officiers de l'Armée républicaine polonaise et nous serons fusillés demain. Je n'avais jamais entendu parler d'une Armée républicaine polonaise. Je ne pus m'empêcher de lui demander pour quel motif ils allaient être fusillés.

Il me répondit avec un calme qui me donna des frissons - parce que nous sommes des officiers polonais. Je ne les ai vus qu'une seule fois pendant quelques minutes, mais cette image est restée gravée dans ma mémoire tellement j'ai été impressionné.

Le gardien accompagné du contremaître est venu pour la Xème fois le samedi matin et m'a demandé si je ne voulais pas travailler. J'avais maintenant nettement l'impression qu'ils avaient fait des paris entre eux : Le petit Belge allait-il oui ou non céder et quand allait-il le faire?

La situation militaire en Russie ne semble plus être favorable au peuple des Seigneurs. La mine des gardiens s'allonge de plus en plus et celle des détenus s'éclaire peu à peu par une joie intérieure. Après l'annonce par Hitler fin septembre de la prise de Stalingrad, les nouvelles deviennent franchement mauvaises en octobre et dans les premiers jours de novembre. Mauvaises pour eux, s'entend. A la fin du mois de novembre je comprends que les nazis viennent de subir un échec terrible et des pertes irréparables.

Chaque semaine de nouveaux détenus NN arrivaient de Belgique et nous apportaient des nouvelles des opéraions militaires qui sont si grisantes quand elles sont bonnes.

C'est au début de décembre qu'entrent dans ma cellule, un samedi matin comme toujours, le gardien principal, les gardiens de l'étage et le contremaître de Ramm et Kapman.

Je me suis précipité sous la fenêtre et je cite mon numéro de prisonnier. un seul regard en leur direction m'a fait comprendre que cette fois-ci s'était sérieux et que j'allais payer pour leur défaite à Stalingrad. en un rien de temps j'ai pris ma décision et j'attends la quesdtion tant de fois posée.

Le gardien principal apporche son visage du mein comme pour m'écraser et la question arrive, menacante:

"Wollen sie Arbeiten?"

Cette fois-ci c'était sérieux et je me voyais déja roué de coups par les gardiens furieux.

Sans sourciller je lui réponds - Jawohl Herr Hauptwachtmeister ! Aber ich kan nicht arbeiten ! (Oui Monsieur le gardien principal ! Mais je ne sais pas travailler !) Cette victoire sur un détenu récalcitrant valait bien une défaite à Stalingrad. Il s'enquit de mon métier et quand il apprit que j'étais militaire de carrière il admit que je disais probablement la vérité.

Le contremaître est revenu dans ma cellule avec le matériel nécessaire et m'apprend mon nouveau métier. Ce civil, qui avait accompagné plusieurs fois le gardien dans ma cellule et qui savait que j'avais refusé de travailler resta ainsi seul avec moi pendant une bonne heure. Il ne pouvait me cacher sa sympathie et c'est ainsi que cet Allemand m'a communiqué parfois des nouvelles des fronts, très prudemment et en employant des périphrases les plus compliquées pour ne pas être surpris, de peur de subir les mesures auxquelles il s'exposait.

Le lundi suivant j'ai remis une paire de guêtrons, puis deux paires, ensuite trois paires, le jeudi trois paires. A ce moment un gardien m'a dit que ce n'était pas suffisant. Au bout de huit jours j'ai remis six paires en disant que j'avais fait un effort pour arriver à ce résultat et que  je n'étais pas en mesure de produire plus. Ils étaient satisfaits et j'ai continué à remettre mes six paires sans aucune difficulté jusqu'à mon départ. J'avais droit au supplément de nourriture, à la lecture et comme par enchantement la surveillance spéciale de la promenade fut supprimée.

Après peu de temps je parvenais à terminer mes six paires en trois heures et le restant du temps je pouvais me reposer et lire à mon aise. Je gardais toutefois une couture inachevée sur mon appareil et reprenais rapidement le travail quand j'entendais un bruit suspect dans le couloir. Pendant ce temps les autres détenus continuaient à besogner pour atteindre le pensum de dix paires.

Je perdis de vue le valeureux Hermand Bertiau qui, en novembre 1943, fut décapité à Cologne. Détails navrants: son épouse Florence, qui avait été arrêtée en même temps que son mari, abandonnant ses deux enfants aux bons soins des voisins, fut également condamnée à mort, graciée ensuite mais trouva malgré cela la mort quelques jours avant la libération de Ravensbruk par les Alliés.

Le gardien principal devait être heureux de sa victoire car il me fit changer de cellule et c'est ainsi que j'atterris dans celle d'un membre du groupe du Parti National Louis Van Maele et d'un autre détenu dont je ne me souviens plus du nom.

Il me fournit des précisions sur son arrestation en février 1942 et sur ce que les membres et les dirigeants avaient avoué ou déclaré lors des interrogatoires. Il ne sait pas tout mais je devine que si la GFP les a gardé en prison c'est en raison de certains aveux. Je me demande avec inquiétude si des faits nouveaux ne vont pas aggraver mon cas déjà si difficile.

Depuis un certain temps des détenus fabriquent pendant leurs moments de loisir des chapelets qu'ils offrent aux détenue d'autres cellules. Ile trouvent aisément les matières nécessaires, telles que du cuir - de la ficelle - de la cire, dans ce qui leur est fourni pour effectuer le travail de sellerie.

J'ai remarqué aussi avec un certain étonnement que des détenus non pratiquants avaient commencé à prier comme leurs compagnons chrétiens. Il faut croire qu'ils ne trouvaient pas en eux le courage moral et la volonté nécessaire pour faire face aux misères, à l'adversité et à la peur, sans le secours de la religion. Le courage moral et la pratique effective des principes moraux et humanistes sont réservés à une élite. Cette façon de vivre est parfois difficile et les problèmes de conscience sont nombreux. Aussi j'admettais et je comprenais, sans que cela les amoindrisse à mes yeux, qu'ils cherchaient ailleurs que dans leur propre conviction l'espoir, la tranquilité et la consolation. J'aurais pu ne pas parler de cet aspect de notre détention, mais ma conscience et mon objectivité ne me pardonneraient pas de ne pas l'avoir fait.

C'est Noël. Nous avons reçu exceptionnellement ce midi un repas d'"humain", des pommes de terre cuites, du choux rouge étuvé et un petit morceau de viande. Tout est calme dans la prison. Les détenus pensent intensément à leur épouse, à leurs parents, à leurs enfants. Même les gardiens semblent être sous l'influence de ce jour. Ils sont discrets et pour une fois ils n'interviennent pas quand les détenus se parlent de cellule en cellule.

Le soir arrive et malgré l'extinction des lumières tous les détenus restent éveillés. A minuit précise, malgré la présence d'un gardien dans le bâtiment, une voix anonyme s' élève, belle et claire, et chante avec émotion le Minuit Chrétien. Cette voix céleste envahit tout le bâtiment, les cellules et les coeurs. Les larmes ont dû jaillir cette nuit dans la prison, dans toutes les prisons et tous les camps.

Quand la voix s'est éteinte un - Ruhe ! retentit aussitôt, comme pour nous rappeler où nous nous trouvons. Le gardien n'avait pas interrompu le chant divin.

Je ne travaille toujours qu'à soixante pour cent du pensum obligatoire et les Allemands ont renoncé à me forcer à augmenter ma production. Quand en fin d'après-midi ils ouvrent la cellule pour récolter le travail terminé ils trouvent chaque fois deux paquets - de dix et un paquet de six paires de guêtrons terminés. Un coup d'oeil dans ma direction et ils savent pourquoi.

La solidarité existe entre les détenus politiques. Je fais le tiers du travail pour leur faire aussi bénéficier de l'avantage acquis de haute lutte. Le contremaître ne m'oublie pas et, sous prétexte de vérifier le travail, me rend parfois une petite visite. Quand je lui demande - Wie gehtst ? (Comment cela va-t-il ?) il me donne quelques indications sur la tendance des combats en Russie ou en Afrique. Quand, du doigt sur la table, il trace un mouvement il ajoute, par exemple, les betteraves rouges attaquent ou encerclent et les betteraves noires se replient ou sont détruites. Il n'était pas difficile de deviner que les betteraves rouges sont les divisions blindées soviétiques et que les noires étaient les divisions allemandes. J'avais ainsi la preuve qu'il devait exister une certaine opposition, qui n'osait pas s'exprimer, dans cette Allemagne qui se montrait impitoyable envers les opposants au régime hitlérien.

Une nuit, vers vingt deux heures, j'ai ressenti des douleurs abdominales qui s'aggravèrent rapidement et devinrent insupportables. Je me tordais de douleur et la sueur coulait sur mon visage. Mon ventre était gonglé et je comprenais qu'un noeud devait s'être formé dans mes intestins. Je me suis mis debout pour presser mon ventre contre la paroi métallique froide de la porte pour essayer de faire diminuer la douleur. Avec mes mains j'ai trituré pendant des heures mon ventre profondément et dans tous les sens avec le faible espoir de pouvoir de la sorte dégager l'obstruction. Je gémissais de douleur et je me rendais compte que personne ne pouvait m'aider. J'étais certain que j'allais mourir.

Vers trois heures du matin le miracle se produisit. J'ai eu subitement une sensation de chaleur dans les intestins et la douleur cessa comme elle avait commencé.

Mes deux compagnons me dirent le matin qu'ils n'avaient rien entendu pendant la nuit. Je reste persuadé que, ne pouvant rien faire pour m'aider, ils s'étaient recouverts la tête de leur couverture pour ne pas entendre mes gémissements. Louis, qui devait avoir vingt trois ans à l'époque,fut surpris d'entendre dire que sa courte chevelure était devenue toute blanche au cours de la nuit.

Des procès sont en cours et nous suivons du mieux que nous pouvons les départs et les rentrées. Chacun essaye d'évaluer, en connaissant souvent les motifs d'accusation et les peines encourues par d'autres détenus, si son cas est grave et si il risque la peine de mort.

De nouveaux venus arrivent régulièrement de Belgique et pendant la promenade dans la grande cour chacun essaie de savoir si l'une ou l'autre connaissance ne se trouve pas parmi eux. Un groupe important de résistants de la région de Tielt, Pittem, Lichtervelde et de quelques autres communes situées au Nord de Roulers, arrive un jour à Bochum. Près de cinquante de ceux-ci terminèrent leur vie en 1944 sousles échafauds de Wolfenbüttel et de Dordmund.

Parmi des nouveaux arrivés j'ai repéré Eugène De Ceulaer - de qui avait perdu un oeil quand un Allemand avait tiré à l'intérieur d'une casemate près du canal Albert en 40. J'avait fait sa connaissance au Minnewater où il connut sa future épouse. Je le revis ensuite à l'hôpital de Gand où une bonne douzaine de militaires de l'active belges étaient soignés comme prisonniers de guerre. Le moral y était formidable et cela ne m'étonnait nullement de le retrouver ici. Quand après la guerre j'eu l'occasion de m'informer sur ce qui leur était arrivé j'appris que le Colonel médecin Melchior, directeur de l'hôpital était mort à Buchenwald. Le major allemand Taucher, qui semblait aimer les Belges, avait été envoyé au front de l'Est par mesure disciplinaire. Ingels fut fusillé au Tir National à Schaarbeek. Le sergent Joël Van Turnhout débarqua en Normandie avec la Brigade Piron. Les sergents De Ceulaerde, Johnsson de Nieuport et moi-même avons été déportés en Allemagne comme prisonniers Nacht und Nebel. Le Capitaine Bruynseraede, sous le pseudonyme de Lieutenant Jérôme, fut un des chefs de l'A.S. à Bruges après mon arrestation. Je n'ai pu savoir ce qui est advenu aux autres mais j'ai la conviction qu'ils ont continué la lutte comme nous.

La défaite de Stalingrad est consommée et se révèle être une catastrophe pour l'Allemagne nazie. Les Alliés viennent de débarquer en Afrique du Nord et nous savons que Rommel et son Afrikakorps ont essuyé des revers terribles. Malgré les condamnations à mort qui se multiplient nous sommes pleins d'espoir.

J'ai changé à nouveau de cellule et me trouve maintenant avec Achille Dieu et de son beaufrère Severeyns.

Achille était le gendre du leader socialiste Achille Delattre et avec son beaufrère nous étions en bonne compagnie pour parler de politique et de guerre. Pendant mon séjour au 3e Régiment de Chasseurs à Pied, de septembre 37 à février 1939, j'avais appris à apprécier les hommes rudes, mais au coeur d'or, de la région boraine. Je me souvenais que comme Flamand j'avais eu des difficultés pour être accepté par eux, surtout quand c'est le Flamand qui donne des ordres.

Mes deux compagnons étaient dans l'enseignement. L'habitude acquise de fréquenter les hennuyers facilita nos premiers contacta et la confiance mutuelle.

Achille devait avoir des problèmes car il conservait chaque jour un peu de pain, un peu de graisse minérale quand on en recevait, un peu de confiture et le dernier jour de la semaine un peu de potage qui s'épaissit quand il est froid.

Le mercredi matin nous recevions trois tranches de pain, un peu de margarine et une cuiller de confiture. Le mercredi soir il s'attablait. Il coupait minutieusement son pain du matin, et celui qu'il avait économisé les jours précédents, en petits rectangles. Il garnissait lentement chaque rectangle de margarine finement étalée. Il y ajoutait de petites traînées de confiture et de petits morceaux de légumes froids qu'il avait péché dans son potage. Chaque petit rectangle avait un aspect différent.

C'est alors que commençait l'essentiel. Il avait devant lui un spectacle qui devait lui paraître ravissant. Il admirait son travail d'artiste, puis il se décidait à manger, lentement, savamment et en choisissant chaque fois le rectangle suivant pour changer de goût et les couleurs. Son repas durait ainsi plus d'une heure.

Le lendemain il recommençait à épargner, se privant ainsi pendant six jours, pour préparer le banquet suivant.

Le hasard des entrées et des sorties ainsi que l'augmentation constante du nombre de détenus NN belges me fit changer de cellule à l'étage supérieur. J'avais maintenant trois nouveaux compagnons flamands de la région de Tielt dont je ne me souviens pas des noms. Ils étaient rudes et très croyants et je me demandais s'ils ne trouvaient pas leur origine dans les tribus saxonnes qui dans des temps immémorables s'étaient installés dans la région de Roulers.

Je pense qu'ils furent de ceux qui furent exécutés en grand nombre à Dortmund sous l'étiquette de "franc -tireurs".

De ma cellule je pouvais voir, au delà du mur d'enceinte, de très nombreuses cheminées d'usine qui indiquaient les emplacements des célèbres fonderies de canons de Bochum qui produisirent un jour la grosse Bertha qui bombarda Paris pendant la première guerre mondiale.
J'étais impressionné a la vue de cette forêt de cheminées fumantes.

Les escadres de bombardiers britanniques sont venues rendre visite à Bochum. La ville était protégée par la DCA allemande et pendant plus d'une heure toute la ville fût secouée par les explosions des bombes. A diverses reprises une énorme flamme accompagnée par une déflagration indescriptible dans le ciel à quelques centaines de mètres de la prison me fit supposer que des bombardiers atteints par des obus avaient explosé en plein vol. Sur le toit de l'aile située en face de la notre, des gardiens, munis de pelles, rejetaient des bombes incendiaires dans la cour.

La ville avait fort souffert de ce bombardement mais les cheminées continuaient à fumer le lendemain matin. Une pensée m'effleura. Pourquoi s'acharner sur la ville et ne pas détruire les usines ?.

Un matin, en sortant pour la promenade, j'ai demandé à mon voisin qui avait été jugé la veille par le Volksgerichthof à quelle peine il a été condamné. C'est Max Vandestrate, le directeur de l'Institut d'hygiène de Mons et père de six ou huit enfants. Il me répond avec fierté dans la voix; " la peine de mort pour espionnage". Je n'ai pu m'empêcher de lui dire quand on est père de nombreux enfants on laisse les activités d'espionnage à des célibataires cèmme mol !

J'appris ainsi par lui que Dieu, Severeyns, De Beir et d'autres avaient aussi été condamnés à la même peine. Après la guerre j'ai su qu'il fut guilottiné le 2 juin 1943 à Dortmund en même temps que les trois précédents ainsi que de Génin, Sottiau, Lefébure et Wilmet.

Les journées passent les unes après les autres et sont parfois monotones. Quand il n'y a pas de nouvelles certains en inventent et c'est ainsi que parfois des bobards circulent dans toutes les cellules. Il nous arrive même de ne pas croire de vraies nouvelles tellement il est difficile de séparer le vrai du faux.

Le bruit circule que le Parti National de Bruges va être jugé par le Sondergericht de Essen. Cela me semble peu probable car ni les sept compagnons arrêtés en 1941 ni les dirigeants du Parti ne sont à Bochum. Je ne pouvais savoir alors que le 4 juin 1942 le Commandant Militaire de la Belgique et du Nord de la France avait répondu favorablement à la demande l'"OBERREICHKRIEGSAHWALT" (Procureur Supérieur de Guerre du Reich) de Charlottenburg de pouvoir confier le procès des 41 inculpés du Parti National au Tribunal extraordinaire de Essen.

Et puis un jour, à la fin du mois de mars, un gardien me remit quelques feuilles dactylographiées dont traduction ci-après:

Le Haut délégué de l'Etat,         Essen; I7/III/I943
Chef de l'accusation auprès
du Tribunal Extraordinaire 32 Js 37/42 G.

Accusateur: Procureur du Reich: SALEWSKI

ETRANGERS EN ETAT D'ARRESTATION
A Monsieur le Président du Tribunal
Extraordinaire à Essen

ACTE D'ACCUSATION

1) Carlo DE GROOT de Bruxelles, etc.  -
2) Le militaire de carrière Georges MICHOTTE, etc. Ensuite suivent dans l'ordre Albert HOLM, Harry LOWIJK, Albert MICHIEL Georges PAQUE, Achille PEIRE, Norbert CORTOYS, Armand DE GROOT, le Baron Xavier délia PAILLE d'HUYSSE, Charles DHONDT, Léon VAN HEESTER, Maurice RAMON, Roger VAN COILLIE, Léon et Auguste DEROUS, Gustave DEHAESE, René BOUUAERT, Louis DE WITTE, Julien VAN WAESBERGHE, Joseph JACOBS, Jérôme LAMOTE, Pierre DE GRAEVE, Bernard VAN ROYEN, Roland VANDEWALLE, André PETITJEAN, Joseph GALLET, Bérenger HOSTENS, Gustave MEIRE, Albert JANSSEN5, Louis VAN MAELE, Joseph DE GRAEVE, Charles BAERTV Hector GEERS, Hendrik PEUTEMAN, Léopold VERBRUGGE, Stefaan MAHIEU, Raymond SIMOENS, Daniel OTTELE, Albert CORTVRIENT, Pierre BUYSSE.

Sont accusés.

Pendant la période de novembre 40 à juillet 1941, à Bruges et dans d'autres lieux des territoires belgea occupas;

1 ) Tous les accusés agissant ensemble:
a) Avoir eu l'intention, dans les territoires occupés par l'Allemagne, pendant une guerre contre le Reich, de favoriser les Forces ennemies ou de nuire à la puissance militaire du Reich et ses Alliés.
b) Et dans ce même but:
- avoir participé à une organisation, dont l'existence, sa composition et ses objectifs devaient être tenus secrets pour le Gouvernement du Reich.
- avoir participé à une organisation ou réunion dont l'objectif était de commettre des attentats contre la vie ou
comme moyen pour envisager d'autres buts ou avoir soutenu une organisation dans un cas particulièrement grave.
- avoir participé à la reconstitution d'un parti politique, qui avait été interdit par l'article 3 des Ordonnances du Commandant militaire.

2) Les accusés; Carlo DE GROOT, MICHOTTE, PEIRE, PAQUE, PAQUE, CORTOYS, della FAILLE d'HUISSE, VAN HEESTER, n'avoir pas remis à la Kommandantur locale des pamphlets qui avaient été lancés par des avions ennemis ou les avoir remis à des tiers.

3) Les accusés: Carlo DE GROOT, MICHOTTE, HOLM, LOWIJK, MICHIELS, PEIRE, Armand DE GROOT, avoir par une action séparée et en secret ou sous de faux prétextes, avoir tenté dans la zone de guerre du Reich ou de ses Alliés, de rassemler des renseigneeents en vue de les communiquer ou de les faire parvenir à l'ennemi.

Ils ont contrevenu à: art. 91b, 49b abs Iet 2, 128, 73, 74, 47 St GB art.2 Code de guerre du 17.8.38, décret du Commandant militaire de Belgique et du Nord de la France du II.7.40 (Mil. VO BI.C.I23) en relation avec l'art. 1.3.9. JGG. et l'art.161 Kil.Str.GB. en coordination avec la promulgation du 16.6.1936. (R.G.B.L. Is.275 art.4 du 7.8.I938 (R.G.B.L. 39 SI457) I des exigences pour l'introduction du Code pénal dans les territoires occupés par les forces allemandes en ce qui concerne la Belgique et les Pays-Bas du 16.6.1940 (Mil. VO. BI. S7.)

Moyens de preuve.
Les déclarations des accusés. (42)

Objectifs établis;
I) Création du PARTI NATIONAL, son objectif et son développement illégal
Un nouveau parti, sous l'appellation de PARTI RATIONAL est créé par des Belges en 1940. Ses statuts étaient de réunir tous les partis nationaux et d'instaurer une dictature dirigée par le ROI. Le parti a été interdit le 31.10.1940 par ordre du Commandant militaire de Belgique et du Nord de la France. L'interdiction a été signifiée à l'époque au président HAUQUIER.

Compte tenu de ce que le Parti, malgré son interdiction continuait à se développer, le président HAUQUIER et EMMERY, le président du Parti, ont été arrêtés en mars 1941. HAUQUIER a été condamné à une peine de trois mois de prison tandis que EMMERY, après avoir subi un emprisonnement de quatre semaines fut relâché avec un avertissement.

Malgré que ces événements ne pouvaient pas être ignorés par les autres membres du Parti et leur a certainement été communiqués à tous, d'autres membres ont été recrutés et acceptés par le Parti. Les dirigeants du Parti poursuivaient alors d'AVANTAGE LE BUT DE FORMER UN GROUPE DE RESISTANCE, qui, dans l'éventualité d'un renversement ie la situation de guerre, espéré alors dans les milieux ennemis, notamment un débarquement attendu des troupes britanniques après le déclanchement de la campagne de l'Est, aurait été mis en oeuvre pour soutenir les plans d'invasion et pour combattre au coté des troupes anglaises contre les troupes allemandes.
(Note: non souligné dans le texte original)

Tous les accusés, à l'exception d'Armand DE GROOT (père) et de Carlo DE GROOT(fils), appartiennent au Parti National.

Le sujet hollandais Hubertus DEELEN, contre lequel existe une accusation particulière d'espionnage - 32 Js 16/42 G, avait eu connaissance d'un groupe de résistance à Bruges. Il projeta de se servir des membres de ce groupe pour ses activités d'espionnage. Quand en juin 1941 il fit par hasard la connaissance de l'accusé DE GROOT, il lui demanda de se mettre en rapport avec ce groupe de Bruges, et d'inviter ses membres à faire de l'espionnage.

Carlo DE GROOT s'adressa ensuite, au début de juillet, à l'accusé MICHOTTE et lui fit part de ses intentions. MICHOTTE se trouva immédiatement disposé à collaborer et mit Carlo DE GROOT en rapport avec d'autres membres du Parti National, les accusés MICHIELS, HOLM, LOWIJCK, PEIRE, PACQUE et CORTOYS. Les précités furent mis au courant de l'utilité et du but de leur entretien et du travail que l'on attendait d'eux. Lors d'une réunion organisée par Carlo DE GROOT au domicile de ses parents, le 2O.7.I94I, plusieurs participants avaient apporté des plans et des croquis des installations de défense des troupes d'occupation allemandes qu'ils remirent à DE GROOT. Pendant cette réunion fut également discutée l'attitude des participants dans le cas d'un débarquement britannique en Belgique, dans le sens que les Anglais devaient être aidés de toutes les façons possibles.

Les activités d'espionnage de Carlo DE GROOT furent découvertes à temps et purent être étouffées dans l'oeuf. Il fut d'abord établi, en relation avec ce qui précède, que le Parti National, malgré son interdiction, continuait ses activités en secret.

NOTE: Suit l'activité particulière de chacun des prévenus.
Les accusés GALLET(27), H0STENS(28), MEERE(29), Joseph DE GRAEVE(32), GEERS(34), MAHIEU (37), SIM0ENS(38) et OTTELE admettent avoir été au courant des objectifs anti-allemande du Parti.

Les autres accusés, à partir du n° 20, n'auraient pas eu connaissance que le Parti était interdit et que ses objectifs étaient dirigés contre l'Allemagne. Cette affirmation NE MERITE PAS D'ETRE CRUE. L'expérience nous a appris QU'EN BELGIQUE TOUTES LES ASSOCIATIONS CREEES PAR DES BELGES DEPUIS L'OCCUPATION, MEME SOUS LE PRETEXTE D'OBJECTIFS PUREMENT BELGES, ROYALISTES OU ANTICOMMUNISTES, SONT FONDAMENTALEMENT ANTI-ALLEMANDES. LES BELGES PRO-ALLEMANDS TROUVENT DANS UNE ORGANISATION QUI COLLABORE AVEC L'ALLEMAGNE DE LARGES POSSIBILITES D'ACTIVITE (Note: pas en lettres majuscules dans le texte)

Il est vraisemblable que las accusés dans l'ensemble n'étaient pas laissés dans l'ignorance des objectifs réels du Parti au moment de leur affiliation au Parti National. Leur affiliation au Parti n'avait de la valeur que s'ils étaient informés du but, y marquaient leur accord et étalent disposés à le soutenir.

III. Justification de droit.

Le Parti National, depuis le début de son existence clandestine, poursuivait le but, comme il l'a été exposé au I ci-dessus, de nuire aux intérêts allemands et à l'Armée d'occupation allemande et d'aider l'Angleterre dans ses actions de guerre contre celles de l'allemagne. N'importe quel soutien au Parti National clandestin eignifie par le fait même une sympathie pour ses objectifs anti-allemand. Les accusés dans leur ensempble se sont, par l'espèce de soutien qu'ils ont apporté au Parti National par leur affiliation au Parti ou par leur soutien au parti d une autre façon (Carlo DE GROOT et Armand DE GROOT), participé ou soutenu une associatièn qui visait une trahison contre TROUPES ALLEMANDES DANS LE CAS D'UN DEBARQUEMENT ATTENDU DES TROUPES ANGLAISES. De plus ils ont participé a une association secrète et ont contrevenu à l'interdiction du Commandant militaire du 11.7.1940 au sujet de la réorganisation de partis politiques.

Les accusés Carlo DE GROOT, MICHOTTE, PAQUE, CORTOYS, PEIRE, Armand DE GROOT avaient en leur possession des pamphlets ennemis ou des pamphlets de propagande anti-allemands, et partiellement remis à des tiers. Ils ont contrevenu aux décrets du Commandant militaire.

Les accusés Carlo DE GROOT, MICHOTTE, HOLM, LOWIJCK, PEIRE, Armand DE GROOT et MICHIELS se sont rendus coupables de TRAHISON en vertu de l'article 2 des décrets d'exception en temps de guerre. L'accusé Armand DE GROOT est aussi complice d'activité d'espionnage car les participants à la réunion du 20.7.41 pouvaient disposer de son habitation. La discussion avait aussi comme objet, qu'il n'ignorait pas, de rassembler des informations destinées au service d'information ennemi.

Les accusés JAC0BS(20), PETITJEAN(25) et OTTELE(39) étaient mineurs au moment des faits; l'accusé HOSTENS est mineur.Tous les quatre accusas étaient en état, de par leur développement intellectuel et moral, de comprendre la portée de leur acte et de persister dans leur volonté de poursuivre.

(Signé H. HUGELMAN)

Le texte original de l'acte d'accusation a été retrouvé après la guerre dans les objets personnels d'un des accusés Auguste DEROUS qui est décédé à la prison de Bochum en mars 45 d'épuisement après y avoir été oublié par le Sondergericht.

Je savais approximativement de quels crimes nous allions être accusés mais la lecture de l'acte d'accusation me donna le même frisson que quand je m'étais rendu au "Kriegsgericht" à Anvers. J'ai dû relire le texte allemand à de nombreuses reprises pour comprendre toute la portée des accusations lancées contre nous. Le rôle joué par l'Abwehr et leurs agents n'avait même pas ete mentionné dans l'acte et cela m'inquiétais.

Ce que je craignais aussi confusément s'était produit car huit membres au moins avaient reconnu que les activités du Parti National étaient dirigés contre l'Allemagne. Notre défense deviendrait de ce fait encore plus difficile et je ne savais pas très bien camment faire pour sortir tous mes amis et moi même de cette toile d'araignée tendue sans aucune faille par ce Procureur. Mon moral était toutefois excellent et j'étais décidé à vendre chèrement ma peau. J'étais sans contestation possible le principal accusé et j'avais parfaitement conscience de ma responsabilité vis à vis de tous mes amis.

Quelques jours plus tard, le 31 mars 1943, les membres du Parti National incarcérés à Bochum sont embarqués dans un wagon cellulaire à destination de Wuppertal. Le sort en est jeté. Un camion nous attend à Elberfeld et pendant le trajet a travers la ville qui fait partie de cette grande agglomération qu'est Wuppertal j'ai l'occasion d'admirer les façades pittoresques et toutes les enseignes artistiques en fer forgé qui s'accrochent à celles-ci. Les rues ne sont pas larges et elles me font penser à ma belle ville de Bruges que j'aspire tant à revoir.

La prison se trouve au centre d'Elberfeld. Elle est composée de trois ou grandes constructions de quatre étages si mes souvenirs sont exacts. Elle semble se trouver là en évidence depuis des dizaines d'années pour faire comprendre à la population ce qui les attend s'ils contreviennent aux lois.

Une aile de la prison est moins élevée que les autres et d'après la teinte plus claire de la maçonnerie elle doit être de construction plus récente. Les cellules y sont anormalement claires car une grande fenêtre laisse passer à profusion les rayons de soleil, dont j'ai été privé depuis si longtemps et qui me manquent comme la nourriture.

C'est dans une cellule pareille que je pénètre. La vue extérieure est superbe. Au delà de l'armature métallique du train suspendu qui passe régulièrement dans les deux sens de la vallée je puis admirer des centaines de maisons et d'autres bâtiments sur le versant ondoyant de la Wupper.

Je ne suis resté que quelques jours dans cette cellule, le temps de me rendre compte pendant les promenades du matin que les autres prévenus du groupe étaient presque tous arrivés. Carlo DE GROOT était semble-t-il en bonne forme et il put me dire rapidement en passant devant moi que son père était toujours à Hambourg. J'eus la surprise aussi de voir plusieurs membres de la Main Noire que j'avais connus à la prison d' Anvers. Ils me firent comprendre par des gestes qu'ils m'avaient aussi reconnus.

Je passais mon temps à lire et relire l'acte d'accusation et à réfléchir pendant de longues heures sur tout ce qui s'était
passé avant mon arrestation et a tout ce qui s'était passé depuis en ce qui concerne l'affaire. .

Je partage maintenant la cellule au même étage avec deux hommes d'âge mûr. Ils parlent français et m'accueillent gentiment. Je ne retiens pas aisément les noms de famille et entre détenus politiques on ne dit pas Monsieur mais on s'appelle par le prénom. J'avais l'habitude de me trouver en cellule avec des jeunes et peut-être pour une question d'éducation il me répugnait de tutoyer des personnes beaucoup plus âgées et qui, de surcroit disent être, l'un bâtonnier de l'Ordre des Avocats de Charleroi et l'autre, son beau-frère, un propriétaire d'une fonderie. Leur simplicité naturelle aidant, ils deviennent vite Fernand et Constant.

Ils sont surpris disent-ils, d'entendre un Flamand parler le français sans accent et ils me racontent qu'ils viennent de donner des leçons de français à un autre Brugeois qui était leur compagnon de cellule avant mon arrivée. Ils avaient apprécié la serviabilité, le désir de s'instruire de ce membre de notre organisation, Gustave DEHAESE qui disparut dans la tourmente. Ma proposition de leur apprendre le flamand n'eut toutefois aucun succès.

J'ai toujours observé que nos amis Wallons ne font aucun effort pour essayer de connaître la langue de leurs compatriotes du Nord. Ceux qui le veulent vraiment y parviennent. Ont-ils des complexes d'infériorité ou de supériorite qui serait injustifiés?

Je n'ai aucune possibilité de communiquer avec les autres membres du groupe et je dois me résoudre à essayer de trouver seul les éléments de défense que je commense peu à peu à entrevoir pour amoindrir aux yeux des juges la portée des accusations. D'après ce que j'ai pu lire dans les déclarations de certains accusés il semble bien que lors de leur arrestation la GFP a découvert les Instructions de Londres du 16.7.41. J'avais toujours espéré qu'il n'en avait pas été ainsi et je me demandais avec inquiétude comment j'allais pouvoir en sortir.

 Il y avait bien l'accord de Louvain entre De Groot et moi, mais qu'en restait-il?

Nous devions garder la plus grande dignité possible pendant le procès et insister surtout sur les thèmes suivants: notre patriotisme, admettre notre opposition aux partis collaborateurs, faire croire que nous n'étions pas en principe anti-allemands statuts initiaux du Parti pouvaient nous aider a ce sujet, insister sur la provocation des agents allemands et minimiser l'importance des renseignements fournis.

S'il le fallait je me sentais moralement capable d'admettre devant le tribunal qu'après l'emprisonnement de Hauquier et de Emmery j'avais essayé "sans succès" de circonvenir certains membres et les dirigeants du Parti National. Je gardais cette solution ultime, qui pouvait avoir des conséquences très graves pour moi, comme le dernier atout dont je pouvais me servir pour essayer de les sauver.

Je me rendais toutefois parfaitement compte que l'accusation avait en sa possession des preuves irréfutables au sujet de l'activité anti-allemande de certains dirigeants et de nombreux membres.

Mes compagnons devaient eux aussi avoir préparé leur défense qui ne concorderait pas forcément avec ce que je projettais de faire. Je n'avais pas non plus les moyens de leur demander leur avis ni de savoir ce qu'ils allaient présenter comme arguments.

Jusqu'à la première séance du procès j'avais ignoré que des avocats avaient été désignés d'office pour assurer notre défense. J'ai été de ce fait confronté  en dernière minute avec une difficulté supplémentaire.

Les gardiens et les détenus de droit commun allemands, ces derniers distribuaient la nourriture, semblent s'intéresser à notre affaire qui les intrigue. Un gardien me demande un jour, ce n'est pas dans leurs habitudes, le motif de notre comparution devant le Sondergericht. Je lui réponds, cela peut toujours être utile, que nous sommes innocents et que nous devons comparaître parce que nous sommes royalistes. Vous dites tous la même chose ! - On verra dans quelques jours !

Des détenus m'avaient dit à Bochum que les peines étaient décidées à l'avance et que la justice des tribunaux d'exception n'était qu'une vulgaire parodie de la justice. J'en étais persuadé mais, quoiqu'il puisse arriver, je préparais mon discours accusateur contre leurs méthodes et particulièrement celles utilisées par la GPP pour essayer de me faire parler. Mes mains portaient encore à ce moment les cicatrices des brûlures et j'avais bien l'intention de les montrer à ces juges.

J'avais bien entendu discuté de notre affaire avec mes nouveaux compagnons Fernand Prancou et Constant Renchon et l'un des deux qui était avocat m'avait tellement embrouillé les idées avec des tas de citations d'articles de Droit belge, de Code Napoléon -... que je pria la décision de lier mon sort à mon inspiration et à ma fougue. J'étais décidé à mentir effrontément si c'était nécessaire, la fin justifiant les moyens.

Un détenu allemand qui fait office de coiffeur est venu faire ma toilette. Il me rase la tête mais me laisse une petite touffe de cheveux au dessus du front. J'ai l'impression d'être ridicule mais cela doit faire partie du scénario. Les opposants au régime ne peuvent pas avoir l'air de gens civilisés.

Cette fois-ci je suis fixé, le proès aura lieu le 5 mai, dans trois jours. Le gardien-principal qui vient m'annoncer cette nouvelle ajoute que le procès est scindé en deux et que les huit premiers prévenus seront jugée lors de la première partie. Ce n'est pas pour me déplaire, mais je dois tenir compte de ce fait dans la préparation de notre défense. Si nous en sortons à notre avantage cela ne pourra que profiter aux accusés du second groupe.

Calme, détendu et connaissant le dossier à fond je suis emmené le 5 mai vers 8 heures trente dans la salle où notre sort va se jouer.

Emus, mes deux compagnons m'ont serré longuement la main avant mon départ.

 

LE PROCES

La grande salle que je découvre en entrant est probablement l'ancienne chapelle de la prison qui a été transformée en tribunal. Deux séries d'une douzaine de longs bancs, ayant levant chacun d'eux une tablette, sont séparées par un couloir central. Devant, sur une estrade d'environ un mètre de haut, une longue table drapée de noir attend les juges. A gauche de cette table, mais plus en avant,  un pupitre haut sur pied doit être réservé au Procureur du Reich qui domine tous les assistants comme il se doit.

Mes sept copains sont déjà arrivés et attendent au pied de l'estrade qu'on leur désigne l'endroit où ils doivent s'asseoir. Nous ne sommes plus vus depuis près de deux ans et l'endroit n'est pas propice à les effusions et à l'échange de souvenirs. Nous nous serrons la main en  silence et je remarque qu'ils ne semblent pas avoir trop souffert de leur détention. Ils viennent de la prison de Lubeck, du moins certains d'entre eux, où la noutriture était suffisante selon eux.

Tandis que j'examine la salle, qui sera le témoin muet de notre sort, un homme grisonnant s'est approché de moi. Il doit avoir dépassé la soixantaine et porte des pinces-nez. Il me dit doucement - Sindt sie Michotte ? - Ich bin Buclcholz ihre Verteidiger !.  (C'est vous Michotte? - Je suis Buckholz votre défenseur !.). Je ne sais que faire l'un défenseur qui ne s'est même pas dérangé pour venir me voir dans ma cellule pour préparer ma défense. Il doit faire partie des acteurs le la troupe de nazis qui va jouer son petit numéro.

Je me suis raidi en inclinant légèrement la tête et lui réponds froidement -Angenehm! (agréable). J'étais dans le ton qu'il fallait. Il ne faut jamais montrer à un Allemand qu'on a peur! Et j'avais peur.

Carlo aussi avait un avocat et les autres en avaient un troisième.

Un quatrième civil faisait son petit tour en parlant un français très correct et semblait se plaire en notre compagnie. C'était l'interprète. Il eut le temps le nous raconter qu'il avait travaillé pendant deux ans comme vendeur chez Van Schelle, Galerie le la Reine à Bruxelles. Il avait appris à apprécier les Belges.

Tous avions un allié avec nous mais que pouvait faire un interprète qui ne connaissait pas le flamand alors que certains de mes compagnons ne parlaient que cette langue. En ce qui me concerne j'étais bien décidé à ne pas me servir de lui et j' envisageais la possibilité de traduire les réponses de mes compagnons. Cela pouvait servir si les réponses étaient dangereuses pour l'ensemble du groupe.

Le gardien-principal, qui avec un autre gardien a été le seul spectateur du procès, nous fait asseoir chacun sur un banc, quatre à gauche et quatre à droite du couloir central, en respectant l'ordre d'inculpation. Les avocats prennent place sur la première rangée de gauche et l'interprète s'installe sur une chaise entre l'estrade et la première rangée de bancs. - das Gericht ! - hurle le Hauptwachtmeister. Cinq hommes portant chacun une serviette sous le bras sortent les uns après les autres d'une petite porte derrière l'estrade pour s'installer, l'un derrière le pupitre, les autres derrière la longue table. Nous nous sommes levés au commandement jusqu'à ce que ces messieurs aient ôté leur calotte et se soient assis.

Ils sont à environ sept mètres de ma place et nous dévisagent longuement. Impassible en apparence je les regarde droit, dans les yeux, ainsi les présentations sont faites. Ils portent une longue toge noire et un col blanc. Sur chaque poitrine, à gauche, brille un insigne rond à la croix-gammée. Au dessus des Juges, accrochée au mur, la photo de leur FUrher semble nous observer avec une extrême sévérité.

Après s'être assuré de l'identité de chacun de nous le débat commence. J'ai de suite annoncé la couleur et je réponds en allemand, négligeant l'intervention de l'interprète. Il n'est plus dans mon intérêt d'agir comme je l'avais fait lors du premier interrogatoire qui suivit mon arrestation. J'avais feint alors de ne pas les comprendre pour me donner un temps de réflexion entre chaque question. Ici, je connaissais les questions qu'ils allaient poser.

Le président du tribunal commença par interroger Carlo de Groot qui était assis devant moi. Toutes ses activités dans cette affaire furent passées au crible, depuis sa première rencontre avec le Hollandais Hubertus Deelen, celles avec Jack Williams et Florine, l'insistance de celle-ci pour qu' il soit l'intermédiaire entre les résistants de Bruges et eux-mêmes et ses tentatives réitérées à Bruges pour satisfaire les objectifs de Williams. Il dut donner sa version sur ce qui s'était passé pendant la réunion du 20 juillet 1941.

Carlo n'était pas membre de notre organisation et ce qu' il avait appris au sujet de nos activités ne pouvait que provenir des conversations qu'il avait eues avec des membres du Parti National et moi-même avant la réunion fatidique pendant laquelle aussi certaines activités du Parti avaient été révélées par l'un ou l'autre membre présent. Ces révélations devaient avoir été enregistrées dans la mémoire des deux agents qui les avaient rapportées à l'Abwehr.

Carlo, dans ses réponses, s'en tenait aux promesses faites à la prison de Louvain. Il aurait pu témoigner contre nous pour sauver sa peau mais il ne le fit pas, faisant preuve de la sorte d'une solidarité toute en son honneur.

Il insista, comme convenu, sur le fait que l'agent britannique avait insulté le Roi pendant la réunion et que toute la conversation avait été axée sur ce point, les membres du Parti Kational ayant réagi avec vigueur. Cette version des faits qui était en partie inexacte m'avait déjà permis en I941 la mise hors cause de plusieurs personnes dont les dirigeants du Parti.

Pour minimiser son rôle dans cette affaire il déclara sérieusement qu'il était tombé amoureux de l'amie de Williams et que c'était la raison pour laquelle il n'avait pas osé refuser de faire les démarches à Bruges et de fournir également des renseignements militaires. Il venait de cette façon soulever un des aspects de la provocation et de se disculper partiellement en niant des mobiles politiques ou anti-allemands à sa participation à cette affaire. Le Président lui posa des questions indiscrètes au sujet de ses relations sentimentales avec Florine, la Mata Hari espagnole. Carlo feignit une gène profonde qui ne pouvait que lui être favorable.

Le président fit ensuite un exposé sur ma participation à l'affaire et me posa quelques questions. Je m'en suie tenu à la version des faits selon ce qui avait été convenu à Louvain. Pendant ce premier interrogatoire je n'ai pu avancer d'autres arguments préparés depuis longtemps dans ma cellule, pour la bonne raison que j'ignorais ce que les autres prévenus allaient déclarer. Il me demanda si j'entretenais des relations avec ma famille en Allemagne, sachant que ma grand-mère était originaire de Kréfeld. J'avais décidi de ne pas nier mes sentiments patriotiques et je lui répondis calmement que depuis l'invasion allemande en mai 1940 ma famille avait cessé toute relation avec celle d'Allemagne. Dans le compte-rendu du procès rédigé par le Sondergericht et qui compte 86 pages manuscrites de la traduction du texte on peut lire à ce sujet: " sa prand'mère était d'origine allemande et il avait des parents à Kréfeld, qu'il voyait avant cette guerre".

Ce fut au tour de Holm qui avait été arrêté plusieurs jours après les autres. Il n'avait pas pu déclarer la même chose que nous et il avait avoué à la GFP des activités graves. Il s'en rendait compte et il essayait de trouver le moyen le rétracter ses aveux. Le compte-rendu précité relate ce qui suit à ce sujet "Holm rapporte, que Michotte lui a un jour parlé qu'il devait former un groupement de résistance contre les Allemands à Ste-Croix, dans le cas d'un débarquement anglais, ceci a figuré précédemment dans un procès-verbal de l'affaire, toutefois Michotte le nia. Holm explique à ce sujet, qu'il a dû y avair malentendu, car il n'y avait pas d'interprète au moment de sa première déposition, ce qui correspond d'ailleurs aux actes ". Pour le reste il nous emboita le pas pour affirmer que l'Américain avait diffamé, le Roi et qu'il croyait que le Parti National n'avait pas d'objectifs anti-allemands.

Pendant l'interrogatoire par le président du tribunal j'ai constaté avec satisfaction que Carlo De Groot avait , après notre accord de la prison de Louvain le 29 juillet 41, parfaitement pu convaincre les autres prévenus à la prison de St-Gilles, et après dans les prisons de Hambourg et de Lubeck, de confondre l'Abwehr et ses agents en insistant sur le thème suivant contraire à la vérité: Williams avait insulté le Roi, il recherchait une collaboration de notre part avec les Allemands et les renseignements devaient servir à cet effet. Ils avaient fait preuve d'une imagination peu ordinaire pour arriver à ce résultat et je pensais même qu'ils exagéraient tellement ils présentaient le Parti National sous un aspect qui n' était pas le sien. Mentir, mentir, il en restera toujours quelque chose était la devise de Goebbels. C'était la leur aussi.

Je cite le compte-rendu de la séance:

"Albert Holm :" II crut travailler avec un groupement d'ordre belge, collaborant avec les occupants, c'est l'idée qu'il se faisait du P.N. Que ces plans devaient aboutir chez les Anglais, - il ne le supposa même pas."

Lowijck et Michiels : "Conjointement avec les entretiens du matin, Michiels comprit, que De Groot, de qui il attendait beaucoup pour le Parti, pour mériter sa confiance et prouver ses capacités, désirait recevoir des plans militaires. Michiels l'a expliqué à Lowijck quelques jours après. Ils étaient tous les deux de l'avis, que le PN dans son ensemble consentirait à réaliser sa-fusion avec les autres partis et de ne plus rester attacher au Roi des Belges- et que ses membres seraient proposés, comme les groupements belges collaborateurs, à la garde des objectifs militaires. C'est à cet effet, ont-ils cru que les plans militaires étaient nécessaires." Michiels ajouta: " Michotte lui a dit qu'un homme de Bruxelles, qu'il devait rencontrer prochainement, voudrait avoir l'accord du P.N. pour fusionner tous les groupements belges et obtenir pour le P.N., l'égalité des droits avec le V.N.V., le mouvement rexiste, etc.... Sa déposition correspond parfaitement à celle de Lowijck."

Peire servit au Président une histoire rocambolesque et nia être membre du P.N., ce que je confirmai pour l'aider. Voici quelques extraits des explications qu'il fournit:

"Michotte lui a expliqué que le programme du P.N. était en tous points, pareil au programme du N.S.D.A.P., -excepté que le Roi devait se trouver à la tête."..."Au domicile de De Groot il côtoya un  étranger, qui se disait Canadien... et qui voulait réunir les groupements belges. Quand les Anglais viendraient en Belgique, il fallait faire attention comme membre du P.N. Peire tira de cette remarque que l'étranger n'était pas membre du P.N. Il est devenu soupçonneux et demanda au Canadien s'il cherchait à obtenir des renseignements, - ce que celui-ci nia... Il dit à l'accusé De Groot, qui l'accompagna jusqu'à la porte, qu'il ne voulait rien savoir de cette affaire et refusa sa collaboration. Michotte et De Groot confirment tous les deux cette déposition."

A noter que Peire avait fourni des renseignements au sujet du dépôt de munitions allemand dans les environs de Zedelgem. Il s'en tira en affirmant qu'il s'agissait de toute autre chose, notamment un endroit où il pouvait s'approvisionner en pommes de terre . .

Le procès-verbal mentionne ce qui suit au sujet de la version de Paque:" Jackie(Williams) a lit, qu'il voulait faire la connaissance des chefs du P.N. et qu'ils levaient abandonner le Roi. Jackie a parlé seulement en français et en anglais; c'est pourquoi il ne comprit pas tout. Il ne l'a pas entendu parler de l'aide à donner aux Anglais et spécialement dans le cas d'un débarquement anglais en  sa présence. L'absence des chefs du parti à cet entretien a rendu Paque soupçonneux."

Cortoys déclara tout simplement que ne connaissant que le flamand il n'avait rien compris, sauf que le Canadien était contre le Roi.

Ce n'était pas terminé car le président du Sondergericht continua son interrogatoire au sujet des Instructions de Londres que j'avais remis ou fait remettre le 19 juillet à quelques uns de mes compagnons et qu'ils auraient dû détruire aussitôt. Certains ne l'avaient pas fait. Je cite le procès-verbal du procès: Les accusés De Groot, Peire  et Cortoys étaient porteurs au moment de leur arrestation d'un pamphlet (sic) anti-allemand portant comme entête -LE GRANB QUARTIER GENERAL DES FORCES LIBRES BELGES-, daté du 16.7.194I, - dans ce numéro il y avait 10 instructions à la population belge pour le cas d'un débarquement anglais. La population recevait l'ordre, dans ce cas, de suivre les ordres émis par radio, se procurer des armes, couper les cables allemands, d'abattre les traîtres, déranger le trafic allemand et de venir aussitôt en aide aux aviateurs anglais. L'accusé Michotte prétend avoir trouvé un exemplaire de cette feuille aéroportée sous sa porte d'entrée le 21.7. 41"

Paque ayant donné son exemplaire à De Groot, nous étions cinq à devoir justifier cette preuve compromettante de nos activités réelles qu'il était difficile sinon impossible d'attribuer aux deux agents de l'Abwehr.

Cette preuve infirmait toutes les affirmations mensongères de tous les prévenus lors des interrogatoires des prévenus par les enquêteurs de la GFP et par le président du tribunal pendant la première partie du procès.

Pendant les dépositions de mes compagnons j'avais obseré que l'interprète essayait de traduire le plus favorablement possible pour ceux-ci les explications qu'ils fournissaient. Noue avions réussi à nous tirer d'affaire et nos explications avaient, je l'espérais du moins, pu convaincre le Sondergericht de l'activité provocatrice des deux agents dont nous nous présentions comme les innocentes victimes. Nous ayions rendu pensions-nous, un., immense service aux dirigeants et aux autres membres du Parti National dont le procès devait suivre le nôtre et que nous avions décrit comme une ornaisation favorable à l'Allemagne. Le Procureur du Reich Salewski nous fit bientôt perdre toutes nos illusions.

Dans un long discoure il détruisit point par point tout ce que nous avions élaboré patiemment et tous nos mensonges s'écroulèrent comme un château de cartes. Avant le requérir les peines il s'adressa aux membres du Sondergencht et dit. "Il est de notre devoir de défendre nos soldats de la même façon qu'ils nous défendent. Si ces gens attaquaient les arrières de nos Forces armées lors d'un débarquement ennemi ce serait pour celles-ci un véritable "chaudron à sorcières" (Heksenkessel).

Cet hommage à la Résistance me donna un frisson dans le dos mais nous étions tous atterrés quand il requit les peines. Sauf pour Peire il exigea pour chacun la peine de mort pour espionnage.

Il requit de plus pour moi-même, pour Paque, pour Cortoys une peine supplémentaire de quinze ans de réclusion pour intelligence avec l'ennemi (Feindbegunstigung) et une peine le deux ans de réclusion pour De Groot et Peire.

Nous sommes rentrés dans nos cellules les uns plus abattug que les autres. Je ne comprenais pas pourquoi notre camarade Peire avait bénéficié de l'indulgence du procureur. Appès tout, tant mieux pour lui.

Pendant la soirée je ne me suis pas occupé de mes compagnons de cellule, trop préoccupé que j'étais de ce qui allait se passer le lendemain. Que pouvais-je faire ?. J'étais le principal inculpé et je n'avais aucune chance d'en sortir. En admettant même qu'un ou deux de mes compagnons ne soient pas condamnés à la peine capitale, ce qui n'était pas  improbable, comme tête de liste je ne voyais pas par quel miracle je pouvais échapper à une exécution. Le casdle De Groot  était particulier et je n'aurais rien pu faire en sa faveur.

Mon cas était d'autant plus grave que certains de mes compagnons avaient construit leur défense en me chargeant un peu plus qu'il ne le fallait.

Il n'y avait qu'une seule solution à mon problème et à ce­ui de ma conscience, je devais risquer le tout pour le tout en essayant de disculper tous les autres, sauf bien entendu De Groot, et du même coup les trente-trois autres dirigeants et membres du Parti National dont le procès suivrait le nôtre. Je pensais que si je réussissais dans mon entreprise, même si j'aggravais ainsi mon cas, il  se pouvait qu étant le seul condamné du Parti National je puisse bénéficier d'une mesure de clémence toute problématique. Je n'avais rien à perdre en essayant de le faire.

Je n'étais toutefois pas certain de pouvoir prendre la parole le lendemain pendant ou après les plaidoiries des avocats.

Pendant toute la nuit j'ai préparé mentalement mon intervention. Le rôle que je m'étais réservé me convenait et si je ne réussissais pas il me serait resté la satisfaction de leur avoir dit tout ce que j'avais sur le coeur depuis de si nombreux mois.

Après le petit déjeuner, j'avale ma petite tablette de Pervitine que j'étais parvenu à conserver pour cette occasion.

Comme la veille le cérémonial se répète pendant l'entrée du Sondergericht. C'est à la défense de parler et les avocats prennent la parole. Tout à mes pensées je les écoute distraitement et ce n'est que quand le ton monte que j'écoute avec plus d'attention. Les arguments sont e patriotisme des accusés, leur désintéressement, leur inexpérience. Ils cherchent manifesteraent à invoquer des circonstances aténuantes.

Malgré mon insomnie je me sens en parfaite condition et plein d'assurance. Je suis calme et excité tout à la fois. Mes pensées sont claires et je sais que les mots viendront facilement. Mentalement je répète le plan de mon intervention.

Mon avocat parle et il semble le faire avec vigueur. Et pardieu!. Il connaît même mon dossier. Je n'aurais pas pensé cela de lui. Et moi qui l'ai reçu de si mauvaise façon. Il dit maintenant des choses !: " Que diriez vous, Messieurs, si un tribunal ennemi condamnait de jeunes Allemands pour leur patriotisme si notre Nation était occupée".

Les plaidoiries sont terminées. Le Président s'adresse à Carlo De Groot et lui demande s'il a quelque chose à ajouter pour sa défense. Carlo répond: - Non monsieur le Président, je m'en remets à la décision du Tribunal.

Le Président me pose la même question.  Je me lève et dit que j'avais une déclaration importante à faire.

J'expliquai en premier lieu que lors du premier interrogatoire par la Geheime Feldpolizei nous avions été, De Groot et moi, soumis à des mauvais traitements. Carlo opinait de la tête. Pour cette raison j'avais refusé de parler ou fait des déclarations inexactes. J'allais dire toute la vérité maintenant que je me trouvais devant des autorités compréhensives et intègres.

Ils m'écoutaient attentivement et le greffier prenait des notes. Je sentais qu'ils me croyaient et que je pouvais continuer. Le procès-verbal mentionne ce qui suit au sujet des sévices de la GFP: "Les écarts constatés dans leur déposition ne peuvent pas leur être imputés."

Il ne m'est pas possible de reconstituer exactement le discours que j'ai tenu il y a plus de trente cinq ans.  J'avais imaginé de leur faire croire, profitant de ce que certains de mes compagnons avaient déclaré précédemment, que j'avais eu l'intention de profiter de la présence de l'Américain important à la réunion du 20 juillet, les Etats-Unis n'étaient pas encore en guerre à ce moment, pour proposer un renversement des alliances. C'était plausible car je ne faisais que formuler les intentions de Rudolf Hess avant la campagne de Russie. Dans ce contexte favorable à l'Allemagne, la Belgique retrouvait son allié naturel l'Angleterre et se débarassait des groupes collaborateurs répudiés par 90% de Belges. Cétait dans ce but, dis-je, que  j'avais entrainé mes camarades à cette réunion. Par la même occasion je niais implicitement la participation du Parti aux troubles qui s'étaient produits à Bruges depuis le déclenchement de la Campagne de Russie et ses intentions d'attaquer les troupes allemandes quand les Alliés débarqueraient. Le mensonge était gros mais il n'y a que ceux-là que l'on croit.

Le procès-verbal résume comme suit cette première partie de mon intervention:

" - L'accusé qui a bien réfléchi comment il devait se comporter vis-à-vis de De Groot, connaissant surtout la discipline militaire et politique, explique les motifs qui l'ont fait agir: "Après la prompte débâcle de la Belgique dans la campagne occidentale, étant sous-officier de l'armée il est resté fidèle au Roi, il prit part à la tension qui en résulta entre les occupants allemands étales groupements belges collaborationistes avec ceux qui sont restés fidèles au Roi.  C'était pour lui la cause belge. Jamais il ne se montra hostile aux Allemands. De son premier entretien avec De Groot, il eut l'impression, qu'il y avait moyen d'arriver à une meilleure solution, peut être d'une meilleure position du P.N. dans l'esprit d'une égalité de droits avec les groupements collaborationlstes et d'après son point de vue dans idée de fusion des groupements, le P.N. étant appelé à un rôle très important.

"Après quand De Groot lui expliqua qu'il était en rapport avec un Américain, Michotte crut important de le connaître. Il est comme environ 90% des Belges, anglophile, mais il rêvait, quand la guerre éclata avec l'Union soviétique, l'un travail en commun de l'Allemagne, de l'Angleterre et de l'Amérique, pour se dresser contre le Bolchevlsme ainsi que de vaincre le Japon.

"Ces motifs l'ont incité à ne pas rompre les pourparlers avec De Groot, toutefois il comprit que les plans devaient être de moindre importance."

En ce qui concerne différents pamphlets anti-allemands découverts par la GFP lors de l'arrestation les membres du Parti j'ai insisté sur le fait qu'il s'agissait uniquement d'écrits nationalistes, qui n'étaient pas dirigés contre les occupants. Je spéculais sur le fait que les membres du tribunal ne s'étaient pas donnés la peine de les lire.

Quant aux ordres de Londres je dis que je m'imaginais qu' ils provenaient de ce soi-disant Américain. J'ajoutai que je les avait remis à trois de mes compagnons quelques heures avant mon arrestation et que ceux-ci s'étaient trompés en affirmant le contraire. Ils n'étaient donc pas en mesure de les remettre à la Kommandantur et ne pouvaient être punis de ce fait.

J'ai terminé en beauté en disant regretter d'avoir, entraîné le Parti National dans une entreprise personnelle et que si j'avais commis une faute j'étais prêt a en subir toutes les conséquences.

Ils ne m'avaient pas interrompu et s'ils me croyaient, certains de mes arguments devaient les affecter durement, ou s'ils doutaient de notre culpabilité nous devions gagner la partie sur tous les chefs d'accusation: l'espionnage et trahison, aide à l'ennemi, le Parti National comme groupe de résistance, possession et distribution d'écrits tels que - La voix des Belges, la proclamation du Bourgemestre de Bruxelles. La bataille des éperons d'or, le 110e Anniversaire du Couronnement du premier Roi des Belges.

A l'issue de ma déclaration le Président continua à demander aux autres accusés s'ils avaient à ajouter quelque chose pour leur défense.

Holm et Peire déclarèrent qu'ils m'avaient retiré leur amitié quand je leur ai parlé d'espionnage. J'ai confirmé ce fait imaginaire.

Paque et Cortoys dirent avoir reçu effectivement les exemplaires des Ordres de Londres le 25.7.41, le jour même de leur arrestation.

Ils confirmèrent tous ma version des faits qui les innocentait.

Le Président sortit une lettre de son dossier qui avait été envoyée par le père d'un des accusés en octobre 1941 au général van Falkenhausen, sous le couvert du leader V.N.V. Staf De Clercq. Il demandait que son fils soit libéré en arguant du fait que les dirigeants du Parti et les autres membres n'étaient pas inquiétés. Nous venions de comprendre pourquoi les autres avaient été arrêtés en fevrier 1942 et pourquoi le procureur n'avait requis qu'une peine légère contree Peire.

Il déclara ensuite que J. Williams et la femme éyaient des V-man (indicateurs de l'Abwehr).

S'adressanfc successivement à De Groot et à moi il demanda si nous avions cru que la personne que nous avions rencontrée était un étranger. Carlo répondit par l'affirmative. J'ai hésité quelques instants ; si je disait "non" l'histoire que je leur avait servie perdait toute sa sugnification. J'ai donc également répondu -oui !.

Il était alors midi et nous avons réintégré nos cellules pour revenir vers quinze heures dans la chapelle. J'étais inquiet, conscient d'avoir fait tout ce qui était possible et prêt à entendre n'importe quelle sentence.

La délibération devait être très animée car nous avons dû attendre longtemps dans une tension croissante.

Les voilà!. Le Président nous invite à nous lever. Les autres membres du Tribunal se lèvent à leur tour. îNous allons savoir.

Pour espionnage, Carlo De Groot, condamné à mort !.
Pour espionnage et intelligence avec l'ennemi, Michotte Georges, condamné à mort !.
Tous les autres prévenus sont acquittés pour la prévention d'espionnage.
Pour détention et passage de matériaux de propagande anti-Allemands avec intelligence avec l'ennemi, Michotte Georges, deux ans de prison
Six mois de prison pour les prévenus Carlo De Groot, Paque et Peire pour détention et passage de matériaux de propagande anti-Allemands.
Tous les prévenus sont acquittés pour les trois chefs d'accusation relatifs à leur appartenance au Parti National.

Le Sondergericht décide également que le temps passé en détention préventive ne peut être décompté des peines effectives.

J'avais réussi !.

Harry Lowijck témmoigne ce qu'il a ressenti au moment du verdict :" Libre ?... Libre ?... Cela signifie rentrer chez soi. Mais ce n'est pas possible. Nous ne voulons pas abandonner nos camarades qui ont été condamnés si sévèrement. Mais ce n'est pas un tribunal allemand ! Ces juges sont anglophiles, ils pensent déjà que l'Allemagne a perdu la guerre, ils ont peur de John Bull ou de l'oncle Sam. Pendez-les !... Nous avons servi notre Pays, contre votre violence et votre culture, messieurs les nazis...."

Après la sentence le procureur invita tous les présents à se lever et prononça ce qui suit:

"Compte tenu de l'attitude des deux condamnés à mort devant ce Tribunal extraordinaire j'appuyerai leur recours en grâce ".

Cette fois-ci ma satisfaction se transforma en euphorie. Ils étaient acquittés mes camarades et j'étais presque certain que les accusés du second procès le seraient aussi.

J'étais bien entendu dans l'ignorance à ce moment que le Sondergericht, dans ses considérations, avait été particulièrement sévère à mon égard. Le procès-verbal du procès le prouve.

"B a) les accusés De Groot et Michotte ont secrètement ou " sous de faux prétextes et, sur des terrains militaires allemands, essayé d'obtenir des renseignements et dans l'intention de les passer à l'ennemi ou les utiliser avec d'autres.
" Ils se sont rendus coupables d'espionnage.
...
L'accusé Michotte ne donna pas à l'autorité occupante la feuille prétendument trouvée sous sa porte, le 21.7.41 contenant les 10 ordonnances à la population belge, dans le cas d'un débarquement anglais, mais il en fit aussitôt les copies, qu'il passa aux accusés Peire et Pacque. C'est lui également, qui en fit la traduction en flamand pour Cortoys. L'accusé Pacque donna la copie, qu'il a reçu le soir du 25.7.41, à l'accusé De Groot.

"Michotte a vu que 'entête de la feuille aéroportée portait l'endroit de son édition, c.a.d. l'Angleterre, s'est rendu coupable d'intelligence avec l'ennemi - & 916 3 GB. Il passa le contenu de la feuille aéroportée, aidant la propagande anti-allemande, à trois personnes - il s'est donc comporté pendant la guerre, comme aidant un état ennemi et portant préjudice à la force armée du Reich. Le Tribunal est convaincu du sens que l'accusé attachait à son travail, ce qui aggrave son cas et implique l'inculpation d'espionnage.

"En ce qui concerne l'accusé Cortoys, il ne faut pas retenir contre lui l'inculpation de la non-livraison de la feuille aéroportée (pamphlet), qu'il a trouvé le soir du 25.7.4-1 dans sa boite aux lettres, éditée pour le 110e Anniversaire du Couronnement du premier Roi des Belges, cette feuille lui a été remise par Michotte, il a aussitôt été arrêté, et n'avait aucune possibilité pour la remettre. (Note: Je n'étais pas au courant mais j'ai pris cela aussi sur mon compte)

" Le même argument vaut pour De Groot, en ce qui concerne " la feuille aéroportée, qu'il a reçu le soir du 25.7.41 de l'accusé Paque.

" D'après la procédure III. A.B. et C, les accusés Holm, Lowijck, Michiels  et Peire ont été acquittés en tous points - les autres accusés sont sous l'inculpation qui suit:

" De Groot d'espionnage et de passage de documents de propagande anti-allemands.
" Michotte d'espionnage et d'intelligence avec l'ennemi "
" Paque de passage de matériaux de propagande anti-allemands.
" Cortoys pour la non-livraison de matériaux de propagande anti-allemands

"Les délits ont été commis par des étrangers à l'étranger. L'application de la loi pénale allemande se base sur le &I du Droit spécial de guerre VO ainsi que ...."

L'analyse du procès-verbal permet de se rendre compte de la modification qui intervient dans l'attitude à notre égard du Sondergericht entre le premier jour du procès, le second et après la déclaration du procureur de nous aider à obtenir la grâce du Fuhrer.

" Peire refusa d'entrer au PN. Il ne l'aurait pas fait, s'il ne considérait pas ceci comme une proposition d'espionnage " pour l'Angleterre.

" Découlant de tout ce qui précède, les accusés HolmLowijck, Michiels et Peire  sont acquittés de l'inculpation d'" espionnage; en ce qui concerne Peire la proposition du Procureur y correspond.-"

- Page 22, Chapitre IV du procès-verbal:
" A ajouter aux décisions du tribunal

" A. Les accusés De Groot et Michotte font personnellement une bonne impression. Ils ont également reconnu ouvertement et virilement leurs actes. Les écarts constatés dans les depositions ne peuvent pas leur être imputés par le tribunal. Les deux ne sont pas des  espions typiques. De Groot est devenu espion, seulement après avoir été sous l'influence de Florine (Note: ils admettent donc la provocation) qu'il aimait. Il fait l'impression d'un jeune homme sincère, préparant bien ses actes. L'accusé Michotte lui  est supérieur en intelligence. Il est un jeune idéaliste, anglophile, qui n'est pas anti-allemand, qui a cru pouvoir travailler pour sa Patrie et pour l'Europe, sans pour cela porter de préjudices sélrieux à l'Allemagne (Note: ils m'ont donc bien cru).

" Découlant de l'Ordonnance &é du Droit spécial de guerre, les deux ont été condamnés à mort.

" B. En ce qui concerne l'accusé Michotte, les copies qu'il fit de la feuille aéroportée avec les ordonnances dans le cas d'un débarquement anglais tombe sous G 912 A 6559 GB et ne peut porter un préjudice sérieux à l'Allemagne, pas plus favoriser non plus sérieusement la puissance ennemie. Cette feuille ne traite des mouvements des troupes contre les Forces d'occupation mais traite surtout d'un éventuel débarquement anglais (Note: merci messieurs les Juges). Il passa les copies à deux de ses amis. Il dit qu'il l'a fait pour se rendre intéressant, ce qui ne paraît pas incroyable.

" Le Tribunal a reconnu et ordonné une peine de deux ans de " prison.

" La non-livraison ou le passage de matériaux de propagande anti-allemands tombe sous LVO du 30.7.41 (Note: date postérieure aux délits) en vertu du &4 du Droit spécial de guerre V0 et mérite une condamnation allant jusqu'à 15 ans de prison. Se sont rendus coupables, les accusés De Groot, Pacque, et Cortoys de la non-livraison et le passage d'un pamphlet. L'accusé De Groot étant sous l'influence de Florine lui passa la feuille aéroportée consacrée au jour des éperons d'or pour lui demander une explication. L'accusé Pacque  reçut de son ami Michotte une copie de la feuille aéroportée avec les ordonnances dans le cas d'un débarquement anglais et la garda seulement quelques heures et puis la passa à De Groot, croyant qu'il la lui rendra.

" Se basant sur ce qui précède les trois accusés ont été condamnés à six mois de prison, sans tenir compte de l'em-" prisonnement préventif."

Note: "Feuille aéroportée" dans toutes les citations du procès-verbal est une traduction fautive de Fluchtschrift qui signifie - tract.

Quinze jours plus tard les trente-trois autres dirigeants et membres du Parti National étaient acquittés par le même Triunal Extraordinaire malgré les charges qui pesaient sur eux. Le président du Parti, qui était devenu clandestin en mars I941 détenait un secret qu'il emporta dans sa tombe. Il avait été arrêté le 24 avril 1941 et relâché ensuite le 5 juin de la même année, non pas pour ses activités au sein du Parti National mais il avait été impliqué dans l'affaire du Capitaine anglais Joe Williams (Emmanuel HOBBEN). Grâce à ce dernier et pour manque de preuves il avait été remis en liberté. Il communiqua cette version à quelques membres qui partagèrent avec lui sa captivité dans un camp de concentration plusieurs mois après le procès. On peut comprendre ainsi que l'Abwehr a essayé de trouver à Bruges des agents de Williams en faisant passer l'indicateur Dezitter pour le capitaine Williams fin juin 194I. le président Van Heester, c'est de lui dont il s'agit, était le maillon discret mais efficace entre les auxiliaires et l'agent de l'I.S. (Rapport d'activité de la G.F.P. pour la période du 15 au 3D mai 41)

LA VIE D'UN CONDAMNE A MORT

Le Sondergericht s'est retiré par la petite porte et laisse les huit accusés stupéfaits dans la salle. Le procès est terminé.

Nous nous dirigeons vers la sortie où un gardien nous attend. Je serre longuement la main de Carlo De Groot dont j'ai apprécié l'honnêteté et son habileté dans sa défense. Les autres se congratulent d'avoir échappé à la peine capitale et j'entends dire - Nous retournerons chez nous !.

Ils se rapprochent en nous serrant la main ne sachant pas dire les mots qui convenaient à cette occasion. Georges Pacque, très ému, trouve ces mots : - Je n'oublierai jamais ce que tu as fait ! Je serai toujours ton ami et tu pourras toujours compter sur moi !. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Les avocats se joignent à notre groupe et Buckholz, en qui je n'avais pas eu confiance et qui malgré cela m'avait très bien défendu, me dit doucement: - Du habst zu viel gesprochen!. (Tu en as dit de trop !). Peut-être !. Mais les membres du Sondergericht n'auraient-ils pas eu la tendance de suivre les conclusions du réquisitoire du procureur du Reich à la fin du premier jour du procès ?, ne fut ce que pour démontrer qu'on ne pouvait impunément faire des rapprochements entre un groupe politique d'un pays occupé et leur parti nazi.

Deux de mes amis avaient dit aux juges qu'ils m'avaient retiré leur amitié quand je leur avait parlé résistance et espionnage. J'avais confirmé cette affirmation pour les aider et pour souligner ma responsabilité dans cette affaire. Ce mensonge inutile, car j'avais à ce moment endossé toute la responsabilité sur mes épaules en les disculpant, ne devait pas avoir échappé au procureur et aux Juges. Quoiqu'il en soit, le résultat était atteint et au fond de moi-même je ne leur en voulais, pas le moins du monde.

Je vivais dans un état d'eupforie et je dois avouer que j' étais fier d'avoir été condamné à mort, le plus beau brevet de civisme que l'on puisse recevoir de l'ennemi.

Nous ignorions alors que depuis février 1943 les tribunaux nazis pouvaient supprimer l'assistance judiciaire pour les accusés Nacht und Nebel et qu'il leur était interdit d'établir des documents ou des notes (procès-verbaux) à leur sujet de façon à éviter qu'une information concernant le sort de prisonniers étrangers puisse atteindre le monde extérieur d'une façon ou d'une autre. Ces mesures étaient complémentaires au décret de Keitel de décembre 1941. Il peut paraître étonnant que le Sondergericht n'a pas appliqué ces mesures en ce qui nous concerne.

Les membres du Sondergericht savaient-ils que les NN acquittés ne seraient pas relâchés? On peut le supposer. Ce n'est toutefois que le 6 novembre 1943 que le Chef du Commandement Supérieur des Forces Armées Keitel signa le décret encore plus criminel que celui de décembre 1941 par lequel les détenus NN innocents, acquittés ou ayant bénéficié d'un non-lieu ou ayant subi leur peine devaient être remis à la GESTAPO pour être gardés par cette dernière jusqu'à la fin de la guerre (Schutzhaft). Cette mesure ignoble n'avait d'autres buts que de garder le secret sur le sort des déportés NN.

Les membres acquittés ou punis légèrement ne furent livrés à la Gestapo que plusieurs mois après le jugement. Ils jouirent d'un emprisonnement relativement libéral jusque fin 1943 à la prison de Luttringhausen, rejoignirent ensuite le Camp d'Esterwegen pour finir dans d'autres camps de la mort

Doit-on y voir que le Sondergericbt a voulu marquer une certaine considération pour notre cause et pour notre comportement pendant le procès ?. Ce serait faire beaucoup l' honneur aux juges allemands que le le croire.

Quoiqu'il en soit, si nous avions su ce qui précède notre attitude après le procès aurait été bien différente car nous auurions compris que c'était finalement Himmler, le Chef de la Police et des SS, qui décidait souverainement de notre sort.

Pour le moment il m'aurait été insupportable de bénéficier d'un acquittement, surtout après vingt deux mois de souffrance morale et de privations de toutes natures.

La dernière intervention du procureur après le jugement résonnait encore à mes oreilles et me rassurait sur mon sort. Pendant les deux jours qu'avait duré le procès j'avais eu l'impression d'avoir été traîté comme un être humain. Le contact permanent avec des gardiens méchants ou méprisants ou indifférents ou tout à la fois, qui ne nous adressaient la parole que pour hurler des schnell, des los.., des schnautze halten..(fermez vos gueules), vous avilit peu à peu et transforme vos convictions antinazies en une haine implacable pour tout un peuple. Il vous reste alors la ressource, pour vous évader de cet enfer, de vous replier sur vous-même et trouver dans vos pensées une vie intérieure pleine de joies et de promesses.

J'avais compris depuis longtemps que leur système de détention, aggravé par le mystérieux et abominable régime Nacht und Nebel, visait à détruire notre résistance morale et physique. Cela ne leur avait pas encore réussi en ce qui concerne notre résistance morale car les juges avaient eu la surprise de trouver devant eux des hommes dont certains avaient eu le courage de leur dire ce qu'ils pensaient d'eux, posément et dignement. Nous avions dit, et j'avais insisté sur ce point, que nous n'étions pas foncièrement anti-allemands au moment des événements de 1941 , que nous combattions les groupes collaborationnistes belges et que nous étions anglophiles. Ces juges,qui ne devaient pas être des imbéciles, devaient avoir compris que nous étions adversaires du nazisme. On ne pouvait pas mieux le faire comprendre sans le dire ouvertement.

L'idéologie nazie est basée sur la conviction que tous ses adversaires sont vils, abjects et inférieurs. J'avais ressenti que les Allemands qui avaient participé et assisté au procès avaient été fortement impressionnés par le comportement de certains des accusés. La lecture du compte-rendu du procès, que­ques années plus tard, m'a convaincu que cela avait bien été le cas.

J'avais également confiance dans l'issue du procès contre les dirigeants et d'autres membres du Parti National. L'accusation relative à notre appartenance à un groupement défendu avait été abandonnée par le Sondergericht, ce dont devaient bénéficier les autres pour autant que certaines activités du Parti ne soient pas révélées au cours du procès, notamment la participation de certains membres aux activités du réseau du vrai Williams (Joe) et l'existance d'un dépôt d'armes de guerre. Une dizaine de membres avaient reconnus que les objectifs du Parti étaient anti-allemands, d'autres qu'ils avaient participé à des exercices paramilitaires sous la conduite d'un de nos amis le sous-officier de réserve Maurice Ramon.

J'avais fait croire aux juges et au Procureur que nous combattions uniquement les groupements belges qui collaboraient avec l'occupant. On peut paradoxalement en déduire qu'en nous acquittant de hautes autorités nazies ont condamné la collaboration. C'est dans cette optique qu'il faut comprendre la réaction de mon camarade Lowijck à l'issue du procès. Si tout allait bien je les voyais déjà rentrer triomphalement à Bruges.

J'ai réintégré ma cellule où mes deux compagnons attendaient mon retour avec curiosité. Je ne cachais pas ma joie d'avoir contribué "in extremis" à éviter cinq des sept peines de mort requises par le procureur du Reich à l'issue de son réquisitoire implacable et à réduire fortement les autres peines. Mon but était atteint au delà de mes espérances.

Mon offensive du second jour avait été plus payante que notre défensive du premier jour du procès, ce qui concordait avec les principes élémentaires de stratégie si chers aux Allemands. Somme toute j'avais utilisé leurs propres armes en renversant les rôles. Je pensais aussi avoir deviné les graves préoccupations allemandes à ce moment de la guerre, l'échec de la mission de Rudolf Hess en 1941 dans la tentative des nazis de renverser les alliances contre la Russie, et les avais exploitées à notre profit.

Francou était bâtonnier de l'Ordre des Avocats de Charleroi et son beau-frère Renchon était, disait-il, propriétaire d'une fonderie dans les environs de cette ville. Ils avaient déjà été arrêtés pour des motifs patriotiques pendant la première guerre et ils n'avaient pas hésité, malgré cette expérience, de reprendre leurs activités contre l'occupant pendant la seconde.

Quelqu'un leur avait un jour confié un petit colis qu'ils devaient remettre à une tierce personne, c'est ce qu'ils m' ont dit. Ce colis fut intercepté par la police allemande. Il contenait les négatifs, microfilm, le photographies les dégâts subis par une unité de la flotte allemande, je crois que c'était le Brim Eugen (ndr: difficile à lire) pendant sa traversée de la Manche où il avait été intercepté par l'aviation anglaise. Les photographies avaient été faites dans le port d'Anvers où le vaisseau avait trouvé refuge pour y subir des réparations. Ils avaient reconnu qu'ils n'igoraient pas ce que contenait le colis, ce qui était manifestement grave compte tenu de l'importance du renseignement.

Ils attendaient également leur comparution devant le Sondergericht et ils semblaient avoir confiance en l'issue du procès.

Il m'avait semblé évident que ces deux braves patriotes n'avaient qu'une seule possibilité de sauver leur vie, celle de rétracter leus aveux et de bénéficier ainsi du doute. J' ignore comment Francou et Renchon se sont défendus pendant leur procès et je n'ai appris ce qui leur est advenu que de nombreuses années après.

Ils étaient très sympathiques ces vaillants petits vieux, l'un devait avoir 68 ans à l'époque, l'autre 61.

L'heure de notre repas frugal habituel approche. Le détenu de droit commun qui sert notre potage passe sa tête par le guichet de la porte et me demande - Wat habst du gekriegt? (Quelle a été la sentence?). Je lui réponds avec un brin defierté dans la voix - Todesstrafe! - Aber ich bekom Gnade! (La peine de mort, mais j'obtiendrai la grâce). Se relevant alors il cria à la ronde en ponctuant ses paroles d'un éclat de rire moqueur - Gnade! Gnade! - In Deutchland gibt es keine Gnade !. (La grâce - la grâce - En Allemagne il n'existe pas de grâce !). Le doute insidieux envahit mes pensées pour me poursuivre pendant six mois.

J'ai souvent réfléchi à la réaction de ce détenu au moment où j'avais formulé l'espoir d'être gracié. Il devait avoir
raison. Il connaissait mieux que nous ses compatriotes nazis. Je l'ai finalement obtenue cette "grâce" de pure forme, mais la mort était réservée à ceux qui avaient osé s'opposer au Grand Reich allemand, même s'ils avaient été acquittéfs par l'un ou autre Gericht, une mort lente par les privations, par le travail et par la maladie. Si j'ai pu échapper à ce sort ce n'est pas à la clémence des jugea que je le dois mais uniquement à la volonté, à la résistance morale et à un facteur très important la chance tout simplement.

La prison de Wuppertal-Ellberfeld est située au centre de la ville, non loin de la rivière. Par la grande fenêtre de la cellule je pouvais voir passer, légèrement en contrebas, les trains suspendus qui transportent à intervalles réguliers leurs passagers d'un bout à l'autre de cette ville longue de plus de sept kilomètres. Aux heures de pointe ces trains étaient bondés d'hommes et de femmes qui faisaient la navette quotidienne entre le "chez soi" et le lieu de travail. Ces gens n'étaient probablement pas ce que l'on peut appeler libres car le régime et l'état de guerre devaient leur imposer de nombreuses contraintes. Ils pouvaient pourtant profiter de nombreuses petites choses qui sont malgré tout si importantes dans la vie.

La seule liberté dont nous disposions était de pouvoir parler dans notre cellule ou de rêver. La privation de toute autre liberté restait intolérable. Le régime Nacht und Kebel visait à nous isoler complètement du monde extérieur sous toutes ses formes, même nos morts gardaient l'anonymat le plus absolu. Si à l'origine cette déportation avait pour but de laisser les familles et les proches dans l'ignorance de notre sort des mesures particulières furent prises à l'encontre des détenus NN eux-mêmes. Ils avaient complété cet isolement par la privation de ces petites consolations que constituent la possession d'une photographie d'un être cher, d'une ancienne lettre, de cartes à jouer, la lecture d'un journal, griller une cigarette, écrire...Nous n'avions rien et nous ne pouvions rien savoir.

Il était bien entendu également interdit de communiquer avec des détenus d'autres cellules et nous ne pouvions échanger aucune parole pendant les promenades quotidiennes sans risquer de se voir enfermer, seul en cellule pendant des semaines ou des mois. Toutes ces mesures qui semblaient destinées à saper notre résistance morale nous donnaient l'impression d'être des martyrs et provoquaient par réaction une énorme volonté de survivre.

Cet isolement total est insupportable, aussi l'esprit inventif du prisonnier travaille sans cesse pour essayer de briser l'isolement. Il trouve finalement des solutions à tout, à presque tout. Il étudie les lieux dans les moindres détails. Il étudie le comportement de chaque gardien et apprend à connaître leurs défauts, leurs faiblesses et parfois leurs qualités. Il met à profit la moindre petite défaillance d'un gardien pour reconquérir, parfois pour un instant, une petite parcelle de liberté. Les communications entre détenus de cellules voisines, entre les étages et parfois entre les détenus de bâtiments voisins s'improvisent ou se préparent avec beaucoups de patience et d'astuce. Ma longue expérience était précieuse dans ce domaine. J'étais devenu le plus ancien, ce qui m'autorisait tout naturellement de donner les conseils aux autres détenus et même parfois de trancher des différents entre eux quand mon arbitrage était sollicité.

Malgré les fouilles qui se faisaient de temps en temps dans la cellule, malgré les fouilles corporelles minutieuses effectuées au départ et à l'arrivée lors d'un transfert d'une prison à l'autre, j'ai toujours réussi comme d'autres a conserver l'un ou autre petit objet précieux qu'un détenu rêve parfois de posséder ; un bout de crayon, un bout de papier, une lame ou un morceau de lame de rasoir, une pierre a feu.

Au cours de la visite de mon père vingt mois auparavant à la prison d'Anvers celui-ci m'avait remis une capsule en verre contenant deux pervitines en me recommadant d'en avaler une avant un événement que je jugerais important. J'en avais déjà utilisé une avant de comparaître en 1941 à Anvers devant un Officier de la Kommandantur qui m'avait fait signer un acte d'accusation épouvantable.

Pendant près de vingt mois j'étais parvenu à conserver la capsule. Lors de chaque contrôle, lors de chaque fouille et à l'occasion de chaque transfert j'ai montré l'objet en disant: Eine Aspirin fur Kopfschmerzen ! ( Une aspirine pour les maux de tête!). Un détenu qui a la "franchise" de déclarer, sans qu'on le lui demande, ce qu'il possède ne doit pas détenir autre chose. Aussi, leur attention et leur méticulosité diminuaient pendant la fouille. Je parvenais ainsi à conserver le plus souvent quelques autres petits objets utiles et si importants et qu'un détenu parvient rarement à obtenir.

Ce matin là, une heure avant d'être conduit dans la chapelle pour défendre notre cause devant le Sondergericht, j'avais avalé ma dernière pervitine, cette drogue qui donnait notamment la possibilité aux pilotes de Stuka de redresser en une fraction de seconde leur appareil à la sortie d'un piqué. J'ignore si cette assurance, cette maîtrise de mes pensées, cette mémoire extraordinaire et cette audace que j'ai eue de m'adresser aux juges en langue allemande pendant de très nombreuses minutes sont à mettre sur le compte des effets de la pastille. J'ai refait cette expérience après la guerre sans obtenir de résultats.

J'ai tout lieu de croire que la confiance elle-même que j'avais dans le produit a provoqué ces effets. Plus tard dans les situations tout aussi dramatiques pour la conservation de ma vie, j'ai réussi à en sortir par mes moyens propres.

Il faut dire qu'en ce qui concerne le procès j'avais pendant plusieurs semaines gravé dans ma mémoire tout ce qui aurait pu être utile pour notre défense en vue d'essayer de vider d'une partie de sa substance les accusations portées contre nous. A l'issue du premier jour du procès, devant la perspective affreuse d'entendre le lendemain sept condamnations à mort, j'avais de plus répété mentalement pendant une partie de la nuit le discours que je comptais leur tenir en allemand.

De la fenêtre je ne voyais pas que le passage régulier du train suspendu dans les deux sens. Je voyais distinctement les quartiers de maisons anciennes qui s'étalaient sur le versant Sud de cette belle ville qu'était Elberfeld à l'époque. Elle était devenue un des maillons de cette grande agglomération qu'était Wuppertal.

Quelques jours auparavent, c'était je coris le 20 avril, des drapeaux longs et étroits, de couleur rouge et blanc, à la croix gammée maudite apparurent comme par enchantement au début de la matinée. En quelques minutes, comme si un ordre avait été donné, chaque fenêtre, chaque balcon fut garni du même drapeau. Le soir aux environs de sept heures tous les drapeaux disparurent en quelques instants. C'était paraît-il l'anniversaire de leur Fubrer. Nous avions l'impression que ce geste d'hommage n'avait rien de spontané et que les habitants arbéraient leurs drapeaux parce qu'ils y étaient obligés.

Le lendemain de ce jour mémorable du procès je dois quitter ma cellule et j'ai à peine le temps de souhaiter bonne chance à mes compagnons. Je suis conduit devant une cellule située à l'étage mais de l'autre côté de l'aile. Trois paires d'yeux m'observent attentivement quand je pénètre dans cette cellule. Les présentations sont faites et j'ai vite compris que l'on vient de me mettre dans une cellule pour condamnés à mort. Les trois autres occupants appartiennent à la Main Noire.

Le Sondergericht, si ce n'est le Volksgerichthof, avait prononcé la peine de mort contre seize des cent et quelques membres de ce groupe de résistants qui avait les ramifications dans une dizaine de communes du Petit Brabant au Sud d'Anvers. De nombreux autres avaient écopés de fortes peines de prison. Les preuves de leurs multiples activités anti-allemandes semblent avoir été si évidentes qu'ils n'avaient pu que passer à des aveux après leur arrestation par la SIPO d'Anvers en octobre I941. Le poste émetteur avec lequel ce groupe s'adressait à la population avait aussi été découvert, ainsi que des armes, si mes souvenirs sont exacts.

Deux les trois condamnés, Joseph Verhavert qui avait mon âge et Henri Pauwels de Puers, avaient fait la campagne des dix-huit jours. Le troisième Emile De Cat, également de Puers où il était secrétaire communal , était plus âgé que les deux autres et était borgne. J'avais connu de très nombreux membres de ce groupe à la prison d'Anvers et j'avais même partagé ma cellule avec certains d'entre eux. Je n'étais pas mécontent de pouvoir évoquer des souvenirs communs avec ces malheureux qui vivaient déjà depuis le 16 janvier 43 dans la crainte continuelle d'une exécution prochaine.

Le gardien principal, celui qui avait assisté au procès, m'apporta dans le courant de la journée une feuille de papier à lettre, une plume et un flacon d'encre. Il me pria d'adresser mon recours en grâce au FUhrer et de terminer ma lettre dans l'heure. J'avais cru discerner dans sa voix un ton d'estime auquel les gardiens ne nous avaient pas habitué jusque là. Il ajouta que si je ne savais pas quoi écrire il suffisait de demander conseil à mes nouveaux compagnons.

Après quelques moments d'hésitation ceux-ci m'expliquèrent que dans leur recours ils n'avaient pu que regretter le tort qu'ils avaient causé et demander de pouvoir le réparer. Ils espéraient ainsi avoir l'occasion de s'évader et de rentrer vivant chez eux. Ma première réaction fut de leur reprocher ce que je croyais être un manque de dignité mais je ne m'étais pas rendu compte dans quelle situation désespérée ils se trouvaient. J'ai regretté ensuite ce que je leur avais dit car il était évident qu'ils s'accrochaient à ce seul espoir.

J'avais appris à connaître la mentalité des nazis et le mépris de ceux qui se croyent des êtres supérieurs pour leurs adversaires. Il me semblait que mes nouveaux compagnons ne devaient nourrir aucun espoir de voir accepter leur demande, bieen au contraire, car le regret d'un acte commis est un aveu de culpabilité. Je ne leur ai pas dit ce que je pensais a ce moment pour ne pas ajouter le découragement à la crainte qui les tenaillait. Après la guerre j'ai appris comment douze des seize condamnés à mort de la Main Noire furent fusillés ignominieusement dans le dos le 7 août 1943 à Lingen (Ems), pour avoir aimé leur Pays.

J'ai rédigé péniblement ma lettre, en soupesant chaque mot qui pouvait décider de ma vie ou le ma mort et en excluant toute agressivité. J'ai finalement accouché d'un texte concis, le plus digne possible, qui s'inscrivait dans le sens général de ma défense devant le Sondergericht. J'avais agi par patriotisme sans avoir nui sérieusement aux intérêts de l'Allemagne. Malgré certaines charges accablantes, notamment la diffusion des ordres de Londres à la population pour l'aide aux Alliés dans le cas d'un débarquement, je sentais que c'était le seul argument qui pouvait émouvoir celui ou ceux qui avaient le pouvoir de molifier le veriict.

La lettre fut remise et il ne me restait plus qu'à attendre.

Ma vie de détenu se trouva fortement modifiée à partir de ce jour. Jusqu'alors il ne restait de notre liberté que l'intimité de notre cellule, nos pensées et nos rêves. Même de cela nous fumes dorénavant privés. De jour comme de nuit, à des intervalles irréguliers, des pas feutrés s'approchaient de notre cellule et un oeil scrutateur venait se coller contre le petit oeil de boeuf dont est munie chaque.porte de cellule ians n'importe quelle prison au monde.

Cette observation constante de nos actes et de notre comportement est extrêmement désagréable. Elle semble vouloir chaque fois nous rappeler, même si nous n'y pensons pas pendant quelques moments, que nous sommes des condamnés à mort, des "Toteskanlidaten" ( candidats à la mort) comme nous ont baptisé  les gardiens. Pendant nos conversations interminables sur des sujets les plus divers nous parvenions a chasser de notre esprit la notion de notre présence dans la cellule et chaque fois les pas feutrés nous rappelaient à la réalité.

Le soir, chaque soir vers vingt heures, les cellules étaient ouvertes et refermées les unes après les autres. Chaque détenu devait déposer dans le couloir ses vêtements, sa grande gamelle ronde en alluminium, son gobelet et sa cuiller. Pour des raisons évidentes il ne pouvait que conserver pour la nuit que ce qui lui servait de chemise et un caleçon long en écru.

Le bruit sec des bols au contact du pavement résonnait comme une cloche dans le bâtiment. Nous avions rapidement pris l'habitude de compter chaque soir le nombre de bols que l'on entendait déposer pour savoir s'il y avait eu des entrants ou des partants dans la section des condamnés à mort. Nous devinions que les autres détenus de l'aile comptaient également de cette façon le nombre de condamnés à la peine capitale.

Comme les autres détenus nous avions droit à la promenade quotidienne dans la cour de la prison. J'appercevais alors Carlo De Groot qui semblait conserver un bon moral malgré son air soucieux. Lors de la dernière promenade qui avait précédé mon changement de cellule j'avais eu l'occasion de dire furtivement à Maurice Ramon que tout irait bien pour eux lors de la deuxième partie du procès contre le P.N. à condition que personne ne parle du depôt d'armes.

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Les jours passèrent et chaque soir, parfois deux ou trois fois par soirée, retentissait au dessus des toits la lugubre sirène qui annonçait à la population l'approche d'avions enne­mis. Nous avions l'habitude de les entendre et depuis des se­maines et des mois l'alerte était suivie quelques minutes plus tard par un second mugissement qui annonçait la fin de l'alerte.

J'avais assisté une ou deux fois à un bombardement aérien de Bochum où j'avais été détenu pendant huit mois, le quartier où se trouvait la prison n'avait pas été touché sérieusement malgré la chute de bombes incendiaires, rapidement éloignées par des membres du personnel, sur le toit de quelques bâtiments de la prison. Les détenus NN devaient rester en cellule pendant les alertes et étaient exposés ainsi directement a la chute des bombes d'avion. Les abris et les caves étaient réservés au personnel de la prison et aux détenus allemands.

Un gardien nous avait dit un jour : Ne craignez rien! - Vos amis anglais savent très bien où vous êtes et ils ne bombarderont pas la prison !. Et nous l'avons cru. Et pourquoi pas ?. En ce qui me concerne je dois avouer que depuis longtemps j'étais devenu indifférent aux alertes car j'avais chaque fois l'intuition que ce n'était pas pour nous. Je me souciais bien d'essayer de savoir où les bombardements avaient eu lieu et quels en avaient été les objectifs et les résultats. Il me semblait même qu'il n'y avait pas d'objectifs importants à Wuppertal car nous savions que la ville n'était pas défendue par des canons de défense aérienne.

Le quinze mai, sauf quelques peines de six mois de prison pour détention de tracts anti-allemands, les dirigeants et les autres membres du Parti National furent acquittés comme je l'avait prévu. Treize jours plus tard, le 28 mai, il m'est arrivé une chose que je qualifie encore d'extraordinaire. A la tombée du jour je fus pris d'une espèce de panique physique et d'une nervosité imcompréhensible. J'avais une sensation d'oppression dans le ventre et mes jambes semblaient refuser de m'obéir. Il m'était arrivé de ressentir ces symptômes, analogues au trac, avant le passage d'un examen important pendant mes études.

Une idée fixe s'installa subitement dans mon esprit: ce soir l'alerte sera pour nous. Mes compagnons essayèrent de me persuader en vain que mon appréhension n'était basée sur rien. Moins de deux heures plus tard la sirène retentit et le premier bombardement de Wuppertal eut lieu.

Cette ville importante de plus de trois cent mille habitants est située, comme je l'ai fait comprendre, dans la vallée de la Wupper et s'étale comme un saucisson sur plus de dix kilomètres. Elle est composée de plusieurs villes successives qui s'étaient groupées en une seule grande agglomération administrative. Elberfeld, où se trouvait la prison, était située à l'Ouest. Ce bombardement violent, qui dura plus d'une heure, détruisit toute la partie Est (Bannen) de Wuppertal, fit cent et vingt milles sinistrés totaux et causa au moins la mort de deux mille cinq cent personnes. Quelques bombes explosives tombèrent sur Elberfeld qui ne fut pas gravement atteinte d'après ce que nous pouvions voir. Ce bombardement fut très spectaculaire et nous avions eu l'impression de nous trouver au centre du bombardement.

Les journées passèrent, avec leurs alertes, les pas feutrés dans le couloir, la lumière qui s'allume plusieurs fois par nuit pour permettre de nous observer, la promenade quotidienne, les longs échanges de vue et les souvenirs du bon vieux temps.

Le doute concernant l'obtention de la grâce commençait à m'envahir peu à peu et je me demandais quelle vanité m'avait poussé à croire que des personnes importantes de ce régime exécré puissent s'intéresser au sort individuel d'un petit Belge condamné à mort comme tant d'autres.

J'en étais arrivé à essayer de savoir de quel faço les condamnés à mort étais exécutés. L'opinion la plus répandue était que cela se faisait à la hache - mon imagination fertile imprimait alors des images épouvantables dans mon cerveau. La sensation d'impuissance devenait permanente et me poursuit parfois encore. La vue de la porte en fer verroullée et les barreaux devant la fenêtre, la vue du mur d'enceinte épais et haut, la sensation de la surveillance continuelle devenaient insupportables et je commençais à desepérer et à me faire des reproches amers quant à la manière dont je m'étais défendu.

J'avais fini par considérer la prémonition qui avait précédé le bombardement comme un effet du hasard et j'y pensais de moins en moins. Des échos sporaiiques concernant les effets épouvantables de ce bombardement parvinrent à nos oreilles.

Le 27 ou le 28 juin 1943 une nouvelle journée se terminait, il avait fait chaud et beau à l'extérieur. Dans le ciel bleu des hirondelles semblaient se poursuivre dans d'interminables chasses-croisés. Vers dix-huit heures, sans aucune raison, je fus envahi par les mêmes symptômes que la fois précédente et je dis à mes compagnons: - C'est pour ce soir !. Des hurlements incohérents, qui provenaient d'une autre aile de la prison, se firent alors entendre. Un détenu devait être devenu subitement dément dans sa cellule. Nous avons entendu des cris et des hurlements pendant une bonne heure. La simultanéité de ces deux phénomènes m'a fait supposer par la suite que je n'étais pas le seul à avoir été envahi par la prémonition du bombardement qui faisait trembler mes jambes. L'autre, le dément, devait être encore plus réceptif que moi.

Pendant ma captivité j'ai parfois été confronté avec des problèmes de ce genre, prémonition et transmission de la pensée. Pour pouvoir juger de la validité de mes expériences involontaires il faut savoir que pendant mes quatre années de détention j'ai été complètement isolé, seul en cellule, pendant treize mois en quatre périodes de quelques mois et de quelques semaines et que pour le reste, même à trois ou quatre détenus par cellule, nous étions isolés du monde extérieur. Dans des situations pareilles qui sont exceptionnelles le cerveau et les sens ne sont pas dérangés, pas distraits, par les petites choses de la vie, comme autant de parasites qui les meublent et les empêchent de s'épanouir. J'ai souvent pu observer en prison que les idées, les rêves, les impressions et la mémoire deviennent extrêmement clairs er précis. Comment expliquer sinon cette faculté que j'ai de me souvenir de petits détails, d'impressions et d'états d'âme, plus de trente-cinq ans après les événements alors que j'ai maintenant parfois des difficultés à retenir des choses récentes. Je suis persuadé que l'homme possède en lui un sens supplémentaire qui s'est atrophié au cours de son évolution mais qui est toujours présent en lui. Il faut dire que j'ai perdu cette faculté dès mes premiers contacts avec le monde extérieur. Elle m'a permis, me semble-t-il, de pouvoir choisir d'instinct en quelques occasions chaquei fois la bonne décision qui tendait finalement à me permettre de rentrer sain et sauf chez moi, devenu le but final de mes aspirations.

La sirène attendue retentit vers vingt heures brisant ainsi le silence insupportable.

Les minutes s'égrenaient lentement et alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient à l'horizon des fusées éclairantes, attachées à des parachutes, s'allumèrent l'une après l'autre et descendirent lentement en formant un énorme cercle lumineux autour de la ville. Un gardien armé d'une mitraillette avait fait rentrer nos frusques en disant de nous habiller. Il cria dans le couloir que tout détenu qui oserait sortir de sa cellule dans le cas où une porte s'ouvrait serait aussitôt abattu. Il commença alors à faire lentement les cent pas dans le couloir.

Dans le lointain nous entendions le vrombissement sourd des moteurs des Lancasters qui s'empllfiait en se rapprochant. Les vitres vibraient et soudain apparurent au milieu du cercle de fusées éclairantes trois fusées d'un rouge vif qui se mirent également à descendre lentement. Mon angoisse physique continuait à se manifester, mes genoux se mirent à trembler fortement et malgré ma volonté je ne parvenais pas à me dominer. Pendant toute cette nuit j'ai eu l'esprit extrêmement lucide et j'avais l'impression que mon corps refusait de m'obéir. Je me souviens de l'attitude de mes compagnons à ce moment là et pendant toute la durée du bombardement. De Cat était accroupi sur le seul lit métallique de la cellule, le postérieur dirigé vers la fenêtre, et priait la tête entre les mains. Verhaevert et Pauwels, le dos au mur, priaient recroquevillés dans un coin de part et d'autre de la fenêtre.

Je m'étais installé à genoux devant la grande fenêtre, la tête dépassant légèrement le rebord, et je regardais le spectacle que je ne voulais pas manquer, comme au théâtre. Malgré mes genoux, qui continuaient de trembler et que j'essayais de calmer en serrant mes cuisses contre mes talons, je n'éprouvais pas la moindre crainte. Je me disais qu'il était préférable de mourir ainsi, subitement, que d'attendre pendant de longues semaines et de longs mois avant de me soumettre avec toute ma lucidité au bourreau.

Une pluie de bombes commença à s'abattre avec un fracas épouvantable suivie immédiatement d'une cacophonie de sifflements stridents. Les vitres volèrent en éclat et je me suis toujours demandé pour quelle raison je n'avais pas été touche par des éclats de verre. Cette pluie de bombes à mitrailles était entrecoupée par des explosions de bombes plus grosses. Je les sentais arriver vers nous avec le bruit d'une locomotive à vapeur qui entre dans une gare couverte. L'air ambiant semblait se comprimer. En tournant la tête vers l'intérieur maintenant tout éclairé de la cellule je vis cette chose ahurissante: la lampe suspendue normalement par le fil électrique s'était mise a l'horizontale et restait immobile contre le plafond dans le sens porte-fenêtre. Je comptais le temps en secondes qui séparait la lueur de l'impact et le coup de tonnaire qui suivait. J'essayais chaque fois de calculer mentalement la distance mais je ne parvenais plus à suivre tellement la cadence des explosions était rapide. Tout se passait maintenant dans un vacarme épouvantable d'explosions, de sifflements et de trains entrant en gare.

Il y eut une légère accalmie qui fut suivie par une pluie continue d'autres engins qui, en explosant, envoyaient dans tous les sens des traînées aveuglantes. Ces gerbes entraient par les fenêtres des maisons et immeubles, par les vitraux de l'église se trouvant à deux cent mètres à notre gauche et par toutes les fenêtres de la grande brasserie Wihikuler qui cachait a nos yeux le dessous de l'église.

Toutes les fenêtres avaient été pulvérisées par la mitraille et le phosphore, ou autre produit incendiaire, achevait le "travail" en mettant le feu à tout ce qui était combustible à l'intérieur des maisons, des immeubles, des bâtiments publics et des ateliers. Des milliers de maisons prirent feu presque simultanément et la ville ne fut plus qu'un énorme brasier créant une tempête de feu et de fumée.

Une gerbe de feu pénétra comme un éclair dans la cellule et en me retournant je vis deux ou trois plaques lumineuses sur le mur, de chaque côté de la porte, et une plaque sur le postérieur de De Cat. Mu par un réflexe je me suis précipité sur mon compagnon en lui administrant quelques fortes claquues et fis de même sur le mur. La paume de ma main droite était devenue phosphorescente et aprls l'avoir frottée energiquement sur la paume de la main gauche celle-ci l'était devenue également. J'ai plongé alors mes mains dans notre bassine d'eau dont je vidai le contenu sur le mur et sur le postérieur de mon compagnon qui n'avait pas bougé. Je n'ai jamais trouva une explication plausible au fait que le phosphore ne m'a occasionné des brûlures profondes aux mains alors que seul le sulfate de cuivre peut en arrêter les effets. Il s'agissait peut-être d'un mélange incendiaire contenant une part de phosphore. L'absence de graisse dans nos tissus peut avoir empêche l'action destructif du mélange.

Pendant ce temps les bombes de tous calibres continuaient à s'abattre. Un spectacle immense, que n'aurait pas désavoué Néron, s'offrait à mes yeux. Mes pensées allèrent alors vers tous ces habitants enlacés et horrifiés dans les caves. Que devenaient toutes ces femmes, tous ces enfants ? Je commençais à douter des Alliés qui semblaient utiliser les mêmes méthodes criminelles, au décuple, que ceux qui avaient rasé Guernica, Rotterdam et Coventry pour ne citer que ces villes. Il devait exister d'autres objectifs plus importants en Allemagne pour hâter la fin de la tuerie. Et Dieu, s'il existait, ne pouvait-il pas empêcher ce massacre, tous les massacres et toutes les souffrances ?. Je me sentais meilleur que ce Dieu, plus humain que lui. Cette nuit-là j'ai insulté le Dieu de mes compagnons et je le mis au défi de diriger une des bombes en direction de ma cellule. Je pressentais aussi confusément alors que cet énorme gaspillage de matériel de destruction et de matières premières devait profiter à d'autres hommes qui se disaient chrétiens et qu'au lieu d'abattre le moral d'un peuple ces anéantissements de zones d'habitation ne pouvaient que renforcer la volonté de résistance de l'Allemagne nazie. Je détestais ce peuple pour tout le mal qu'il faisait et pourtant j'en avais pitié. Comment concilier ces pensées contradictoires ?.

La dernière phase du bombardement commença à se dessiner. Profitant de l'éclairement gigantesque provoqué par l'immense brasier des bombardiers attaquèrent à basse altitude, avec un rugissement indescriptible, les quatre voies de chemin de fer qui se trouvaient à une centaine de mètres de la prison devant nous et les viaducts sous lesquels passaient les rues qui relient les deux versants de la ville. Des bombes puissantes déflagrèrent et l'aile de la prison fut plusieurs fois secouée dangereusement. Une bombe qui devait être énorme s'écrasa sur le mur d'enceinte à quelques dizaines de mètres de notre cellule et y fit une grande brèche. Des blocs de maçonnerie s'écrasèrent sur la façade de notre aile qui avait perdu ses dimensions rectilignes. Des détenus hurlaient plus loin et d'autres criaient avec angoisse que le toit brûlait.

Pendant ce temps le gardien continuait calmement à faire les cent pas dans le couloir.

Le vacarme diminua et fit peu à peu place à un grand silence. La multitude d'escadres de bombardiers venait de quitter le lieu de leurs exploits. le silence fut de courte durée car dans la cour une meute de femmes affolées, des détenues sans doute, couraient, fuyant leur aile en feu. les Los!-Los! qu'hurlaient des gardiennes ne laissaient aucun doute sur ce qui se passait.

Devant nous, à cinquante petits mètres, l'énorme brèche dans le mur extérieur qui nous séparait de la liberté avait mis mon cerveau en état d'ébullition. Le seul obstacle consistait à vaincre les barreaux verticaux, espacés l'un de l'autre d'un peu plus de dix centimètres, reliés entre eux tous les cinquante centimètres par un barreau horizontal. Si Je parvenais à trouver le moyen d'écarter deux barreaux verticaux de quelques centimètres supplémentaires il me serait possible de passer la tête entre les deux, puis le corps. Ce serait alors un jeu d'enfant d'atteindre le sol trois mètres plus bas en nouant deux draps de lit ensemble, de franchir le mur et de quitter la ville en feu. Je parle l'allemand et il suffira de feindre l'amnésie et de me faire passer pour une des innombrables victimes traumatisées par le bombardement. Ensuite, je trouverai bien une solution.

Il faut dire que chaque cellule, prévue initialement pour un seul détenu, contenait un lit métallique rabattable accroché au mur, ce lit sur lequel De Cat était toujours agenouillé. Faisant office de sommier trois madriers de trois pouces d'épaisseur n'attendaient que l'heureuse Inspiration d'un détenu pour servir de levier. J'entrepris de convaincre mes compagnons de tenter une évasion ou de m'aider à le faire.

Je n'ai pas réussi à le faire car ils craignaient la mort immédiate s'ils étaient pris en flagrant délit. Ils me dirent aussi qu'ils avaient confié leur vie entre les mains du Seigneur. Ils ne pouvaient non plus m'aider car ils seraient considérés comme des complices d'une évasion. Le temps passa et cette occasion exceptionnelle ne fut pas mise à profit. J'avais aussi peur qu'eux, et pourtant je préférais "aides toi et Dieu t'aidera" que de "confier ma vie entre les mains de Dieu". Quand j'ai appris le terrible sort qui fut réservé aux Juifs européens par l'Allemagne nazie et ses séides je me suis rappelé cet épisode de ma captivité. Eux aussi avaient confié leur vie entre les mains du Seigneur.

La tour de l'église qui se consumait depuis des heures, s'écroula lentement et creva la toiture d'où d'énormes flammes commencèrent à s'échapper. La brasserie brûlait aussi et les flammes sortaient de toutes les nombreuses issues. Elle devait servir de dépôt ou de manufacture de munitions pour petites armes car pendant des heures on entendit des crépitements continus. Des projections enflammées, comme des serpentins, s'échappaient en grappes des fenêtres.

Sur la voie ferrée une file ininterrompue de gens, femmes, enfants, vieillards, portant ou trainant quelques objets, passaient silencieusement et se dirigeaient vers l'Est de la ville devenue maudite.

Il faisait une chaleur étouffante et depuis longtemps nous avions dénudé notre torse. Au dessus de nous, mais deux étages plus haut, l'énorme toit se consumait peu à peu et des détenus criaient leur inquiétude.

Mes regards se portèrent sur les guètrons, les alênes et le marériel de Rarmm et Kampman, car cette firme utilisait aussi des condamnés à mort pour augmenter ses bénéfices et accessoirement aider le Grand Reich à assurer sa victoire finale. En des gestes rageurs j'ai jeté tout par la fenêtre .

On me dit : et si tantôt le gardien demande ... C'est simple! Le déplacement d'air a tout emporté,!

Dans la cellule je découvris parmi les débris de verre quelques boutons métalliques de pantalon.: portant la mention dorée " FOR GENTLEMAN". D'autres voisins avaient aussi trouvé quelques boutons. La première "guerre des boutons" avait eu lieu. Ainsi, ces accessoires empreints d'un parfait humour anglais remplissaient les bombes à mitraille et provoquaient les sifflements stridents et affolants . Ce n'était pas de l'humour anglais mais une façon astucieuse pour semer l'épouvante parmi la population et pour casser les vitres. Le phosphre blanc ou un autre produit incendiaire pouvait alors pénétrer aisément dans les immeubles et les maisons, ou les rideaux, tentures et la literie servaient de petix dois.

Je crois que j'ai relaté l'essentiel de ce que j ai vécu pendant cette nuit d'épouvanté. Pendant deux jours la ville brûla et on ne vit pas de différence entre le jour et la nuit. Le lendemain midi nous eûmes droit a une excellente soupe bien épaisse qui avait été le menu offert pour tous les rescapés de la ville dont les pertes étaient d'après les gardiens estimées à trente mille victimes. On cita après la guerre le chiffre de deux mille huit cent morts, chiffre minimum ne comprenant ni les militaires ni les civils etrangers, auquel il faut ajouter les deux mille cinq cent morts du premier bombardement de fin mai 1943. II y eut au total plus de 200.000 sans-abris.

Des bruits circulèrent ensuite au sujet de l'évacuation générale de la prison qui était devenue inutilisable. C'est ainsi que le 3 ou le 4 juillet dans la matinée les portes s'ouvrirent et j'eus le temps d'entendre le gardien principal s'adresser à un des condamnés: "Albert De Bondt je vous rend responsable de la tenue des hommes de votre groupe pendant le transport. Restez digne !.", avant d'être embarqué avec une bonne vingtaine de condamnés à mort dans un camion ouvert à destination de Essen. En sortant de la prison je vois qu'il ne reste du train suspendu que des poutrelles tordues.

Un gardien armé a pris place à côte du chaffeur. Un autre gardien s'est assis à l'arrière de la caisse, les jambes pendantes. D'une main il serre un fusil sur les cuisses et s'agrippe de l'autre au bord de la ridelle latérale du véhicule. Les condamnés se sont assis comme ils le peuvent car il leur a été interdit de se lever.

Avant le départ nous avons reçu nos objets personnels que nous avions dû remettre à notre arrivée en Allemagne. Les souvenirs sortent des enveloppes. Certains retrouvent aussi des cigarettes et des allumettes, quelle aubaine. Les seize condamnés à mort de la Main Noire sont tous là, dont Van Lent, père de famille nombreuse qui me dit espérer obtenir la grâce de ce fait. Trois ou quatre Wallons et Bruxellois nous accompagnent aussi et je crois me souvenir que Renchon et Prancou étaient des nôtres. Je retrouve aussi Carlo.

Nous fumons et chaque cigarette est suivie d'une autre. Sait-on jamais !. C'est peut-être la dernière fois que nous avons l'occasion de fumer. Je suis tellement affaibli que la fumée me donne des nausées. Je me sents indisposé et les autres fumeurs semblent également ressentir les symptommes de celui qui fume après un accès de fièvre.

Le camion continue son petit bonhomme de chemin et nous traversons bientôt une région boisée et vallonnée. Dans les montées le camion poussif avance à allure réduite... J'échange avec mes voisins quelques mots car une idée folle s'est emparée de moi. Une bonne poussée du pied dans le dos du gardien au fusil doit le faire basculer en avant. Il tombe et, avant qu'il puisse se servir de son arme, nous sautons et disparaissons dans le bois. Il faudrait bien quinze secondes au gardien avant qu'il puisse se relever et tirer. Nous serons déjà loin. Le gardien qui se trouve dans la cabine aura besoin d'autant de temps pour intervenir à son tour. Hélas, nous sommes tous indisposés et certains, qui avaient compris, me font signe qu'ils ont le vertige. Je ne suis pas en meilleur état et l'occasion de fuir s'est envolée en fumée, c'est bien le cas de le dire. J'ai été le seul survivant, avec VAN LENT, de cet étrange convoi. Je me demande encore si j'aurais eu le courage de fuir sans l'histoire des cigarettes. Peut-être, mais certainement pas seul.

Nous arrivons à la prison d'Essen qui m'avait déjà abrité pendant deux jours après mon départ de Belgique. Nous fumes séparés et, à l'exception de Carlo, les autres disparurent de ma vie. En 1947 j'appris l'exécution à Lingen(Ems) de douze condamnés de la Main Noire: Albert De Eondt, Emile De Cat, Daes Achille, Clément Dielis, Louis Hofmans, Edmond Maes, Marcel De Mol, Rémi De Mol, Kenri Pauwels, Joseph Peeters, Joseph Verhavert et Jean, Vincent. J'appris encore plus tard l'exécution à Wolfenbuttel de Renchon et Francou,et du décès tragique du sous-officier d'élite Kamiel Bastaens pendant le massacre à Sonnenbourg en janvier 1945, Louis Meeus à Sonnenburg fin 1943, Van Obbergen à Sachsenhausen en 1944 quelques jours après son évacuation de Sonnenburg tous trois "graciés" de la Main Noire.

J'entre avec De Groot dans une grande cellule occupée par une dizaine de détenus. Parmi eux, et c'est le seul dont j'ai gardé le souvenir, je reconnais d'emblée Jean Guilini, une célébrité. Il avait été peu avant la guerre plusieurs fois champion et recordman de Belgique de natation ainsi que joueur international de Water-Polo. Il était de plus le mari d'Aline, fille de Cambier une des gloires du Football belge. Guilini était aussi un de nos membres du Parti National.

Nous sommes restés ensemble pendant trois jours et nous ne cessions d'évoquer des souvenirs de notre bonne ville où il avait fréquenté avant moi l'Athénée. Il était impliqué dans une grave affaire d'espionnage dans laquelle un certain Stinglambert, parachuté d'Angleterre, avait joué un rôle important et imprudent. Son épouse, son beau-frère et la fiancée de ce dernier étaient également quelque part en prison.

Il me raconta aussi sa tentative d'évasion de la prison de St-Gilles et comment, étant parvenu lors de la promenade à escalader le mur d'enceinte, il s'était laissé choir dans la cour de la prison voisine de Forest. Des religieuses de cette prison pour femmes l'avaient ramassé la jambe brisée et n'avaient rien trouvé de mieux à faire que de prévenir les voisins allemands qui vinrent le cueillir. J'espère que ces religieuses ne trouveront pas le chemin du paradis pour ce manque de courage.

Il avait aussi, en 1941, sauvé à la nage trois pilotes britanniques dont l'appareil était tombé en mer à quelques centaines iemètres de la plage de Blankenberge. Je n'ai plus revu Jean Guilini, ce garçon ouvert, simple et héros authentique. Il fut décapité en mai 1944 dans la prison de Brandenbourg- Gorden sans avoir eu la consolation d'apprendre la nouvelle si longtemps attendue du débarquement en Normandie.

Après ces trois jours j'ai dû, de même que De Groot, changer de cellule et me voici installé seul dans une cellule pour condamnés à mort. Je dois reconnaître que le régime n'était pas si rigoureux qu'à Wuppertal et plus tard qu'à Wolfenbüttel pour les condamnés à mort. Nous étions au même étage que d'autres détenus qui attendaient d'être jugés et nous participions avec eux à la promenade quotidienne. Nous ne devions pas sortir nos vêtements le soir comme cela se faisait à Wuppertal et la surveillance continue était appliquée avec plus de souplesse.

Il devait y avoir en moyenne deux à trois cents détenus Nacht un Nebel, tous des Belges, dans cette Untersuchungs-gefangnis. Dans l'aile située en face de la nôtre il levait y avoir quelques cellules occupées par des femmes NN belges qui attendaient également de comparaître devant les juges avec les accusés masculins.

La prison de Essen était devenue aussi une prison de transit où, à la cadence de deux ou de trois fois par mois, arrivait une fournée de déportés belges. Les vingt a trente déportés par convoi étaient ensuite, après quelques jours,transférés dans un camp de concentration à Esterwegen.

Pendant les quelques jours que durait chaque fois leur séjour à Essen ils étaient hébergés dans une aile de transit ou à l'étage supérieur de notre bâtiment. Il était parfois difficile de communiquer avec eux mais l'ingéniosité des Belges est telle, quand il le faut, que nous avons toujours réussi à le faire.

Nous avions quelques renseignements qui pouvaient leur être utiles sur leur prochaine destination. Parfois, si rarement, une cigarette bienvenue se balançait au bout d'un fil devant la fenêtre.

L'arrivée de chaque nouveau convoi nous donnait la possibilité d'être mis au courant des derniers événements qui s'étaient produits en Belgique et sur les divers fronts.

Chaque information reçue, quelle qu'en soit la source, était communiquée à l'ensemble des détenus, y compris les femmes, dans les heures qui suivaient. Tout se passait sans bruit et dans la plus grande discipline apparente. Nous connaissions avec précision les heures de ronde du soir. Nous avions étudié la mentalité, le caractère, les défauts et parfois les qualités de chaque gardien. Les renseignements à ce sujet circulaient de cellule en cellule.

Peçdant que, s'entretenant d'une cellule à l'autre, d'un étage à l'autre, d'une aile à l'autre des détenus utilisaient toutes sortes de moyens, tels que des gobelets renversés, le morse parfois, les tuyaux de chauffage qui reliaient les cellules entre elles et les étages entre eux, d'autres observaient les abords ou écoutaient, l'oreille collée contre la porte, pour repérer la présence ou l'approche de gardiens.

Quand un de ceux-ci s'approchait tout le monde était averti au moyen du signal vingt-deux (V'la les flics). Cette alerte qui mettait provisoirement fin aux conversations était faite généralement par des coups répétés sur un radiateur ou sur la porte au moyen d'un objet métallique. En cas d'extrême urgence celui qui le premier s'était rendu compte de la présence d'un gardien criait tout simplement vingt-deux.

Dès que le danger s'était éloigné les conversations reprennaient de plus belle. Elles se tenaient généralement après le repas du soir, le personnel de surveillance devenant plus réduit à partir de ce moment.

Les nouvelles ne se rapportaient pas uniquement à la situation militaire mais à toutes les choses qui intéressaient les détenus qui de la sorte échappaient un peu à leur isolement. Ce que je dis ici n'est pas limité à la prison de Essen mais se produisait dans tous les endroits où j'ai été incarcéré.

A la prison d'Anvers, et surtout à Bochum où j'avais réussi à lire une centaine de livres écrits en allemand j'avais appris cette langue assez correctement. Pendant des heures j'avais lu à haute voix de nombreuses pages chaque jour en essayant de prononcer le mieux possible. Il est vrai qu'à ce moment j'étais seul dans une cellule et je ne gênais personne. Ma connaissance de cette langue me fut utile en maintes occasions.

Avant mon arrestation déjà je m'étais rendu compte que les communiqués allemands sur la situation militaire, à condition de pouvoir les interpréter, pouvaient déceler une certaine vérité, ce que j'appelais dans des lettres à mes parents que j'envoyais d'Anvers " lire entre les lignes". Ainsi par exemple, quand le communiqué mentionnait la destruction de deux cents bombardiers lors d'un raid aérien j'estimais que le nombre de bombardiers mis en oeuvre avait été supérieur à mille. Un recul stratégique devenait une importante retraite. Un alignement du front signifiait une percée ennemie qui obligeait les ailes à se replier. D'après le nombre I'églises qu'un raid avait détruites ou le qualificatif les pertes civiles il était aisé d'évaluer l'importance les destructions et des pertes. Nous n'avions pas de journaux mais il arrivait parfois que le hasard nous permettait d'en lire une partie.

Chaque cellule recevait assez régulièrement du papier de toilette. Il s'agissait presque toujours, vous l'avez deviné, de quelques morceaux grands comme la main de journaux locaux ou régionaux. Ceux-ci dataient de plusieurs jours et étaient parfois assez récents. Le communique de guerre de l'OKW devait être reproduit dans tous les journaux et nous savions qu'à chaque distributicn de papier de toilette le communiqué en question devait se trouver en partie ou en entier dans l'une ou autre cellule.

Le communiqué devait me parvenir par tous les moyens et je l'obtenais bien souvent. Je l'interprétais et le diffusais par les moyens habituels à l'ensemble des détenus. C'était important pour le moral des PP qui n'espéraient devoir leur salut que par leur libération par les Alliés ou par l'effondrement de l'Allemagne. Chaque coup porta à celle-ci leur donnait un nouvel espoir.

Parfois nous devinions une certaine sympathie à notre égard de la part de l'un ou autre gardien. Oui, cela existait aussi, mais si rarement. Le décret Nacht und Nebel devait impliquer des mesures très sévères à l'encontre des Allemands reconnus coupables de ne pas en appliquer l'esprit ou de déroger à son application. Cette sympathie était purement platonique et ne s'extériorisait que par une attitude bienveillante.

Il y avait moyen parfois de transformer cette bienveillance en un acte bienveillant. L'exemple suivant permettra de comprendre comment y parvenir.

Un dimanche matin on me signale que le gardien de service est "un bon". Mon plan est vite établi. J'appuye sur le bouton qui actionne le levier d'appel et quand il ouvre la porte je lui demande poliment du papier de toilette. Il regrette de ne pas en avoir, vous savez un dimanche !. Quelques morceaux de journaux peut-être ?. Il sourit, car il vient de comprendre. Le temps de se rendre dans son local et me voici en possession de quelques morceaux bien découpés d'un journal de la veille. Je communique aux voisins  qu'ils demandent aussi du papier de toilette et de le communiquer aux autres. Les clapets des cellules tombent les uns après les autres et la distribution commence jusqu'à l'épuisement du journal.

A l'heure de la promenade et avant de dépendre en file indienne, les coupures ont été passées de main en main pour se trouver dans ma poche  en moins de temps qu'il faut pour le dire. Après la promenade il n'y a plus de problèmes. Il suffit de reconstituer le journal comme un puzêle, d'éplucher les nouvelles, d'interpréter le communiqué allemand à ma façon et le diffuser tout par les moyens habituels. Le gardien nous avait rendu service sans pouvoir être inquiété.

Les condamnés à mort savaient que lorsqu'un gardien pénétrait dans sa cellule et disait: - "Kommen sie mit und nehme ihre Sachen !." (Accompagnez moi et emmenez ce qui vous appar­tient !) cela signifiait que l'exécution était imminente. C'est ainsi que pendant longtemps, chaque fois qu'un gardien s'approchait à une heure inhabituelle je ressentais un serrement de coeur et je redoutais d'entendre le bruit sinistre tant de fois entendu de la clé s'engageant dans la serrure. L'espoir suivait le désespoir et les jours s'égrenaient lentement dans l'attente. Et pourquoi nous tuer encore une fois puisque nous étions déjà morts civilement et que nous avions cessé d'exister ?.

Il devait être onze heures à mon cadran solaire (position des rayons de soleit dans la cellule) quand un gardien vient me dire de le suivre. Essayant de cacher mon anxiété je lui montre mes objets et lui dit : - " Und das ?" ( et cela ?). Ce n'était pas nécessaire. Carlo m'attendait déjà dans le couloir et il avait l'air aussi anxieux que moi. Le gardien impassible nous conduisit à l'extérieur dans une cour située entre deux autres ailes de la prison. De chaque côté de cette cour, ce n'était pas de nature à nous rassurer, un gardien armé d'un fusil montait la garde . Ils interdisaient l'accès de la cour à des membres du personnel de la prison qui semblaient avoir l'habitude de passer par cet endroit. Deux chaises , distantes l'une de l'autre de quelques pas, nous attendaient au beau milieu de la cour à proximité d'autres gardiens. Je devinais que derrière les petites fenêtres des deux bâtiments les détenus observaient cette scène insolite.

Un gardien chef nous invita à nous asseoir. Carlo, que j'observais à la dérobée, paraissait aussi inquiet que moi. Mon imagénation travaillait à plein rendement et je pensais que la présence de quatre gardiens et les mesures exceptionnelles de sécurité qui étaient prises devaient cacher un événement particulièrement grave pour nous deux. La présence surtout de deux chaises, sur lesquelles nous étions assis, n'était pas faite pour nous rassurer. Je me demandais de quelle façon ils allaient nous exécuter. Tout se passait dans un grand silence et je ne me sentais pas préparé à une fin si soudaine et je m'en voulais, et j'en voulais aussi à cet hypocrite de Procureur, de devoir mourir si jeune. Je n'avais pas profité de ma jeunesse. Ma courte vie défila comme un film dans mon imagination. Et me voici sur une chaise sans avoir pu écrire une fois à mes parents. Bande de salauds !.

Quelques minutes plus tard, portant des lunettes à monture dorée, un petit hommes arriva sur les lieux. Il portait aussi une grande boite noire et un objet qui ressemble à un trépied. Aidé par un gardien le petit homme installa son 'engin', le recouvrit d'un voile noir et c'est à ce moment que j'ai compris qu'il allait nous photographier.

L'attente de la décision devenait insupportable. Cn s'habitue peu à peu à l'idée de l'exécution et la tension de l'incertitude devient si forte que l'on arrive à souhaiter que la décision intervienne rapidement même si elle était défavorable. D'autres détenus à qui j'avais confié mes craintes et parfois mon espoir d'obtenir la grâce m'encourageaient à garder confiance mais je sentais qu'ils n'y croyaient pas. Je m'accrochaii pourtant à la promesse ... du Procureur du Reich qui avait déclaré publiquement qu'il appuyerait nos recours en grâce. C'était déjà loin tout cela et il se pouvait qu'il déclarait la même chose à chaque procès pour tranqulllser les condamnés à la peine capitale. C'est ainsi que l'on passe de l'espoir à l'inquiétude et que d'autres arguments vous donnent un nouvel espoir.

Ma confiance trouvait ses racines dans le fait que la chance m'avait poursuivi jusque là dans mes mésavantures. J'ai toujours réglé mes problèmes par les principes de la morale laïque et la raison. J'en étais arrivé peu à peu à concevoir les choses différemment pendant mes longues périodes de sollitude presque absolue.. Je n'éprouvais pas le besoin de rechercher une consolation dans la religion et la prière, ce que faisaient de très nombreux détenus, mais pendant mes longues méditations solitaires j'en étais arrivé à admettre que la vie, la matière, l'évolution, le pouvoir d'adaptation, l'équilibre végétal et animal de la nature et tant d'autres choses ne pouvaient pas être l'effet du hasard. Ces phénomènes, cette nature, ces lois, je n'utiliserai pas le mot Dieu, devaient impliquer une logique infinie et dans ce contexte je me sentais protégé. Les fruits pourris tombent d'abord de l'arbre, Monsieur Newton. Je ressentais que dans les moments difficiles je serais prévenu intuitivement et guidé dans ce que je devais faire pour réussir à surmonter mes difficultés, à condition de vivre dans une pureté totale. La raison seule ne peut résoudre tous les problèmes car il suffit d'une seule erreur de jugement ou d'appréciation pour déboucher sur une conclusion erronée, qui dans notre cas pouvait parfois avoir des conséquences fatales.

J'ai relaté les deux cas successifs de prémonition lors des bombardements de Wuppertal. J'en étais arrivé à penser , et je le pense encore, que pendant que je ressentais ce phénomène des dizaines de milliers de personnes préparaient le départ du millier de bombardiers lourds destinés à anéantir cette ville. Toutes leurs pensées devaient s'être conjuguées pour former un faisceau d'ondes que mon cerveau aurait pu avoir capté comme le quartz peut le faire avec les ondes électromagnétiques. N'était-ce pas une transmission collective de la pensée ?: aux chercheurs à résoudre ce problème.

Cette conviction intime était renforcée par quelques cas analogues qui s'étaient produits pendant mon "séjour" à Bochum. Un détenu avait réussi à conserver un jeu de cartes malgré les fouilles. Pour tuer le temps il m'était arrivé de poser les cartes et de révéler le passé comme le ferait une cartomancienne. Je suis arrivé à mon grand étonnement et à celui de mes compagnons de cellule à révéler des choses dont je n'avais aucune connaissance auparavant. C'était peut-être une simple transmission de la pensée. J'ai perdu ce talent de Médium depuis.

Je me demandais parfois ce qui était advenu des autres membres du Parti National. Avaient-ils été libérés ?. Je commençais à en douter mais je pensais que leur régime de détention s'était adouci puisqu'ils avaient été acquittés. Qu'étaient devenus Renchon et Francou ? Qu'étaient devenus mes trois compagnons de la Main Noire ?. Ils devaient avoir quitté Essen car je ne les avais plus vu depuis notre arrivée.

Je me voyais encore regarder avec eux les quartiers de maisons, coquettes et riantes, qui s'étageaient devant nous. Le feu et les bombes en avaient fait de petits tas de ruines calcinées. Par la fenêtre aussi nous attendions le passage régulier des longs trains de marchandise qui s'en allaient vers l'Est. Nous comptions lors de chaque passage le nombre de chars Tigre et autres félins féroces en espérant chaque fois d'en voir diminuer le nombre. Les énormes bombes avaient provoqué d'importants dégâts à ce cordon ombilical qui reliait le bassin industriel au front de l'Est, et qu'ils appelaient le MITROPA. Nous avions observé trois jours plus tard comment des wagons plats chargés les uns de poutrelles énormes et de rails, comment d'autres transportant une imposante grue s étaient rapprochés lentement de chaque viaduct détruit. Cinq jours après le bombardement le premier train de marchandise était passé lentement devant nous. Tout en les haïssant je ne pouvais m'empêcher d'admirer l'esprit d'organisation et la compétence technique de nos ennemis.

Un problème dont je n'ai évoqué que quelques aspects jusqu'ici était celui de la nutrition insuffisante et du manque de matières grasses. Etait-il possible te tenir physiquement pendant le temps nécessaire aux  Alliés pour nous libérer ?. Même si j'étais gracié je serais obligé d'attendre la fin de la guerre. Nous étions bien tous très optimistes au sujet de son issue, mais les jours, les semaines, les mois passaient et rien ne permettait de croire que cette fin surviendrait sans un débarquement formidable des Alliés sur le continent. Celui de Dieppe nous avait donné de l'espoir en 1942, mais la mine réjouie de nos gardiens allemands n'avait alors laissé aucun doute sur le succès de l'opération.

Depuis longtemps déjà, après toutes les conversations que j'avais eues avec mes différents compagnons de cellule ou voisins compétents, j'étais devenu comme tant d'autres détenus un spécialiste de la diététique. La valeur en calories de chaque gramme de nourriture n'avait plus aucun secret pour nous. Un médecin belge avait dit un an plus tôt qu'avec ce régime d'alimentation il était possible de survivre pendant trois ans au plus à condition de ne pas travailler. Je n'ignorais pas également que chaque calorie indispensable à l'organisme qui faisait défaut était prélevée sur les réserves de l'organisme jusqu'à l'épuisement de celles-ci.

Nous recevions par jour si mes souvenirs sont exacts environ treize cents calories alors qu'il nous en fallait dix-sept cents. Les calories manquantes provoquaient mathématiquement une perte de poids journalière d'environ trente grammes, soit une perte de poids annuelle de plus ou moins.dix kilos. Il était donc vital d'user moins de calories pour pouvoir tenir plus longtemps. C'est ainsi que depuis des mois déjà j'avais cessé de me promener pendant des heures de long en large dans ma petite cellule comme un lion en cage. Je restais assis pendant de longues heures sur mon tabouret en rêvassant et je ne me levais que pour recevoir ma nourriture attendue avec impatience, pour nettoyer sommairement ma cellule, faire ma petite promenade journalière dans la cour et communiquer le soir avec mes voisins. Cette façon ascétique de vivre a dû porter ses fruits car la tuberculose des os, qui peut s'expliquer par l'épuisement des réserves de l'organisme, s'est révélée seulement fin décembre 1944, soit après trois ans et demi de détention. J'ai pu alors être soigné in extremis en mai 1945. Avant d'avoir été atteint par cette maladie j'ai observé plus tard que la mort survenait six mois après les premiers symptômes, et parfois avant. Ce mal, m'ont dit plus tard des médecins, devenait irréversible après quatre mois. Par ma façon de vivre j'ai réussi semble-t-il à freiner l'apparition des signes visibles de cette tuberculose devenue irrémédiable à cause d'uns sous-alimentation permanente. D'autres maladies toutes aussi mortelles ont interrompu les espoirs de nombreux autres détenus.

Les jours passaient et il me semblait évident que si le Procureur du Reich avait réellement appuyé notre recours en grâce une décision aurait dû avoir été prise depuis un bon bout de temps. J'en étais arrivé à souhaiter qu'elle intervienne au plus tôt même si elle nous était défavoràble. C'est dans cet état d'esprit que le 15 octobre un gardien nous fit sortir de nos cellules respectives pour nous conduire chez le directeur de la prison.

Il n'était pas grand ce bureau dont nous avons franchi le seuil d'un pas assuré. Nous sommes restés debout, impassibles en apparence, essayant de cacher la peur qui nous avait assailli brusquement. Il ne faut jamais montrer à un Allemand qu'on le craint, sinon il en abuse. Je m'étais fait la remarque bien souvent et c'est toujours vrai par ailleurs. Nous avons salué de la tête les personnes présentes.

Un homme d'une cinquantaine d'années, probablement le directeur, était assis à gauche, derrière un bureau de style. En face de nous, sous la fenêtre, je reconnus le procureur à côté duquel avait pris place une jeune femme, très jolie ma foi (c'était la première femme que je voyais depuis deux ans et elle eut droit à un long regard). Debout, adossés contre le mur à droite, le gardien principal et celui qui nous avait accompagné attendaient la suite des événements. Ils nous dévisageaient tous en silence et ces quelques secondes me parurent très longues. J'avais l'impression que tous étaient au courant de notre histoire et qu'ils désiraient voir ou revoir ces phénomènes qui avaient eu l'audace de critiquer ouvertement leurs options idéologiques devant un tribunal qui avait pour seule mission de frapper fort et sans pitié. Ils voulaient peut être aussi voir ce jeune Belge qui avait dit avoir confiance dans l'objectivité du tribunal et qui avait renié ses origines germaniques pour une question de principe. En fait, j'ignorais alors et encore maintenant pourquoi ils nous regardaient ainsi avec intérêt et pourquoi cette jeune personne, qui était peut-être la fille du procureur ou sa secrétaire, se trouvait là également alors qu'elle n'avait rien à faire dans cette galère.

Ils devaient s'être rassemblés pour assister à un spectacle rare dont nous étions les acteurs. Il me vint à l'idée qu'il était peu probable, compte tenu de leur formalisme habituel, qu'ils s'étaient réunis pour annoncer notre exécution prochaine et ma crainte se dissipa encore un peu quand je vis le procureur ouvrir sa serviette noire et en sortir un document. Il en lut lentement la teneur. Je buvais ses paroles et je me suis toujours souvenu du texte qui suit:

"Mit erlaubnis von dem Fürher des Deutches Volkes wurde die todesurteil von die belgische angehörigen (nom, prénom, lieu et date de naissance) umwandelt in 10 jahre zuchthaus. Der Reichminister von Justiz THIERACK "

(Avec l'autorisation du Fuhrer du Peuple Allemand la condamnation à mort prononcée contre les ressortissants belges est commuée en 10 ans de travaux forcés. Le Ministre de la Justice du Reich. THIERACK.)

Une joie indescriptible m'envahit et j'avais une folle envie de sauter au cou de mon ami Carlo. On s'est regardé et il compriti devant mon impassibilité apparente, qu'il ne fallait pas s'extérioriser devant eux. Dans un - garde à vous - impeccable j'ai prononcé la seule phrase qui convenait dans pareille circonstance - Danke Herr Oberstaatsanwalt ! ( Je vous remercie Monsieur le Procureur général !). Nous avons alors fait un demi-tour à droite impeccable, sommes sortis du bureau et dans le couloir, hors de leur vue, nous nous sommes embrassés ivres de joie. J'avais gagné la partie. En me retournant je vis le gardien, qui nous avait suivi, nous regarder en souriant.

J'ai souvent pensé à cet épisode si important pour moi à ce moment et qui m'ouvrait la voie a une nouvelle vie.  J'ai pu par la suite comparer la façon dont nous avons été traités à Essen et celle dans les bagnes qui ont suivi. Quand j'ai été mis en possession des documents allemands relatifs à notre procès, et que je les ai analyaes, j'ai pu comprendre ce qui s'était passé entre le 6 mai 1943, jour de notre condamnation, et le 9 février 1944, date de notre depart pour le sinistre bagne de Sonnenbourg. Il faut croire que nous avons été protégés, dans la mesure ou ils le pouvaient sans doute, par le procureur et les juges du Sondergericht. Comment expliquer autrement le fait que, étant condamnes à mort, nous n'avons pas été soumis, sauf les deux mois précédant notre départ de Wuppertal, entièrement aux règles strictes et odieuses de détention et de surveillance appliquées à ceux-ci dans d'autres prisons.

D'après les documents qui ont été retrouvés il est indéniable que la décision de clémence (Entscheidung) a été prise au début du mois de septembre et qu'elle ne nous a été communiquée, malgré notre impatience, que le 15 octobre. Il semblerait ainsi qu'on a voulu nous garder le plus longtemps possible à Essen, siège du Sondergericht, à l'abri provisoire des sévices et du traitement inhumain qui attendaient les prisonniers politiques dans les bagnes et les camps, ce qui ne devait pas être ignoré des procureurs et juges nazis.

Le régime de détention à Essen, quoique sévère et méticuleux dans ses formes et malgré la faim qui nous rongeait, m'apparut quelques mois plus tard comme relativement libéral. Je ne pense pas que c'est notre attitude digne devant le tribunal qui nous a valu cette clémence, car j'ai pu me rendre compte que de très nombreux compatriotes ont eu un comportement courageux devant les tribunaux allemands et devant la guillotine, mais j'ai actuellement l'intime conviction que les arguments que j'ai avancés pendant le procès pour justifier l'hostilitéides Belges à l'encontre de l'Allemagne nazie et suttout ma déclaration relative à l'erreur politique et stratégique commise par l'Allemagne dans le choix de ses alliés ont été à l'origine de l'indulgence du procureur et des membres du Sondergericht.

Que penser aussi du fait que la relation du procès, rédigée par le fonctionnaire de justice Muller et signée par les juges Birkelbach, Vennebush et Oeing, est datée du 9 novembre 1943, c.a.d. six mois après le procès et deux mois après la décision de clémence exceptionelle ?. Ont-ils voulu prouver qu'ils n'étaient pour rien dans le sort réservé finalement aux membres acquittés et graciés du Parti National et que le rôle qu'ils avaient joué dans la répression des délits et des "crimes" contre l'Allemagne n'était que de pure forme ?. N'était-ce pas finalement l'appareil du Parti nazi qui décidait du sort des détenus ?. Ce document secret, qui aurait dû avoir été détruit avant l'écroulement de l'Allemagne et qui selon des ordres de l'époque ne pouvait pas être établi pour les prisonniers NN, a-t-il été conservé comme preuve de leur bonne foi ou en hommage à des Belges qu'ils avaient appréciés ou dont ils partageaient peut-être les opinions ?. Ce,qui est certain c'est que le Sondergericht a prononcé l'acquittement du Parti National comme tel, à 1'encontre des décisions de l'Abwehr et des ordonnances du Commandant militaire, malgré qu'il était prouvé qu'il oeuvrait contre lea groupements de collaborateurs politiques belges et contre l'Allemagne. L'acte d'accusation et le compte rendu du procès en font foi.

Je n'avais pas ressenti cette indulgence pendant ma captivité et je considérais que tous ceux qui détenaient une partie du pouvoir en Allemagne étaient responsables. C'est dans cet état d'esprit que j'ai montré une froide reconnaissance au procureur qui devait s'attendre à des marques extérieures plus chaleureuses, considérant le mal qu'il s'était peut-être donné pour sauver nos vies. Combien de condamnations à mort n'a-t-il pas exigé contre d'autres Belges, Monsieur le Procureur Salewsky ?. Que sont-ils devenus ?.



Une indication supplémentaire de son attitude et de celle du Président du Sondergericht Birkelbach, Directeur de la Justice (Justizdirektor ), à notre égard est révélée par les documents allemands eux-mêmes. A noter ici que selon les historiens polonais Jonka et Koniekzny (Nuit et Brouillard -l'Opération terroriste nazie du 30.4.8I - Quintel - Claviers - F.) le sort des dossiers du Sondergericht de Essen reste inconnu. En ce qui me concernera peine de mort avait été prononcée pour "espionnage" et une peine supplémentaire de deux ans de prison pour "intelligence avec l'ennemi". Le tribunal avait aussi décidé que l'emprisonnement préventif (22 mois) ne pouvait être déduit de la peine. Cette peine supplémentaire n'a pas été mentionnée sur la fiche individuelle du registre des condamnés à mort (Mortkartei) qui a été découvert à Berlin et qui est conservé dans les archives rassemblées par le Centre International de recherche de la Croix-Rouge à Arolson en Allemagne fédérale. La carte individuelle qui me suivait lors des transferts, que j'ai jetée en avril 1945 avant d'être repris par la SS Feldgendarmerie, indiquait que la date de ma mise en liberté était le 6 mai 1953. La peine de deux ans de prison supplémentaires a donc bien été escamotée. Il paraît évident que "les gens de Berlin" n'auraient pas accordé la grâce si un motif grave supplémentaire s'était ajouté à celui de la peine principale. Le cas de mon ami De Groot a probablement été "arrangé" de la même façon. Ce dernier n'était pas membre du Parti National et il avait pu lors du procès minimiser son rôle dans cette affaire.

En attendant d'être transférés dans un bagne pour y subir notre peine nous sommes encore restés pendant cinq mois a la prison de Essen. Les informations que l'on pouvait récolter sur les bagnes étaient les plus fantaisistes et souvent contradictoires. Nous en avions une certaine crainte mais on ne s'inquiétait pas trop puisque nous avions pu échapper a la peine capitale.

Nous faisions régulièrement la connaissance d'autres compatriotes par le jeu et le hasard des changements de cellule et par l'arrivée de nouveaux convois de Belgique. C'est ainsi que j'ai connu notamment la plupart des officiers de l'"affaire" des Grenadiers et les auteurs de l'exécution dans le Bois de la Cambre du journaliste Scharer qui d'après eux, avait raconté en public que étant membre de la 5e colonne il avait en mai 40 pu empêcher la destruction du pont de Vroenhoven sur le canal Albert.

Pendant quelques semaines j'ai eu comme voisin de cellule le major de réserve des Chasseurs ardennais Xavier de Grunne.

Je me souvenais encore très bien du rôle qu'il avait joué avant la guerre dans le parti de Léon Degrelle et je m'é-tonnais quelque peu de le trouver parmi nous. Ce personnage pittoresque avait le privilège exceptionnel, partagé avec le Comte d'Alcantara, de pouvoir disposer pendant sa détention de quelques livres personnels. C'est la seule dérogation qu' il m'a été donné de connaître de l'ordonnance Nacht und Nebel de Keitel. Je me suis bien entendu arrangé, et ce ne fut pas facile, pour emprunter un à un chacun de ses livres, mais leur lecture ne m'a en fait fourni que peu de joies littéraires, car j'y retrouvais trop l'appologie de l'ordre nouveau qui me paraissait encore plus exécrable quand on en est la victime. Le comte de Grunne était de grande taille et souffrait de ce fait plus que les "petits" de la faim. C'est une réalité biologique que j'ai pu observer en maintes occasions. Il était seul en cellule et quand la corvée nourriture s'approchait je l'entendais chanter (en allemand) quelques vers de Goethe. Le droit commun qui versait le litre de potage dans les écuelles s'esclaffait et lui donnait parfois en récompense une demi-louche supplémentaire de ce brouet infect qui paraît si délicieux à ceux qui ont faim.

A cause de ses antécédents, peut-être, Xavier de Grunne n'était pas considéré comme un des leurs par les autres officiers. Toutefois à l'issue du procès où il fut condamné à une peine de prison, cette attitude se modifia. Il avait, paraît-il eu une belle attitude devant les juges et il s' était solidarisé entièrement avec les autres accusés. Il décéda d'épuisement dans un camp nazi dans des circonstances tragiques. J'espère qu'un remord durable s'installera dans son coeur s'il arrivait qu'un certain Don Léon de Ramirez de Rena, alias Léon DEGRELLE, lise ces lignes. Ce dernier ne pouvait ignorer que son ancien compagnon de lutte était tombé entre les mains de ses amis nazis et il n'a rien fait pour l'en stortir.

Parmi un groupe de détenus en transit je reconnus un jour le très populaire major Laenen, commandant de bataillon du 4e Régiment de Ligne, un des Chefs de la Résistance en Flandre occidentale. Il était un de ceux dont j'avais vu le nom pendant un interrogatoire particulièrement odieux. Juché sur mon tabouret je me suis fait connaître pendant qu'il se promenait en file indienne avec d'autres déportés de Belgique. Cette rencontre unique valait bien le risque d'être puni. Il eut la chance d'être libéré en 1945 au camp de concentration de Dachau.

Une autre rencontre, vers la fin de mon séjour à Essen, me laissa un souvenir impérissable parce qu'elle m'a probablement permis de découvrir un chaînon manquant des circonstances de notre arrestation. Un nouveau détenu pénètre dans ma cellule, un certain Daniel Verstraete demeurant à Lichtervelde. Rien de particulier ne semblait devoir marquer cette rencontre sinon qu'il était Westflandrien comme moi. Mon intérêt s'éveilla quand il me raconta sa mésaventure. Etant étudiant à l'athénée royale de Bruges, où j'avais également terminé mes études, il avait été arrêté sur la dénonciation d'un professeur de cet établissement, De Saedeleer, à qui il avait confié qu'il possédait une arme. Celui-ci l'avait invité à lui montrer le revolver. C'est ainsi qu'un matin, en descandant du train, il fut mis en état d'arrestation par la Feldgendarmerie de Bruges. Il avait vu, disait-il, la lettre de dénonciation de ce professeur dans le dossier lors des interrogatoires. Je ne pouvais croire une chose pareille car De Saedeleer qui était Capitaine-commandant de Réserve était considéré comme un bon patriote. J'avais eu une longue conversation avec mon ancien professeur en juin 1941 quelques semaines à peine avant mon arrestation. Il m'avait semblé à ce moment qu'il ne paraissait pas partager mes sentiments anti-allemands et qu'il critiquait surtout nos chefs militaires. Je n'avais toutefois pas attaché une importance particulière à cette conversation.

Je m'étais promis de tirer cette affaire au clair dans le cas où je rentrerais en Belgique. Le malheureux Verstraete est mort à Sonnenburg comme tant d'autres. Quand j'ai fait éclaration à la Sûreté de l'état après mon retour je fus étonné d'apprendre que De Saedeleer avait déjà été condamné à mort par un Conseil de Guerre pour avoir été surpris en Septembre 1944, pendant qu'il émettait des renseignements militaires à destination des troupes allemandes repliées sur la Hollande. Il avait été condamné pour espionnage et son appartenance à l'Abwehr depuis 1936.

De Saedeleer, malgré mon témoignage, fut acquitté par un Conseil de Guerre de Bruges en ce qui concerne la dénonciation de Verstraete car il n'y avait aucune preuve matérielle de sa culpabilité. Il pleurait à la barre des accusés pendant mon témoignage. Ce n'étaient pas des larmes de repentir qu'il versait car il n'avoua pas son forfait.

Des membres de la BSR vinrent me prévenir quelques années plus tard qu'il venait d'être mis sur une Malle Ostende-Douvres avec prière de ne plus revenir. Il avait, paraît-il, été engagé à Hartwell pour participer au développement de la bombe atomique britannique car il était un excellent physicien. J'ignore ce qui a pu lui arriver par la suite mais ce qui est certain c'est que aussi longtemps que nous vivons, il n'y aura pas d'amnistie pour ces gens-là.

Quand j'ai pu disposer des documents allemands au sujet de notre affaire et que j'ai découvert ainsi le rôle qu'avait joué l'Abwehr dans notre arrestation j'ai compris que De Saedeleer pouvait avoir contribué à notre arrestation. Je n'en ai toutefois jamais eu la preuve. Il me connaissait bien ainsi que Carlo De Groot que j'avais perdu de vue depuis 1934. Il était sans nul doute au courant, par ses étudiants qui y participaient comme tant d'autres jeunesses événements qui se déroulaient à Bruges en été 1941.

On peut lire dans le compte-rendu du procès que depuis le 26 juin 1941 l'Abwebrstelle Belgiën cherchait à rencontrer les Résistants brugeois par l'intermédiaire de Carlo De Groot. Celui-ci demeurait à Bruxelles et n'avait aucun contact avec nous. Cela ne peut être l'effet du hasard.

En 1936 et 1937 je m'étais lancé avec toute l'impétuosité de mes dix-huit ans dans la bataille idéologique qui faisait rage à l'époque. Des bagarres avaient même lieu à l'Athénée entre adversaires et partisans des partis totalitaires. Je croyais que le corps professoral était de notre cote. J'avoue que j'avais négligé mes études pour ce que je croyais être une bonne cause. On me le fit sentir. Personne ne sera étonné de savoir que six professeurs au moins ont été demis de leur fonction ou condamnés à de fortes peines pour trahison et collaboration avec les nazis. Pour la réputation de cet établissement il serait injuste de ne pas dire que deux enseignants furent condamnés par l'ennemi pour faits patrioques.

La rencontre du major Laenen, de Verstraete et celle de mon plus jeune frère qui se produira à Wolfenbüttel renforçait chaque fois ma conviction que j'étais protégé par une puissance immatérielle. Malgré tout ce qui puvait encore m'arriver, car d'autres épreuves m'étaient réservées, j'étais persuadé de pouvoir un jour revoir les miens. Il sufficait de garder confiance.

J'ai connu de nombreux Belges à la prison de Essen mais leur souvenir qui était resté vivace pendant de nombreuses années s'est dissipé lentement. Des noms sont restes, attachés qu'ils étaient à des événements ou a des situations particulières: un certain Devos, employé des PTT qui m' apprit le morse, le Colonel Brosius de l'Arsenal de Munitions d'Anvers et son adjoint qui me donnèrent le goût pour cette spécialisation, Georges Dumon qui se servait d'une canne pour marcher, Jean Accarain le héros du Bois de la Cambre, Guy de Bauer dont les Allemands avaient étudié l'origine raciale pour lui annoncer un jour qu'il n'était pas Juif, Jean Collet le marchand d'armes dont je fus le témoin de son décès à Wolfenbüttel, Maurice Van Keymeulen qui devint mon ami et qui s'éteignit dans mes bras à Sonnenburg.

Pendant les échanges d'information et la diffusion des nouvelles j'avais une correspondante belge dans l'aile des femmes qui se trouvait à une cinquantaine de mètres en face de la nôtre. Madi servait surtout de relai acoustique pour transmettre les nouvelles aux détenus de notre aile, et elle répétait à leur intention les nouvelles que je lui communiquais. Pour éviter de me faire repérer je me faisais appeler JO et pendant de nombreuses semaines nous avons accompli notre tâche quotidienne qui maintenait le bon moral de nos camarades. Je n'avais jamais vu Madi, impliquée dans l'affaire Accarain, qui apportait dans cet univers d'hommes sa voix douce et sa gentilesse.

On me fit changer de cellule et je fus installé dans celle du coin à côté de la première cellule de l'aile des femmes. J'y retrouvai des anciens de la prison d'Anvers: De Winné A., Cooremans Camille et Jan Iwens du Parti National (NKB) de Malines. De ma petite fenêtre je pouvais voir celle la plus proche des femmes détenues et qui devait être éloignée de deux longueurs de bras.

La conversation fut vite engagée avec l'occupante de la cellule voisine car j'espérais trouver une bonne âme qui veuille bien écrire chez moi pour les rassurer sur mon sort. C'était une jeune allemande de Rieza près de Dresden qui était emprisonnée depuis quelques semaines pour avoir refusé de travailler dans une usine. Elle sembla toute surprise d'apprendre que j'étais en prison depuis si longtemps chez eux, isolé du monde extérieur, et le ton de ma voix dut lui révéler que je n'étais pas le terroriste sanguinaire décrit par leur propagande. Elle me dit un jour qu'elle avait tricoté à mon intention une paire de chaussettes mais elle ne savait pas comment me la faire parvenir.

Le génie qu'acqiiéert le détenu pour résoudre les petites choses me fit trouver la solution: après quelques tentatives infructueuses je parvins, à l'aide d'objets attachés l'un à l'autre, à récupérer cette paire de chaussettes qui était accompagnée d'une lettre d'encouragement.

Je n'ai jamais vu cette jeune femme et elle ne m'a non plus jamais vu. Quand quelques jours plus tard je fus transféré dans une autre cellule je conservai précieusement la lettre qui était devenue mon seul bien personnel. Mais quelle Imprudence !.

Alors se produisit un incident dont je fus le triste héros. En descendant les escaliers  de l'aile pour nous rendre à la  promenade quotidienne je ne pus résister à le tentation de subtiliser au passage quelques pommes de terre crues qui semblaient me narguer dans un sac en jute oui se trouvait par hasard contre le mur. Les Belges ont touiours été renommes pour ce genre de délit que nous appelons "organisation", ce qui faisait dire aux Allemands : "Petita Belges -mais grands voleurs !". Cela se passa très bien mais malgré ma faim, je n'ai pas réussi à les manger. Je n'avala finalement rien trouvé de mieux que de les laisser sécher derrière les ailettes du radiateur de la cellule avec l'espoir de pouvoir les manger plus tard.

Pendant une promenade suivante le gardien principal commanda - Halte!  et demanda qui parmi nous exerçait le métier de tailleur. Je n'ignorais pas que deux ou trois Belges effectuaient dans une cellule spéciale de petites réparations à nos défroques de prisonnier. Ils avaient "droit" à un léger supplément de nourriture, ce qui faisait rêver les autres. Il ajouta que ceux qui l'étaient fassent un pas en avant, ce que je fis instinctivement. Je n'étais pas le seul car un autre détenu s'était aussi présenté. Pour départager les deux candidats il demanda à l'autre Belge combien de temps il avait exercé ce métier. Il répondit - six mois - et c'était probablement vrai. A la même question, qu'auriez vous fait à ma place, je répondis froidement - deux ans - alors que les seuls travaux de couture qu'il m'avait été donné de faire étaient ceux que tout militaire doit pouvoir effectuer à l'Armée pour coudre un bouton ou des étiquettes de linge. Il prit note de mon nom et quitta les lieux.

Avant de rentrer dans le bâtiment à l'issue de la promenade j'ai échangé rapidement quelques mots avec mon ami Carlo qui me suivait. Cela n'a pas échappé à la vigilance du gardien principal qui s'était caché derrière la porte vitrée. Adieu veaux, vaches, cochons. Non seulement je n'ai pas obtenu l'emploi dont chaque détenu rêvait mais une visite approfondie de ma cellule permit de découvrir les quelques malheureuses pommes de terre et, ce qui était plus grave, la lettre de la jeune allemande. Crime abominable ! Ils venaient de découvrir qu'un détenu Nacht und Nebel correspondait avec des civils étrangers à la prison.

Nécessité fait loi: j'avais appris à mentir d'une façon éhontée avec un accent de vérité désarmant. Je n'eus que la ressource d'affirmer que la lettre provenait d'une Allemande que j'avais connue auparavant à la prison de Wuppertal, où le régime pénitencier était plus souple, ajoutai-je. Le directeur se contenta de l'explication et il ne put mieux faire que de m'infliger une peine de six semaines d'isolement complet (Einzelhaft),'

Ainsi s'acheva mon séjour à la prison de Essen. Il faut croire que le pouvoir du Procureur du Reich était limité a
favoriser l'obtention de la grâce, qu'il vint nous communiquer en personne, car quelques mois après cette nouvelle
mémorable nous fûmes entraînés dans un nouvel épisode de notre détention, le bagne. Ma punition fut suivie par notre départ le 9 février 1944. Il est fort possible que cette punition fut à l'origine de notre départ et que c'est grâce à elle que nous avons échappé encore une fois a une mort certaine. 

Quelques semaines après notre départ en effet la prison s'écroulait sous les bombes alliées et de nombreux Belges y trouvèrent la mort sous les décombres dont le Père de Carlo qui n'avait jamais comparu devant un tribunal, le colonel Brosius et son adjoint, Félix Nélissen et Léon Akkerman qui avaient été mes compagnons de cellule à Anvers, Cooremans, De Winné, Jean Iwens qui avaient été mes compagnons de cellule à Essen et beaucoup d'autres.

Quand j'ai appris ce tragique événement j'ai eu aussi une pensée émue pour cette jeune Allemande de Dresden qui avait eu pitié de nous et qui devait encore se trouver à Essen au moment du bombardement car elle n'a jamais envoyé le message promis pour mes parents.
 

LE BAGNE DES  CONDAMNES NACHT UND NEBEL

Seize détenus condamnés  prennent place le 9 février 1944 dans une camionnette cellulaire à destination de la gare de Essen. Ils ont été pourvus chacun d'une ration de voyage, six tranches de pain au fromage, luxe exceptionnel. Ils ne savent pas où ils vont sinon qu'ils allaient purger leur peine quelque part en Allemagne. Avant de partir  ils ont échangé leur défroque de prisonnier contre leurs  vêtements personnels et chacun a été mis  en possession de tout  ce qu'il  a dû remettre a la "consigne" en entrant à Essen.

Le véhicule pénètre dans la gare de marchandise et nous sommes introduits dans un wagon cellulaire où d'autres gardiens, itinérents  eux, nous prennent en charge. Les régimes politiques allemands semblent  s'être toujours tous  souciés de pouvoir disposer des moyens bien étudiés et les plus efficaces pour mettre les détenus en cage, même pendant leur transport. Rien ne semble avoir changé actuellement chez nos voisins de 1'Est. Il est vrai qu'ils aiment la discipline et le pouvoir fort, même quand celui-ci est affublé du nom de democratie ou de république. Il peut paraître curieux que ceux qui abusent et profitent de ce pouvoir ne risquent  jamais d'être a leur tour les victimes de 1'infrastructure répressive qu'ils  ont créés pour leurs adversaires politiques. C'est tellement vrai qu'a 1'issue de la guerre la RPA a aboli la peine de mort  et limita la peine maximale a 12 ans de réclusion, ce dont devaient comme par hasard profiter les criminels de guerre nazis que les tribunaux ne condamnèrent qu' au compte goute. Quand dans les années 70 elle se trouva con-frontée avec des adversaires politiques elle eut recours a des  solutions qui ressemblent  étrangement a celles que nous avons connues pour les éliminer.

Le wagon spécial est accroché à un train ordinaire et nous partons pour l'aventure. Deux ou trois gardiens nous accompagnent et, de temps en temps, ils laissent sortir les détenus à tour de rôle pour leur permettre de satisfaire leurs besoins naturels. Nous avons vite remarqué que nous ne sommes pas les seuls occupants et nous avons repéré des prisonniers de guerre français qui eux peuvent circuler li­brement dans le couloir. Ils ont été capturés au cours de leur évasion et sont renvoyés en principe dans leur camp respectif.

Quand arrive mon tour pour me rendre à la toilette je profite d'un moment d'attente pour engager une conversation discrète avec un des Français. C'était un Lorrain qui s'était évadé pour la troisième fois et qui avait été repris en vue de la frontière française. Par mesure disciplinaire on l'envoyait maintenant dans un camp de la Prusse Orientale de façon à le décourager dans ses entreprises d'évasion. Il aimait s'évader et ses yeux brillaient de plaisir quand il me dit qu'il recommencerait une quatrième fois, fort de l'expérience acquise lors des trois autres. Ayant rapidement compris dans quelle situation pénible nous nous trouvions il accepta d'emblée d'écrire à mes parents, par l'intermédiaire des siens, pour leur dire uniquement que j'étais encore en vie. Une lettre est effectivement parvenue à Bruges mais pour mes parents le mystère resta entier.

Nous savions que la guerre prenait une tournure favorable pour les Alliés qui remontaient la botte italienne apres la conquête de la Sicile et la capitulation des Italiens.

Nous savions aussi que les armées rouges s'engouffraient dans la Pologne martyre. Nous étions très optimistes et avions la conviction ferme que la guerre serait terminée dans moins de cent jours, le temps qu'il a fallu à Napoléon pour arriver à Waterloo.

Je dois avouer que les cent jours étaient une limite que je fixais depuis ma détention à Anvers et que je reportais chaque mois depuis. C'était mon astuce pour garder le bon moral dont je faisais partager les autres détenus.

Dans ce train vers l'inconnu nous discutions de la si tuation militaire sur tous les fronts malgré que nous ne possédions que des informations fragmentaires sur les opérations.

Je pensais aussi à tout ce qui s'était passé pendant mes trente mois de détention,  c'est  si  long  trente mois. Qu'étaient devenus mes parents, mes  frères, mes soeurs ? Qu'étaient devenus ceux qui avaient été acquittés ? Je voyais dans mon  imagination leur retour triomphal en Belgique, mais insidieusement je commençais à en  douter.

Je fais la connaissance du Hollandais Hubertus Deelen qui  fut avec Carlo De Groot à l'origine de notre arrestation et qui  avait  également été gracié après  sa condamnation à mort, de Jozef Vandermeersch un instituteur dans une école de bonnes soeurs à Torhout. Verstraete nous accompagnait aussi ainsi  que les Officiers des Grenadiers et ceux qui avaient été impliqués dans l'exécution du Bois de la Cambre. Avant notre départ de la prison de Essen des camarades m'avaient demandé d'intervenir pour régler un différend. Un détenu avait volé une tranche de pain d'un de ses compagnons de cellule qui avait  l'habitude de conserver pendant quelques jours une partie de sa ration journalière pour pouvoir manger à  sa faim une fois de temps à autre. La faim est la même pour tous et priver quelqu'un de son minimum vital est à juste titre un méfait fort grave dans notre situation. C'est un manque de solidarité  inexcusable, même si la faim et un manque de volonté en sont les causes. La délation et le mouchardage sont des délits encore plus graves. Nous devions veiller à ce que les Allemands ne soient pas mis au courant de ce qui peut se passer entre nous. Malgré notre misère il était  indispensable que l'image qu'ils se faisaient de nous soit  empreinte de la plus grande dignité. Nous savions que si  les gardiens  étaient mis au courant d'incidents, tels que des vols  en cellule, ils interviendraient avec la plus grande sévérité  contre le ou les coupables,  tout heureux de pouvoir nous montrer que ne devions pas avoir la prétention de vouloir nous élever au dessus des détenus de droit commun.

Dans ces cas c'est par convention tacite,le plus ancien détenu NN qui est chargé de rendre la justice. Ma sentence avait été, dans ce cas précis,  la restitution du pain subtilisé et huit jours de quarantaine.

La mise en quarantaine consiste en ce que personne ne peut parler avec le coupable pendant toute la durée de la punition, y compris dans sa propre cellule. Pour un détenu déjà séparé du monde extérieur, cette punition est particulièrement éprouvante et son amour-propre en est fortement affecté. Elle est aussi très efficace car nous avons pu nous rendre compte qu'il n'y avait pas de récidive de la part du détenu qui l'avait subie.

En fait, des cas de ce gence étaient peu fréquents, Je n'ai pour ma part dû sévir que quatre ou cinq fois. Je me souviens de deux cas particulièrement graves. Il s'agissait d'un détenu qui avait été surpris par un de ses compagnons alors qu'il s'apprêtait à remettre à un des gardiens une lettre destinée à la police allemande dans laquelle il donnait des précisions complémentaires concernant l'affaire dans la quelle i1 avait été impliqué. Il mettait en cause d'autres personnes dans l'espoir de bénéficier d'une remise de peine pour prix de sa collaboration. Une quarantaine illimitée contre lui fut prononcée avec l'approbation des autres NN.

Dans l'autre cas un Français alsacien avait été accusé par ses compatriotes d'avoir au camp de concentration d'Inzert aidé les SS à martyriser d'autres Français. Les témoins étaient formels dans leur accusation et estimaient que la peine de mort se justifiait. Cet Alsacien était à ce moment un de mes compagnons de cellule. A défaut de la peine de mort qui n'était pas réalisable, une quarantaine définitive fut appliquée à la lettre, sans aucune pitié, malgré ses supplications. Il demanda finalement aux gardiens la "faveur" d' être mis seul en cellule. Cette dernière histoire se produisit en 1944 à Wolfenbüttel. Qu'auriez-vous fait à ma place ? Le train s'arrête à Unna où, en attendant une correspondance, les seize détenus sont incarcérés dans deux petites cellules de l'amigo local. Il n'était même pas possible de s'asseoir tous à la fois tellement nous étions serrés. Cela ne dura toutefois que quelques heures et bientôt nous nous retrouvons dans notre wagon pour arriver à la tombée du jour à Bremen.

Nous sommes attendus par des policiers qui nous entourent et nous sortons de la gare pour être enfournés dans une camionette munie de grillages, une vraie cage à poules. Sur le quai , pratiquement vide à cette heure, j'ai le temps d'observer un gamin de quatre à cinq ans, revètu de l'uniforme de SA, chemise brune, brassard à la croix gammée, bottes et ceinturon de cuir avec baudrier. Il est seul sur le quai d'en face et nous regarde d'un air sérieux et impassible. Au moment où nous passons à sa hauteur il crache en notre direction. Il doit avoir largement dépassé la quarantaine ce fils de Seigneur. Je me demande quel souvenir il a pu garder de sa jeunesse. Serait-il aussi devenu amnésique ce petit fanatique comme tant d'adultes d'alors?.

La nuit est tombée quand nous arrivons à la prison locale où nous sommes introduits par des gardiens indifférents dans une grande cave, munie d'un petit soupirail, qui fait office de cellule. Elle est déjà occupée par cinq ou six détenus. Les lits sont superposés, deux par deux, et chacun choisit sa place et son compagnon. La conversation s'engage avec les autres détenus. Ils appartiennent à la race des Seigneurs et nous toisent avec mépris malgré le motif de leur emprisonnement, vol et marché noir. Un des occupants, qui lui ne participe pas à la conversation, est un jeune prisonnier de guerre russe. Les Allemands ont vite compris que nous sommes des deportés politiques et que nous sommes sur le chemin du bagne. De notre côté nous avons aussi remarqué que les paillasses grouillent de poux et aucun d'entre nous n'ose s'étendre malgré la fatigue du voyage.

La porte s'ouvre après un certain temps et deux aexenus déponent dans la cellule une grande douche contenant notre pitance, des cuillers et des bols en alluminium. Un des "droits- communs" qui semblait avoir de l'ascendant sur les autres ( la plus grande g... de la bande) prit sur lui de procéder à la dstributlon de la nourriture destinée aux neiges, car ils avaient déjà été servis, et versa pour chacun de nous un demi-litre de potage relativement consistant.  Ils se servirent alors eux-mêmes largement et, quand ils en eurent  le chef de la bande proposa de nous accorder un supplément à condition de leur donner des objets en échange. C'était un marché abominable mais nous étions trop faibles et trop fatigués pour pouvoir nous opposer à leurs exigences. Nous avons ainsi du payer notre propre ration de nourriture

Le jeune Russe, qui se tenait a l'écart et qui n'avait' rien dit depuis notre arrivée, se leva alors et se mit à invectiver les Allemands dans sa langue maternelle. Nous devinions pourtant, par des gestes du bras en notre direction que le Russe prenait notre défense d'une façon véhémente et leur reprochait leur façon d'agir. Les Allemands se ruèrent alors sur le Russe qui dû encaisser pendant de longues minutes des coups de poing et des coups de pied. Les Belges se regardaient, chacun essayant de deviner la réaction des autres. Je pensais, pour ma part, que je pouvais compter sur Carlo mais le risque était trop grand de devoir se battre à deux contre cinq ou six Allemands. J'ignorais si je pouvais compter sur les autres. Nous nous sentions aussi fai­bles et fatigués. Quoiqu'il en soit nous ne sommes pas intervenus et le prisonnier russe qui avait été roué de coups s'étendit épuisé sur sa couchette sans même pousser un cri.

Le remord me poussa à m'approcher de lui et j'ai réussi à me faire comprendre,et à le comprendre, car il parlait un peu l'allemand. Il était originaire de Karkov en Ukraine où il avait fait des études de niveau supérieur. De mon côté je lui ai assuré que nous avions apprécié son intervention en notre faveur.

Certains compagnons osèrent affronter l'assaut des poux et s'étendirent sur leur couchette. J'étais trop dégoûté pour en faire autant et c'est ainsi qu'en compagnie de plusieurs bagnards, assis sur un tabouret et la tête reposant entre mes bras sur la table, j'ai attendu la venue lente du matin. Une lueur blafarde provenant d'une seule ampoule électrique éclairait cette cave repoussante où cette rencontre entre le bien et .le mal et la lâcheté m'a laissé un souvenir d'impuissance et de honte.

La nuit a été mauvaise pour tous et nous avons été heureux de quitter cet endroit sinistre. Sans le moindre regard pour les Allemands nous avons serré longuement les mains de notre jeune allié pour le remercier de son geste.

Le train se met en marche en direction de Hambourg. Nous faisons plus ample connaissance et l'un d'entre nous dit à un moment donné - Tous les gens biens sont en prison ! Nous sommes en bonne compagnie ! Le lieutenant de l'active de Gand Hervé de Hemptine, l'instituteur J. Vandermeersch déjà cité, les Officiers de réserve des Grenadiers Louis James, Fonteyne, Paul Pochet que l'on disait être avocat au service de P. Van Zeeland, Germain Nobels, le Comte Pierre d'Alcantara qui avait épousé une Princesse de Habsbourg, Carlo et moi, les condamnés de l'affaire du Bois de la Cambre dont Jean Accarain, Georges Dumon, le Chevalier Guy de Bauer, Collet et mon ami bruxellois Félicien Van Keymeulen. Il y avait pour finir Verstraete Daniel et Hubertus Deelen.

Chacun racontait son histoire et parlait des siens en toute simplicité. Des souvenirs communs de notre détention et de nos activités dans la Résistance nous liaient étroitement.

Nous étions tous égaux pendant notre détention. On se tutoyait et il n'y avait aucune différence entre les détenus appartenant à des classes différentes contrairement à ce qui se passait avant la guerre. Si l'on ajoute à cela que la nourriture que nous recevions, les vêtements que nous portions, le traitement auquel nous étions soumis étaient identiques pour tous on peut affirmer que nous vivions dans une communauté que Karl Marx n'aurait pas désavouée.

J'ai pu observer que la tolérance philosophique, religieuse, linguistique, que la façon impartiale de prendre les décisions ou de rendre parfois la Justice, que la tolérance politique le plus souvent aussi caractérisaient les rapports entre les détenus politiques qui provenaient de tous les milieux. C'est en prison que nous avons découvert la vertu extraordinaire de la démocratie vraiment libérale que nous avons essayé de conserver dans nos rangs en rentrant au pays.

Quand nous sommes pleins d'amertume devant les abus et les contraintes des formes de démocratie actuelles, la prolifération des lois restrictives et de la bureaucratie, nous avons la nette impression d'avoir été trahis et nous pensons avec tendresse et regrets à cette démocratie dont nous rêvions dans nos cellules après les expériences que nous avions vécues. Sachez que notre pays a perdu dans les bagnes et les camps nazis de très nombreux patriotes ardents et dynamiques qui n'ont malheureusement pu faire entendre leur voix au moment des dissentions politico-régionalistes et politico-linguistiques toutes empreintes de mesquinerie profonde que connaît notre peuple. Faut-il toujours que notre pays soit occupé par une puissance étrangère pour voir s'unir tous les Belges, oui Monsieur Coppée, dans une lutte. commune et dans un idéal commun ? Nous pouvons encore faire entendre notre voix pour exiger de ceux qui sont au pouvoir de donner une nouvelle vie, plus propre et plus soucieuse de la dignité des hommes, à la démocratie décadente, bafouée qu'elle est par des groupes de pression les plus sordides que les nostalgiques du pouvoir fort et du racisme se préparent à cueillir comme un fruit mûr.

Nous entrons dans la gare de Hambourg et notre curiosité est particulièrement éveillée, car cette métropole a été bombardée violemment pendant trois journées consécutives en juillet 1943. Des histoires particulièrement atroces avaient circulé dans les prisons au sujet des deux cent milles victimes de ces bombardements.

Nous sommes accueillis par une vingtaine de policiers (Schutspolizei) avec leur casquette caractéristique. Les menottes sont mises avec soin mais sans aucune brutalité. Ils parlent entre eux un patois allemand qui ressemble étrangement à celui de la région brugeoise. Sans les menottes je me sentirais presque chez moi. Les liens historiques et commerciaux qui liaient les villes hanséatiques de l'Allemagne du Nord avec Bruges, au temps de sa splendeur, n'auraient-elles pas eu une influence sur la langue parlée dans ces ports ?.

Je suis toutefois surpris par leur jovialité et leur amabilité, car nous sommes dans une Allemagne nazie et ils auraient des motifs légitimes d'en vouloir aux amis de ceux qui ont détruit leur belle ville. Pendant le trajet ils nous posent des questions sur le motif de notre détention. En apprenant que nous sommes Belges l'un d'entre eux me parle du bon vieux temps où il était à Malines en 1917. Avant de se séparer de nous ils nous souhaitent bon courage et l'un d eux me donne une petite tape sur l'épaule en disant que nous serions rentrés chez nous dans moins de deux mois, car, ajouta-t-il, la guerre était presque finie.

Cette attitude me fit comprendre pourquoi il y avait  tellement de militaires de la Kriegsmarine à la prison d'Anvers et pourquoi des marins allemands nous avaient donné un coup de main pendant que nous  rossions les "noirs"  sur la grande-place de Bruges  après  le  Te  Deum mémorable du 21 juillet  1941. C'était  bien  la première  fois  que je me rendais  compte qu'il y avait une  opposition,  peu active sans doute,  dans cette Allemagne qui  avait  envoyé  les opposants du  régime dans  les  camps de  concentration  depuis 1933.  Le fait même de parler ouvertement de la fin imminente de la guerre, autrement dit de la défaite allemande, démontrait que tous les policiers présents partageaient cette opinion et qu'ils ne craignaient pas d'être dénoncés et accusés de défaitisme par l'un d'entre  eux.

En traversant une partie de la ville  le conducteur du véhicule a dû  éviter les quartiers entièrement détruits car nous ne repérons pas de très grands dégâts mais bien de très grands  terrains non bâtis. Les ruines ont  été déblayées et le sol a été nivelé.  Des quartiers  entiers du peu que nous avons  pu voir de Hambourg  sont devenus des espaces plus ou moins verts.

Le charme continue et nous sommes reçus  très gentiment à  la prison. Nous pouvons disposer de deux grandes cellules propres et bien éclairées. Il y fait chaud et les rayons de soleil y pénètrent à profusion comme pour vouloir faire oublier la cave de Bremen. Un  excellent repas, disons meilleur que d'habitude,  nous est servi.

La répartition des seize bagnards par cellule s'était faite selon le hasard et les affinités de chacun.  J'occupais l'une d'elles en compagnie de P.d'AlcantaraH. de HemptineVer-straete, VandermeerschJones , bien entendu Carlo et peut-être Van Keymeulen.

Le Directeur de  la prison s'était dérangé en personne pour nous souhaiter la bienvenue et pour s'assurer que nous étions bien  installés. La présence parmi nous de plusieurs membres de la noblesse belge,  dont l'un était  l'époux d'une princesse de Habsbourg, devait y être pour quelque chose. Il nous réserva alors la surprise d'introduire dans notre cellule, à 1'encontre des règles Nacht und Nebel,  un compatriote qui  était en route pour la Belgique.

Cet homme, que j'ai revu un jour pour le remercier, avait été interné depuis un certain temps dans le  camp de Sandborstel dans le Nord de l'Allemagne et avait  eu la chance exceptionnelle d'avoir pu être libéré grâce à l'intervention personnelle d'un officier allemand qu'un membre de sa famille connaissait. Le Gantois Vermeulen passait ainsi, en transit
par Hambourg, son dernier jour dans une prison avant de rentrer en Belgique. Il nous donna tout  ce qu'il  possédait et qui pouvait nous servir.  Nous avons passé ensemble une soirée mémorable qui nous fit oublier nos misères et nos préoccupations. Il  se déclara aussi disposé à prévenir nos familles mais il semblait difficile de lui confier plusieurs messages personnels qui auraient pu lui créer de graves ennuis si on les trouvait sur lui. Il fut dès lors décide de rédiger ensemble un seul message  impersonnel destiné a nos familles et à nos amis. C'était aussi un témoignage de gratitude envers Vermeulen pour sa gentillesse et sa serviabilité désintéressée. Chaque famille reçut dans les semaines qui suivirent une copie de ce message sur lequel les noms et adresses en Belgique des seize condamnés politiques.

Au moment où une copie du message rassurant parvenait à destination HUIT des compagnons de ce convoi  exceptionnnel par sa composition avaient cessé de vivre au bagne de Sonnenburg. Seuls Jones, Vandermeersch et moi ont finalement réussi à survivre et à rentrer en Belgique. Les deux premiers sont décèdes depuis, des suites de leur captivité.

Le hasard a voulu que les quinze Belges qui ont signé ou approuvé le message représentaient  les trois régions de notre pays. Ce témoignage de l'union des Belges et de l'esprit qui régnait le plus souvent dans les prisons et les camps mérite d'être médité plus de trente-cinq ans plus tard.

le 9 février 1944

- Ami d'un jour,
- Tu es venu dans notre cellule bien simple et sincère
- Tu portais sur ton dos un gros sac et dans ta poitrine un grand coeur,
- Tu as vidé ton sac et nous avons partagé nos coeurs.
- Nos âmes ont vibré, pendant cea quelques heures de paillasse commune
- et nous avons compris la force sublime des mots "Patrie et Amour"
- Merci, ami des mauvais jours.
- Demain le sort nous séparera, tu reverras le beau ciel de Belgique, et les yeux pensifs de celle que tu aimes.
- Des petits bras te pendront au cou, et ta demeure sera remplie à nouveau de joie et d'Amour.
- Tu nous as promis d'apporter aux nôtres un peu de notre amour et de leur dire que nous restons fidèles et forts sous l'exil.
- Merci, ami des mauvais jours.
- Les heures passent et l'aube descend
- Le wagon cellule nous attend et le bagne s'apprête à nous accueillir.
- Les bagnards de Belgique n'oublieront pas les heures passées ensemble, et souvent tu sentiras que nos coeurs sont près du tien, jusqu'au jour où nous te retrouverons dans la patrie grande et fière, serres autour du drapeau tricolore qui flottera à nouveau libre et sans tache.
- Au revoir, ami
- Dis au pays que nous tenons, car nous sommes Belges et puisons dans ce mot le courage pour les instants mauvais qui nous séparent encore de la liberté.
- A bientôt, ami des beaux jours de demain.

DIEU PROTEGE LA BELGIQUE ET SON ROI

Nous sommes restés pendant trois jours dans cet oasis. Le quatrième jour, tôt le matin, nous avons repris le chemin du bagne en direction de Berlin. Hambourg fut pour certains le dernier lieu où ils eurent quelques jours de quiétude, presque de bonheur.

C'était je crois le 12 février et nous savions que les Alliés avaient débarqué à Anzio. La prise de Rome nous semblait proche. Il gelait à ce moment de l'année mais le wagon était bien chauffé. Chacun était plongé dans une semi-somnolence provoquée par le bruit monotone des roues passant d'un rail au suivant.

Le trajet est long de Hambourg à Berlin et le paysage défile lentement devant nous en se répétant sans cesse: une ferme, des prairies, des champs qui attendent une meilleure saison, un petit bois gris et puis une autre ferme. Cette contrée ne doit pas être agréable, surtout quand le temps est gris et maussade. Je pense avec nostalgie à notre séjour à Hambourg, aux souvenirs que nous y avons évoqués. Les officiers m'ont désigné comme "grenadier d'honneur" et je les avais remercié pour cette marque d'estime. Les heures passent et peu à peu 1'inquiétude s'installe en moi à l'approche de ce bagne inconnu. La nuit tombe lentement et subitement le train de marchandise ralentit en produisant un long crissement aigu des freins. Les butoirs s'entrechoquent et le train s'arrête dans une petite gare. Nous entendons alors les sirènes lugubres qui annoncent l'approche d'avions ennemis. Plus loin, dans une autre gare, les sirènes semblaient nous suivre ou nous précéder.Cest ainsi que nous sommes arrivés à Berlin dans la gare de "Lechter-bahnhof", vers vingt-trois heures. Nous savions que la capitale du Reich avait été bombardée à plusieurs reprises mais nous pensions que ces attaques se produisaient plus tôt le soir. L'organisation de notre transport avait été bien faite comme de coutume et une camionnette spéciale nous attendait devant la gare.

L'organisation de notre transport avait été bien faite comme de coutume et une camionnette spéciale nous attendait devant la gare.

Le chauffeur et le convoyeur sont très nerveux, car le train doit avoir eu du retard. Ils nous harcellent aves des... Los..Los... et nous font monter dans le véhicule dans lequel, je ne sais par quel miracle, nous parvenons à nous caser tous. Nous partons à vive allure dans un bruit de sirènes et, par la fenêtre grillagée, nous voyons courir des gens dans tous les sens à la recherche d'un abri. Nous arrivons devant une masse énorme à la mesure de la capitale du Reich, c'est la célèbre prison de Moabit. Ils nous font sortir en hâte, aidés en cela par d'autres gardiens, et, sans devoir même effectuer les formalités administratives l'usage, nous parcourons au pas de course quelques couloirs et, précédés par des gardiens, nous devons gravir à toute vitesse les marches de l'escalier qui mène au quatrième et dernier étage d'une aile de la prison. Les sinistres clefs ouvrent nerveusement quelques cellules et les portes se referment en moins de temps qu'il ne le faut pour le dire. Nous entendons alors résonner dans toute l'aile le martellement des grosses bottines; des gardiens qui dévalent les marches à toute allure pour se mettre à l'abri des bombes.

Nous sommes à bout de souffle et je pense que nous avions tous très peur, d'autant plus que nous étions logés sous le toit. Quand on est installé plus bas on ressent une fausse sensation de sécurité. Pendant les bombardements de Wuppertal je n'avais pas ressenti la crainte pour la bonne raison que j'étais condamné à mort et que je préférais mourir subitement sous une bombe que de vivre les préparatifs de mon exécution. La situation était maintenant différente car les Alliés avançaient partout et j'avais l'espoir de rentrer très rapidement en Belgique. La fin de l'alerte retentit sans qu'une seule bombe ne soit tombée. Le lendemain nous avons appris que les escadres de bombadiers avaient changé de direction avant d'atteindre Berlin pour attaquer un autre objectif.

Ce scénario se reproduisit jour pour jour un an plus tard quand en trois vagues successives la RAF et l'Us Air Force surprirent les habitants de Dresden en plein carnaval et y firent un massacre épouvantable que n'égala que la destruction d'Hirochima et de Nagasaki réunie. Cette ville qui était un joyau artistique et architectural, qui n'était pas défendue, qui ne constituait pas un objectif militaire ni stratégique, dont les habitants et les réfugiés qui s'y trouvaient pouvaient supposer qu'elle serait épargnée fut dévastée de la façon la plus horrible. D'après des sources différentes le nombre de tués fut de 135.000 à 200.000. Les usines continuaient à produire du matériel de guerre et étaient épargnées. Pourquoi !

Nous ne sommes pas restés longtemps à Moabit car dans l'après-midi du 15 février nous continuons notre voyage en direction de l'Est, heureux de noua éloigner de Berlin où à, cause des bombardements fréquents nous ne nous sentons pas en sécurité. Il fait de plus en plus froid à l'extérieur et dans l'obscurité la plus totale le train s'arrête dans une gare sans éclairage. Nous parvenons à déchiffrer une inscription sur la façade d'un bâtiment sombre - KUSTRIN. Nos yeux s'habituent à l'obscurité et nous distniguons d'autres immeubles tout aussi sombres et gris, sans le moindre style. Nous ne sommes pas très loin du but de notre voyage et le nom de l'endroit où nous nous rendons, communiqué avant notre départ de Berlin, ne nous paraîssait pas hostile puisque Sonnenburg peut se traduire par Village ensolleillé.

Nous voici à destination et je crois me souvenir que nous nous sommes rendus à pied à la prison. Nous étions entourés par des gardes grossiers, produits normaux de cette région inhospitalière. J'en avais déjà vu d'autres et je pensais que c'était encore une fois une nouvelle méthode pour nous intimider.

Dans l'obscurité nous avons vaguement distingué la masse informe et grise de la prison dont les briques servirent un jour à reconstruire le centre de Varsovie, juste retour des choses. les gardiens nous ont poussé dans une grande pièce aux murs sales et munie de trois ou quatre fenêtres aux vitres brisées. L'air froid pénétrait de partout. Cette pièce contenait pour tout mobilier une vingtaine de paillasses à 1' aspect douteux. Des couvertures usées furent jetées à l'intérieur et on nous fit comprendre que notre logement était provisoire car nous étions mis en quarantaine. Il faisait très froid et il ne nous resta que la possibilité de nous étendre deux par deux sur une paillasse étroite de façon à nous réchauffer mutuellement et à. profiter chacun de deux couvertures au lieu d'une.

Pendant quelques jours nous fûmes traités comme des malades atteints de la peste. La porte ne s'ouvrait que pour l'échange des tinettes et notre maigre ration nous était remise à des heures irrégulières par le guichet de la porte. Notre moral avait suivi la courbe descendante de la température extérieure car ce séjour et l'attitude du personnel pénitencier ne présageaient rien de bon pour l'avenir.

La porte s'ouvre enfin et nous abandonnons cet endroit sinistre pour nous rendre, sous bonne garde, au bout d'un couloir situé au rez-de-chaussée d'un des bâtiments où nous devons nous déshabiller en attendant notre passage à la désinfection. Deux détenus hollandais bien en chair nous précèdent. Ils nous expliquent en peu de mots qu'ils viennent directement de la prison d'Utrecht- après avoir été graciés.

L'un après l'autre nous devons entrer dans un local où nous attendent deux détenus allemands. J'ai su par après que ceux-ci et d'autres qui obtenaient un "emploi" de confiance étaient généralement du type sadique qui purgent une longue peine pour meurtre. Les victimes en sont souvent 1'épouse ou la belle-mère, et parfois les deux. J'ai toujours été persuadé que l'administration de certaines prisons du 3e Reich se servaient de l'inclination sadique de ces détenus pour rendre, par personne interposée, la vie des prisonniers politiques plus difficile encore.

Mon attention est attirée par une grande baignoire en fonte, située contre le mur à ma droite. Elle contient un liquide sale sur lequel surnagent des touffes de poils et de cheveux.

Je n'allais pas tarder à savoir ce qui allait se passer.

Un des détenus était armé d'une tondeuse imposante, dont quelques dents devaient être ébréchées, et se mit à me raser le crâne d'une façon si malhabile, et si rapide en même temps, que j'eus l'impression qu'il m'arrachait plutôt les cheveux, qui pourtant n'étaient pas longs, qu'il ne les coupait. Ceux-ci glissaient le long de mon corps et tombaient en petites touffes à mes pieds. J'ai dû lever les bras et écarter les jambes, ensuite de quoi il s'attaqua aux aisselles pour finir par le bas-ventre. Des gouttes de sang marquaient le passage de son instrument de torture.

L'autre sadique prit la relève et trempa un écouvillon à poils durs dans un seau contenant un liquide noirâtre et nauséabond, du créosote probablement. Il se mit à badigeonner les endroits où était passée la tondeuse. Le liquide dégoulinait sur tout mon corps et son contact avec les égratignures me fit faire la grimace, ce qui devait ajouter une joie supplémentaire aux deux sadiques sous l'oeil attentif d'un gardien. Malgré ma répugnance, j'ai été obligé de me laisser glisser dans la baignoire et de m'immerger pendant quelques instants dans la mixture pour me "rincer". Je me suis essuyé au moyen d'un chiffon mouillé et sale qui avait déjà servi à ceux qui étaient passés avant moi. J'étais honteux, furieux et humilié tout à la fois. Une tenue de bagnard et les accessoires habituels m'attendaient dans le couloir.

Bien longtemps après avoir écrit ces lignes j'ai trouvé dans un livre néerlandais " Waarheid en leugen in het verzet" (Vérité et mensonge dans la Résistance ) écrit par le Rédacteur en chef des journaux De Volkskrant et Vrij Nederland, Mathieu Smedts qui,je l'ai su plus tard,était un des deux Hollandais, le passage suivant :

" Jaap (Beelaerts van Blokland) et moi avons eu de la chance. Nous étions les premiers. On nous rasa de la tête aux pieds. Nous avons été enduits d'ammoniaque, ce qui n'est pas agréable, mais il faut de l'hygiène. Nous sommes alors entrés dans la baignoire. Je voulais protester, mais Jaap intervint pour me calmer. Après nous, " dans la même baignoire avec la même eau, suiverent 16 Belges squelettiques qui avaient séjourné pendant deux ans au camp de concentration de Neuengamme.(*)"

(*) Nous leur avions dit que nous venions de Hambourg ce qui explique cette confusion.

Je suis entré dans une petite cellule à l'aspect peu engageant. Elle était humide, vétusté et sombre. Tout en haut, mais elle était inaccessible, il y avait une petite ouverture qui laissait entrer un peu de clarté. J'avais été désigné, avec quelques autres compagnons, pour l'atelier "chiffons et ficelles" qui était une réserve d'esclaves à la disposition d'autres ateliers. Le lendemain matin, après le petit déjeuner,composé de deux ou trois tranches de pain sec, toutes les portes sont ouvertes les unes après les autres. Les détenus sortent en courant et dévalent bu gravissent les escaliers dans tous les sens pour se rendre à leur lieu de travail.

J'ai eu quelque peine à trouver le mien. Bientôt j'entre dans l'endroit où je devrai purger ma peine de travaux forces.

L'atelier est situé sou les combles d'une des ailes de la prison. C'est une grande pièce rectangulaire d'environ quinze mètres de largeur et de vingt mètres de longueur.Quelques grosses poutres en bois soutiennent le faîte du toit. Quelques fenêtres à tabatière très hautes donnent une clarté insuffisante qui est complétée par quelques ampoules allumées en permanence.Mon attention est attirée par de grands tas de sacs en jute entassés contre les murs, remplis d'un côté de chiffons et de l'autre de bouts de cordes et de ficelles. J'ai vite appris que les chiffons ont été récupérés dans les décombres de villes bombardées et qu'ils grouillent de poux. Je me suis bien gardé de m'approcher de ces sacs aussi longtemps que j'ai travaillé dans cet atelier. Les autres tas situés à ma droite en entrant sont marqués REICHPOST et contiennent des bouts de cordes et de ficelles récupérées. Des tables et des tabourets attendent le long de ces tas les condamnés aux travaux forcés. De part et d' autre des poutres centrales une série de tables, mises bout à bout, flanquées de bancs indique que l'atelier sert aussi de réfectoire.

Il n'y a pas de chef d'atelier et les anciens prennent leur place habituelle. Les nouveaux venus essayent de rester ensemble selon les places disponibles. Je m'installe à droite, côté ficelles, et mon voisin devient mon ami Félicien. Nous partageons la table avec un Français d'une cinquantaine d'années. Des présentations distraites sont faites et je serre quelques mains. Je suis surpris par ce spectacle insolite et par l'atmosphère bizarre qui règne dans cet endroit. Personne ne semble s'intéresser aux bonnes nouvelles fraiches que nous leur apportons et il me faudra peu de temps pour comprendre que des préoccupations plus graves les hantent. Il fait froid dans l'atelier au début de la matinée. De 1'autre côté il y a un poêle en fonte de trois pieds de haut. Deux anciens essayent de réchauffer l'atmosphère en introduisant par le couvercle supérieur de temps en temps une poignée de chiffons ou de ficelles, à défaut d'un autre combustible. Mon travail consiste à défaire les noeuds, à trier les ficelles par nature et par épaisseur et à en faire de grosses boules après avoir attaché les ficelles de même espèce et de même grosseur entre elles. Une boule entière prenait de temps à autre le chemin du poêle ce qui m'a fait comprendre que mon travail était aussi idiot qu'inutile.

Vers dix heures on nous fait sortir pour la promenade. Un froid glacial me coupe le souffle au moment de sortir et j'ai l'impression qu'il me transperce. Nos vêtements légers laissent entrer l'air de toute part et nous n'avons quasiment aucune protection contre le froid. Dans la grande cour intérieure entourée de hauts bâtiments grisâtres, dont un moins élevé est le Revier me dit quelqu'un à voix basse, nous devons nous suivre en file indienne et les quelque trois cent détenus , formant un grand cercle, marchent au pas cadencé imposé et ponctué par des gardiens. Certains ont peine à suivre et marchent difficilement. Parfois un copain s'approche de l'un d'eux et le prend par le bras pour l'aider à suivre soua 1'oeil indifférend des gardiens. Je claque littéralement des dents et je ne pense plus qu'à la fin de la promenade.

Soudain la file s'agite et des bras se lèvent pour se découvrir la tête. Je fais de même, se sachant d'abord pas pourquoi. Deux détenus sont sortis du petit bâtiment en portant une civière à bout de bras. L'ultime hommage est destiné au corps recouvert d'un drap blanc d'un de nos camaradea. La civière disparaît derrière le bâtiment, puis apparaît une autre civière et ainsi de suite. J'en ai compté huit ce premier jour. Rompant le silence un gardien hurle d'une voix moqueuse -"Inutile d'ôter votre calote , ils sont partis au ciel et ils sont heureux !"

Le lendemain il y eu d'autres cadavres et presque chaque jour nous eûmes droit à ce spectacle paticulièrement inquiétant qui ne présageait rien de bon pour notre avenir. J'avais l'impression que les "boches" avaient choisi le moment de la promenade pour faire procéder à ce déménagement macabre. Toutes les façons leur devaient paraître bonnes pour nous démoraliser et nous faire comprendre que notre tour viendrait. Les gardiens que nous avions connus à Essen, et en moindre mesure ceux de Bochum et de Wuppertal, étaient selon nous des anges en comparaison de ceux de Sonnenburg. Le caractère rude et fruste des habitants de cette région inhospitalière devait y être pour quelque chose.

J'ai fait ce premier jour la connaissance de quelques détenus de l'atelier. Les Belges étaient d'après eux les plus nombreux dans cette prison suivis de près par les Français du Nord. C'était la première fois que je me suis rendu compte que la cohésion des Belges, qui formaient jusqu'alors un bloc très soudé par les mêmes problèmes et les aspirations identiques, pouvait pâtir de la présence des détenus de nationalité étrangère, amis bien sûr, mais tellement différents malgré tout.

Chacun donnait son petit conseil et ses recommandations aux nouveaux venus. Nous devions éviter de demander le rapport du médecin qui était un nazi et un criminel. Si on ne pouvait éviter de le faire nous ne pouvions pas avaler le médicament sans l'avis du médecin belge, détenu lui aussi, qui accompagnait habituellement la corvée soupe. Certains affirmaient que des camarades étaient décédés après avoir avalé un médicament sous forme de pastille. Tout cela me paraissait invraisemblable et je n'ai pas été le témoin d'une chose pareille. Je n'attachais pas une importance particulière à ces racontars.

Quelques détenus étaient malades et s'étaient couchés sur un banc ou sur des sacs vides. Des chariots transportant des douches métalliques contenant notre nourriture apparaissent vers midi. Chacun se précipite pour attendre sa pitance dans la file. Une louche d'un litre, manipulée par un des quatre à cincq détenus de corvée, versa la ration dans chacun des bols en alluminium. Le médecin belge qui les accompagne, De Meersman de Lokeren dont je ferai bientôt la connaissance, s'est mis sur le côté et échange quelques propos avec l'un ou autre détenu. Chacun prend sa place habituelle devant les deux longues tables quand il est servi.

Le nombre de malades couchés semble s'accroître. Ils sont presque tous atteints d'une forte fièvre et n'ont pu manger. Parmi eux je remarque l'avocat Paul Pochet, aux poils roux caractéristiques, qui faisait partie de notre convoi. Devant l'indifférence générale je pensais que la fièvre allait baisser aussi vite qu'elle s'était déclarée.

Vers dix-huit heures, c'est la fin du travail et chacun rejoint sa cellule. J'ai deux Français comme compagnons de cellule, l'un ne dit pas grand chose mais l'autre est un jeune militant communiste du Nord de la France qui tente de m'initier au programme et à la façon de travailler dans une cellule de son parti. Cette propagande ne m'intéresse pas et je ne m'intéresse plus à rien sinon à ce que je pourrais découvrir le lendemain dans cette prison démoralisante.

Le scénario de la veille se reproduit et je m'informe sur d'autres détenus de l'atelier. Je fais la connaissance d'un Français qui est accompagné de son père âgé de soixante quinze ans. Ce dernier avait été arrêté en l'absence de son fils mais les "chleux" les avaient gardé tous les deux. Il y a là aussi un authentique Colonel de l'Armée hollandaise en Indonésie.

On attire mon attention surla présence dans un coin, côté chiffons, du Ministrefrançais  Lebas et son fils. Je n'ai  plus revu ce dernier quand il partit pour le Revier pour y mourir, Lebas était le Maire de Roubais et avait été dans le gouvernement Blum du front populaire le remplaçant du Ministre du Travail Salengro qui s'était suicidé. Lebas était  bien simple dans son comportement, ne parlait de rien et avec personne. Il  s'occupait du fonctionnement du seul poële de l'atelier qui devait réchauffer en principe cette grande pièce. Une des premières choses qu'il  faisait le matin en arrivant était d'émietter sa ration de pain du matin dans un bol d'eau  colorée,  qui  se voulait être du café, qu1 il  faisait  chauffer sur le  couvercle du poële.   La mie de pain gonflait et formait lentement une pâte épaisse qu'il mangeait au moyen d'une cuiller en ayant probablement l'impression d'avoir reçu une ration plus importante que les autres détenus. Sa détention prolongée devait avoir eu des répercussions débilitantes sur ses facultés intellectuelles. N'avait-il pas dit un jour à  Sonnenburg que  le plus grand danger pour la France était  le Royalisme ?.

L'état des malades ne semble pas s'améliorer et, à un moment donné dans l'après-midi, le pauvre Pochet meurt subitement en pleine fièvre. Sa peau  était devenue jaunâtre mais je n'ai pas eu le courage d'aller le voir sur son banc.

Le  jour suivant, après  la promenade glaciale obligatoire, je sens la fièvre monter en moi. Bientôt je n'entendis plus distinctement  les paroles prononcées autour de moi. Mon corps était devenu chaud et mes yeux  semblaient brûler dans leur orbite. J'entendis vaguement, comme dans un rêve, quelqu'un me demander si  cela n'allait pas. Une seule pensée me préoccupait; je me voyais déjà passer sur une civière au moment de la promenade. Cette  fois-ci  c'est  la fin. Au moment de la distribution du potage je me suis mis dans  la file  comme un automate et j'ai  reçu ma ration, pour une fois une  épaisse soupe de carottes bouillies. A cause de la fièvre sans doute le potage avait un goût affreux. Je savais que j'avais faim et que  j'en avais besoin mais  il m'était  impossible d'avaler ce brouet. Un détenu belge que j'avais à peine apperçu la veille dans l'atelier s'approcha de moi et me demanda si je n'avais pas de copains, sinon il s'occuperait de me soigner. Dans une semi-inconscience  j'ai  compris qu'il  en voulait à ma ration et  il me semblait que ses petits yeux gris et son visage prenaient la forme d'un oiseau de proie. Je n'avais pas la force de m'opposer à son désir car j'étais convaincu de ne pas pouvoir manger.

Mon vis-à-vis était un jeune étudiant de l'Université de Charleroi. Il me regardait fixement pendant cette scène et je l'entendis dire- Ecoutes! Il y a un an que je suis ici et je suis le plus ancien car presque tous les autres sont morts. Tu me parais bien sympathique! Demain tu seras mort  si tu ne manges pas!.

En un sursaut de volonté j'ai mangé lentement malgré ma répugnance et ma forte fièvre. Quand la dernière cuillerée fut avalée le potage était froid  et  j'étais le seul à table. La fièvre baissa lentement et le lendemain matin j'ai réussi à manger ma ration de pain. Malgré les conseils de mes compagnons d'atelier je me suis fait  inscrire à la visite médicale.   J'espérais ainsi échapper à la promenade mortelle et au froid  rigoureux qui régnait à l'extérieur. Vers dix heures on nous fit descendre, mais  je craignais tellement une recrudescence de la fièvre et le froid que je me suis  caché sous une table. D'autres détenus, aussi malades que moi, avaient eu une réaction identique et retenaient leur soufle sous des sacs, des bancs et des tables. Un gardien fit le tour de l'atelier et nous en fit sortir en disant que la promenade nous ferait du bien. Inconscience ou sadisme je ne sais, Il nous envoya à la promenade par moins quinze degrés sous zéro. Ce fut une nouvelle épreuve.

J'avais eu à peine le temps d'essayer de réchauffer quelque peu mon corps près du poële quand un gardien vint faire descendre les malades. Je suis conduit dans un couloir devant la porte du "cabinet médical" ou d'autres malades, se trouvent déjà ou arrivent par petits groupes venant d' autres ailes et d'autres ateliers. Il y a bientôt une quarantaine de malades dans le couloir.

Un détenu de droit commun de la race des Seigneurs assure la surveillance en attendant l'arrivée du médecin. Nous devons nous déshabiller ... pour ne pas perdre du temps et nous voici tous à poil dans ce couloir qui donne accès par trois portes à la cour centrale. Des gardiens entrent et sortent en provoquant comme par plaisir un courant d'air froid continuel. Le droit commun à la mine sournoise se promené le long de la file et semble s'amuser à contempler chaque malade l'un après l'autre. Comme il est infirmier il donne son avis sur chacun: à l'un - Du gehts kaput !( Tu vas crever), à un autre- Du bleibst leben ! (Tu resteras en vie) ou encore, pour certains, il agitait la main de droite à gauche comme pour dire que l'état du malade se trouvait entre la vie et la mort.

Grelottants de froid nous avons attendu longtemps devant la porte. Quand ce fut mon tour le médecin si redouté fit établir une fiche à mon nom, je dus prendre place sur une bascule, comme à l'armée, et un détenu me mesura pour compléter ma fiche. Il me demanda de quoi je me plaignais et me fit remettre par l'infirmier une pastille qui ressemblait à une aspirine. Rentré à l'atelier en serrant précieusement le médicament dans le creux de la main j'attendis l'heure de la soupe pour m'approcher du médecin belge et lui demander si je pouvais le prendre. En fermant les yeux il goûta la pastille. C'était bien une aspirine.

Je reste persuadé que l'intervention de l'étudiant wallon me sauva la vie. Cette fièvre fut fatale à beaucoup de détenus dont la résistance physique était minée. Nous avons discuté sur l'origine de ce mal, qui n'était peut-être que bénin pour des êtres bien portants et bien nourris. Cer­tains prétendaient que les poux et les punaises pouvaient en être la cause. D'autres pensaient que les marécages et l'Oder proches pouvaient provoquer ces fièvres qui faisaient penser au paludisme. Quoiqu'il en soit, ceux qui en étaient atteints décédaient généralement dans les quarante-huit heures. Nous savions que la prison qui avait accueilli les membres communistes du Reichtag en 1933 et qui avait été le premier camp de concentration nazi avait été désaffectée avant la guerre pour des raisons d'hygiène.

Il 'arrivait de rencontrer Carlo en sortant de ma cellule. Nous échangions alors en toute hâte des nouvelles des copains de voyage. Jean Accarain étéit mort ainsi que le Hollandais Deelen et la liste s'allongeait au fil du temps. Carlo travaillait dans un atelier où l'on fabriquait des ruches d'abeilles et il semblait s'adapter mieux que moi aux conditions pénibles de notre détention.

Mon compagnon Félicien Van Keymeulen, l'ami de la caissière de la Taverne Gits dont il me parlait souvent, ne se sentait pas bien. Il était fiévreux et se plaignait du froid.

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Pénitencier  de  SONNENBURG - Autre   témoignage

Lacroix Frans, né le 16.9.1913 demeurant  à Mons. Arrêté le 14 avril 1942 - Détenu à Sonnenburg de mai 1943 à Septembre 1944 après avoir été condamné en février 1943 à Wuppertaal par le Sondergericht à 10ans de "Zuchthaus" pour aide à l'ennemi (aide à un  agent de renseignement belge parachuté en Belgique avec poste émetteur)

Conditions de travail: j'ai travaillé à la Schreinerei où  l'on fabriquait des frigos et réparait des paniers à obus. Travail de 6,30 h  à 18,30 h avec une interruption d'une demi-heure le midi. Ce travail était  très lourd par la cadence imposée par les gardiens et les contremaîtres de l'entreprise de Landsberg pour laquelle nous travaillions. On recevait une louche de soupe à midi, une boule de pain le matin et un peu de liquide le soir. Certains détenus travaillaient même le dimanche pour avoir un  peu plus à manger mais personnellement je ne  l'ai ja­mais fait.

Les conditions d'hygiène étaient très primitives, tous les détenus étaient remplis de poux.

On pouvait  demander  la visité médicale qui  était  faite par un médecin  civil  venant de  l'extérieur,  faisant peut-être ce qu'il pouvait  c.a.d. permettre aux  prisonniers les plus éprouvés  d'obtenir 1'Arbeitszulage (supplément de nourriture) ou un travail moins dur.

On craignait comme la peste l'infirmerie qui était l'anti­chambre de la mort. L1infirmier, un  gardien, avait une mine d'assassin et il  le prouvait. Peu de malades  hospitalisés à  l'infirmerie en sont sortis vivants.

J'ai été le témoin de la mort de Léon CAMPION, Belge qui occupait la même cellule que moi et qui est décédé d'une septicémie due à un gros abcès non soigné. D'autres Belges que je connaissais très bien Léon VERVAENE, Benjamin MOREAU de Mons, Jef VERBEEK de Willebroek (de la MAIN NOIRE,) y sont morts de privations. J'ai oublié d'autres noms.

Je me souviens très bien du sobriquet de certains gardiens par exemple: Pieds gelés (avait eu les pieds gelés en Russie) La demoiselle  (homosexuel notoire) Le Tigre (gardien particulièrement féroce) L'Assassin  (gardien de l'infirmerie)

Les autres que j'ai connus faisaient leur métier sans tropde férocité. L'un des plus mauvais pour moi était un contremaître de la menuiserie  (nazi farouche) qui nous faisait trimer à longueur de journée sans la moindre pitié pour notre triste délabrement physique.

Le régime de ce Zuchthaus était PIRE QUE CELUI DE CAMP DE SACHSENHAUSEN où j'ai  été  transféré ensuite, avec la différence qu'on y était moins battu et qu'on jouissait d'un peu de calme le  soir.

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NOTE:   Quelques années après la guerre un ancien bagnard Norvégien en pèlerinage à Sonnenburg reconnut en rue le médecin  civil qui  était revenu s'installer dans la localité d'où les Allemands avaient  été  chassées en 1945.Dénoncé comme criminel de guerre et arrêté par la police polonaise il se suicida le même jour au cyanure.

Lors de la séance mémorable de désinfection il avait été obligé de remettre son gilet en laine. Depuis deux ou trois jours il demandait au gardien qui accompagnait la corvée nourriture s'il pouvait disposer de son gilet. Le gardien promettait chaque fois de faire le nécessaire mais les jours passaient. Félicien s'était couché sur un des bancs et s' était recouvert de sacs vides de la Reichpost pour avoir un peu plus chaud.

Le gardien lui dit enfin qu'il pouvait reprendre son gilet à I'entrepôt des objets personnels mais, sous prétexte qu'il devait signer un document pour la réception, il devait s'y rendre personnellement. Je me suis offert en vain pour le remplacer malgré que le gardien devait se rendre compte de la gravité de l'état de mon compagnon. Il consentit toutefois à ce que je l'accompagne.

En nous tenant par le bras nous avons descendu lentement et péniblement les trois étages par un escalier en fer situé à l'extérieur qui longeait la façade. Nous dévions encore parcourir une trentaine de mètres avant d'atteindre le local. Il gelait à pierre fendre et Félicien qui ne devait penser qu'à son gilet ne disait pas un mot pendant cette marche pénible.

Le retour fut encore plus ardu d'autant plus qu'il fallait maintenant remonter l'escalier et que, par faiblesse sans doute, j'étais pris de vertige en regardant sous mes pas le vide entre les marches. Nous entrons finalement dans l'atelier et Félicien dit à la ronde - Je l'ai !. Au même moment il lâcha mon bras et s'affaissa. Je vis son pantalon se mouiller, il était mort.

Mon voisin de table était peu loquace et quand il parlait c'était pour se plaindre que la GFP lui avait brisé ses lunettes après son arrestation. Il venait d'ôter sa chemise et semblait y chercher vainement je ne sais quoi. Je ne faisais pas attention à ce qu'il faisait quand il me demanda si je ne voyais pas les poux qui lui causaient des démaingeaiaons insupportables. Il tenait sa chemise près des yeux en la regardant intensément. Je les voyais bouger dans tous les sens et les coutures en étaient pleines. Pauvre type !.

De nombreux'autres détenus chassaient leurs poux et je ne comprends toujours pas pourquoi ces bestioles ne venaient pas chez moi. Ce n'était probablement pas une question d'hygiène. Il m'est arrivé en effet de partager ma cellule avec des camarades qui ne parvenaient pas à se débarasser de cette vermine qui, vous pouvez l'imaginer, les préoccupait et les empêchait de dormir. Rares étaient les poux qui s'aventuraient de mon côté et quand cela se produisait je n'arrêtais la chasse qu'au moment où j'avais la certitude de ne plus en avoir. Il faut croire que le fait d'attirer les poux avait un rapport direct avec l'état de santé. J'ai observé ainsi que les détenus atteints de la tuberculose pulmonaire étaient particulièrement disposés. Les punaises, par contre, ont été la cause de quelques nuits d'insomnie malgré la chasse intensive que nous leur faisions avant de nous coucher. Quand une punaise avait réussi à se glisser sous la couverture, cela devenait intenable car l'obscurité nous empêchait de la repérer.

Toutes ces bestioles, y compris les puces moins aggressives celles-là, ont souvent joué un rôle démoralisant chez de nombreux détenus. La propagation des maladies devait en être une conséquence. C'est surtout à Sonnenburg et en moindre mesure à Wolfenbüttel que nous avons souffert le plus de cette calamité supplémentaire. Les Allemands le gavaient et ne faisaient rien pour nous en débarasser. Ils avaient plutôt tendance de nous faire croire que c'était les détenus eux-mêmes qui importaoent la vermine et étaient responsables de cet état de chose. C'était une des façons de nous avilir. La preuve en sera fournie par leur comportement en avril 1945 au moment où les Alliés s'approchaient du lieu de notre détention.

Pendant mon séjour à la prison d'Anvers j'avais passé une partie de mes loisirs à dessiner. J'avais un certain talent d'amateur pour le portrait et je réussissais le plus souvent à rendre très exactement l'expression des yeux, ce qui est par ailleurs une garantie pour la ressemblance. Depuis Anvers je n'avais plus eu l'occasion de pratiquer mon passe-temps favori. Aussi quand des compagnons eurent exprimé le regret que les êtres chers ne puissent les voir, regrets qui s'expriment par "Si ma femme me voyait ainsi !" ou " Si mes parents me voyaient !" je leur ai dit - Fournissez moi un crayon et du papier. Les anciens eurent vite fait de me procurer le nécessaire. Après un essai concluant je me mis à l'oeuvre.

J'avais observé, en serrant la main de mes compagnons d'atelier, que celle de certains était moite et dégageait une chaleur particulière indéfinissable. De nombreux candidats s'étaient offerts pour poser pendant l'heure nécessaire pour achever un portrait qui devait être un témoignage des pénibles conditions de détention. Je ne recherchais nullement un effet artistique et je croyais que ces dessins parviendraient finalement en Belgique ou en France, car j'avais à ce moment la conviction que Sonnenburg serait pour nous le dernier lieu de détention. J'avais décidé de choisir mes sujets et de donner une priorité à ceux que j'estimais devoir passer avant d'autres. Je parvenais ainsi à terminer deux ou trois portraits par jour entre deux boules de ficelles. La poignée de main quotidienne me donnait une indication personnelle sur l'état de santé de mes compagnons et par conséquent sur la priorité à donner. Comme je l'ai déjà expliqué les détenus ne demandaient à voir le médecin allemand qu'à la dernière extrémité, sachant que l'infirmerie était le plus souvent 1' antichambre de la mort pour les malades. Quelques jours plus tard un de mes nouveaux clients me demanda d'un air anxieux - Penses-tu que je vais mourir ?. Les malades observent tout ce qui peut les renseigner sur leur état. Celui-ci avait remarqué que mes "clients" précédents étaient gravement malades et que certains d'entre eux, dont le fils de Lebas, avaient été évacués sur l'infirmerie pour y achever leur agonie. Il ne me restait qu'à modifier mon système de priorité. Je ne pense pas qu'un de ces dessins a pu sortir de Sonnenburg.

Une vingtaine de jours après mon arrivée un nouveau détenu que je reconnus de suite vint nous rejoindre à l'atelier. Cétait Frans Van Beneden de Puers que j'avais connu à la prison d'Anvers plus de deux ans auparavent. Il avait fabriqué ou remis en état de marche le poste émetteur de la Main Noire. Condamne à une dizaine d'années de bagne l'homme bien portant qu'il était était devenu maigre comme un clou et avait les pommettes saillantes. Il me raconta alors une histoire extraordinaire après m'avoir annoncé la mort à Sonnenbourg de son jeune frère.

Gravement malade, fiévreux- et le corps recouvert de grandes taches brunes, le typhus sans doute, il avait été admis à l'infirmerie. Il entra dans le coma et quand il cessa de respirer il fut jeté sur d'autres corps dans un local froid et humide qui servait de morgue. Un droit-commun allemand, 1'infirmier, entra le lendemain dans ce local pour procéder à l'évacuation des cadavres et découvrit Frans assis tout nu sur les dalles froides. Frans lui dit qu'il avait faim. L' Allemand fut tellement impressionné par cette résurrection miraculeuse qu'il le prit sous sa protection et le gava  litéralement de nourriture pendant quelques jours.

Frans fut quelques mois plus tard un de mes compagnons de cellule à Wolfenbuttel mais décéda de la tuberculose. C'était un excellent camarade, toujours aimable et joyeux. Je conserve de lui un souvenir impérissable et quelques portraits que j'ai dessiné et que le temps n'a pas réussi à effacer. Après la guerre j'ai rendu visite à sa veuve pour lui offrir ces dessins. Elle les refusa car les portraits faits quelques semaines avant sa mort ne ressemblaient pas à l'image qu'elle avait conservé de son Frans qu'elle avait aimé. Comme je la comprends maintenant. Par contre il m'est arrivé plus de trente-cinq ans après la fin de la guerre de recevoir la visite de sa fille qui devait avoir trois ou quatre ans quand son père fut arrêté. Elle apprit ainsi ce qu' elle avait vainement cherché à savoir sur son père depuis sa disparition.

Il devait y avoir à Sonnenburg à ce moment un millier de détenus dont un bon tiers de Belges. les plus anciens prétendaient que malgré l'arrivée constante de nouveaux condamnés NN ce nombre ne variait pas sensiblement tellement la mortalité était élevée. Parmi ceux-ci il y avait aussi un groupe de jeunes Norvégiens. La Kriegsmarine avait arraisonné un navire Suédois qui transportait dans ses cales près de deux cents Norvégiens qui, s'étant évadés en Suède, voulaient s'engager dans les Forces Britanniques. Aussi longtemps qu'ils ne furent pas jugés par le Landsgericht de Kiel ils purent recevoir régulièrement des colis de la Croix-Rouge. Tant qu'ils bénéficièrent de cette faveur il ne se passa rien de grave pour eux et l'équipage. Dès qu'ils furent condamnés les colis furent supprimés. En moins d'un an, les plus grands d'abord, une grande partie d'entre eux: sont décédés. Il en restait deux bonnes douzaines en février 1944, ceux: de petite taille. Un des Norvégiens, un dessinateur de dessins animés, nous accompagna à Wolfenbuttel et fut un des rares survivants.

Me voici transféré dans une autre cellule et, agréable surprise, je retrouve Pierre d'Alcantara. Le second détenu se présente comme étant le vicaire de la paroisse Ste-Marie de Liège. Cette cellule est plus claire et d'aspect plus propre que le petit tandis que je viens de quitter mais en voyant mes compagnons j'ai une certaine appréhension concernant mes relations futures avec eux. Je suis un athée et ils sont sans nul doute des chrétiens pratiquants convaincus. Vont-ils essayer de me convertir comme cela m'était déjà arrivé dans d'autres occasions? Non, ils n'ont pas essayé de le faire et je dois avouer qu'ils ont fait preuve d'une tolérance qui égalait la mienne. Le jeune vicaire, qui devait s'appeler Thys, ne ressemblait pas à ces vicaires bornés et sectaires que l'on trouvait trop souvent en Flandre avant cette guerre. Il était compréhensif et très érudit en diverses matières. Pierre avait une conception particulière de la religion qui fut pour moi une révélation. Il n'était pas dogmatique et ne semblait pas admettre tout ce qui était temporel dans l'Eglise. Chaque soir il se tournait face au mur devant lequel il restait immobile et silencieux pendant de longues minutes,, après nous avoir demandé de garder le silence. Il ne priait pas, disait-il, mais il conversait avec Dieu. Cette façon de concevoir la réligion me plaisait et rejoignait en quelque sorte la conception philosophique qui était l'aboutissement provisoire de mes pensées et de mes méditations. Il y avait malgré cela une différence fondamentale entre nos deux conceptions. Je ne considérais pas l'être supérieur, ou la source de la vie, comme foncièrement bon et équitable puisqu'il ne pouvait empécher les vilénies et les crimes que les humains ont la faculté de commettre, parfois avec une ingéniosité et un raffinement invraisemblable. La nature dont nous sommes un des produits est aussi impitoyable et implacable dans la logique infinie. La bonté et laa pitié sont des produits que peuvent cultiver les hommes

Les jours passaient et apportaient à chacun de nous sa part d'inquiétude. L'angoisse et la peur du présent et du lendemain avaient remplacé notre optimisme. Les discussions philosophiques du soir constituèrent les moments les plus réconfortants de cette rencontre unique et providentielle entre trois hommes dont la conception de la vie était différente, mais qui faisaient preuve d'une tolérance exceptionnelle.

Le vicaire nous dit un jour qu'il nous réservait une sur­prise pour le lendemain. Cela ne pouvait être que le jour de Pâque à ce moment de l'année. J'ignore comment notre vicaire s'est arrangé mais après la soupe du soir, un litre de liquide blanc et sucré, la porte s'ouvrit pour la seconde fois et une douche fut glissée dans notre cellule. Elle con­tenait un fond de près de vingt litres de cette semoule li­quide. Nous avons dégusté pendant trois bonnes heures et pour une fois, repus et satisfaits, nous nous sommes endormis heu­reux. C'était la surprise du vicaire de Ste-Marie.

Je rencontrais parfois Carlo De Groot dans la cage d'escalier avant ou après le travail. Nous échangions rapidement les nouvelles avant de rejoindre chacun son atelier ou sa cellule. Ce n'étaient pas des nouvelles des fronts car celles-là ne nous parvenaient plus mais de la maladie ou de la mort des copains. Il me mit un jour dans une situation très embarassante. Il y avait dans son atelier un détenu très malade, je crois que c'était Nobels un des Grenadiers, et Carlo avait décidé de demander à plusieurs camarades d'abandonner chaque semaine quelques grammes de leur ration en graisse végétale pour essayer de le sauver. La quantité reçue par chacun était d'environ quinze grammes et était déjà largement insuffisante. Si, disait-il, nous étions une dizaine à participer à cette action de solidarité le malade obtiendrait chaque semaine un supplément appréciable. J'en avais moi-même tellement besoin et rien ne permettait de supposer que le malade, malgré cette aide, survivrait à sa maladie. J'avoue que je n'ai pas osé refuser ma participation. Il aurait tellement été déçu ce grand garçon au coeur d'or. Je n'ai participé qu'une seule fois à cette collecte car le malade est mort peu après.
 

 SONNENBURG  (SLONSK depuis juin 1945)
(Photos empruntées du rapport du Procureur (Pol )MNICH0WSKTI)

 Wiezienie Sonnenburg w latach 1933-1945.

Vue du sinistre bagne. Il n'en reste qu'un petit musée et un monument à l'endroit de la porte d'entrée principale. La prison à été démolie fin 194 5 et les briques récupérées servirent à reconstruire fidèlement le coeur de Varsovie dans son état initial.

 

Pomordowani wiçiniowie Sonnenburga.

1 février 1945. L'Armée Rouge découvre dans l'enceinte de la prison huit cent et quelques dizaines de cadavres de prisonniers politiques inconnus que des SS viennent de massacrer d'une balle dans la nuque. Ils furent inhumés dans une fosse commune à proximité de la gare de Sonnenburg à c6té des autres sept cent prisonniers N.N.,dont de très nombreux résistants belges de la première heure, qui sont décédés dans la prison pendant leur détention.

 

Le gardien principal, que je vois pour la prmière fois, est entré dans l'atelier et demande à la ronde si quelqu'un sait ce qui est arrivé aux seize détenus d'Essen du convoi du 15 février. Je lève la main et, apres chaque nom qu'il lit à haute voix je complète en disant - Tod ! ou Leeb noch (Mort ou Vit encore). A l'appel de mon nom j'ajoute - Cest moi ! A huit reprises j'ai prononcé - Tod ! pendant sa lecture. J'avais appris la mort ou assisté à celle de chacun d'eux et jee réalisais subitement que c'était épouvantable. Sans s'émouvoir autrement le gardien principal me déviszsagea d'un air surpris et me dit avant de partir: Vous êtes très bien! Vous parlez correctement l'Allemand !- Je veillerai à ce que vous soyez désigné pour la corvée soupe (Kalfaktor)!. Un autre événement s'est produit alors qui a modifié le cours de ma destinée.

Le 12 ou 13 mars, dans la matinée, un gardien entre dans l'atelier et demande à la ronde quels étaient ceux qui devaient purger une peine inférieure a cinq ans. Il note quelques noms et sort.

Deux heures plus tard il revient et prend note de ceux qui doivent purger une peine située entre cinq et dix ans. Dans l'intervalle, le téléphone arabe ayant fonctionné, nous apprenons qu'un transfert exceptionnel vers un autre lieu de détention est imminent pour une cinquantaiae de condamnés. Un espoir enivrant m'envahit car je crois à ma bonne étoile. Serait-il possible que je puisse quitter cette sinistre for­teresse autrement que les deux pieds devant ? Je cite mon nom au gardien qui en prend note.

Il se représente une troisième fois et prend note de ceux qui ont été condamnés à mort et ceux qui doivent pur­ger une peine de plus de dix ans. J'ai encore levé la main car j'estimais à juste titre qu'il était préférable de se trouver sur deux des trois listes. Mes chances de partir augmentaient mais l'espoir et le découragement se succédaient autant pour moi que pour les autres détenus. C'était, disaient les anciens, le premier départ depuis très logg-temps, sauf les camarades qui étaient partis sur les sinistres brancards.

L'excitation était à son comble et chacun supputait ses chances. Certains se consolaient déjà à la pensée qu'ils seraient libérés les premiers par les Russes qui n'étaient plus très loin. Ils ignoraient bien sûr que dix mois plus tard dans la nuit du 30 au 31 janvier 1945 quelques heures avant l'entrée des premiers soldats russes, un " Hinrichtings-kommando" (Groupe d'exécutions) sous les ordres du SS Ober-sturmführer Willem Nickel allait massacrer d'une balle dans la nuque plus de huit cent-cents détenus. Ils étaient aidé dans leur triste besogne par le personnel du pénitencier et des détenus de droit commun. Les Russes découvrirent les cadavres dans l'enceinte de la prison. Trois hommes, dont un Belge, étaient encore vivants. On sait que, en vertu du décret du 30 juillet 1944, la plus grande partie des condamnés NN avaient été transférés de Sonnenburg à Saxenhausen, près de huit-cents des douze cents qui s'y trouvaient, en novembre 1944. Ils furent remplacés par d'autres détenus politiques NN ou d'autres nationalités dont une centaine de déserteurs luxembourgeois enrôlés de force et dont l'identité ne fut établie qu'après de longues et patientes recherches. De très nombreuses victimes de ce massacre sont inconnues, les corps  n'ont jamais été identifiés mais les survivants et d'autres témoins ont relaté les scènes épouvantables qui se sont produites et ont témoigné que de nombreux suppliciés avaient crié "Vive la Belgique", "Leve België " et "Vive la France" avant d'être abattus par des SS qui les obligeaient à s'agenouiller.

Le Comte de Lichtervelde et ses deux fils sont parmi les nombreux Belges, Français, Luxembourgeois et ceux d'autres nationalités qui reposent dans la fosse commune de Sonnenburg à coté des centaines d'autres tombes de condamnés NN décédés pendant leur détention, des Résistants de 1940, 1941 et 1942. A Sonnenburg, devenu Slonsk en Pologne depuis juin 1945, les enfants des écoles entretiennent avec amour cette pelouse sous laquelle reposent ces martyrs qui ne sont pas les leurs. J'ai fait en 1980 un pèlerinage dans ces lieux où une centaine de petits yeux regardaient ce rescapé étranger et j'ai eu honte en apprenant que jamais une autorité belge n'était venue depuis 1945 pour saluer la mémoire des centaines de Résistants belges de la première heure qui reposent dans ce sinistre endroit.

Le Luxembourgeois André Hohengarten dans son étude très documentée " Das Massaker im Zuchthaus Sonnenburg" relate que peu de responsables nazis ont subi le châtiment qu'ils méritaient pour avoir accompli cet horrible forfait. Ses auteurs directs Heinz Richter, Chef de la Gestapo de Frankfurt s/Oder, et Wilhelm Nickel, Chef du Commando d'exécution, devaient se justifier de ce crime inqualifiable devant le Landsgericht de Kiel. Ils furent ACQUITTES par ce tribunal le 2 août 1971.et cette nouvelle ne fut même pas publiée dans nos journaux. La RFA devenait ainsi à nos yeux complice du forfait. Qu'on s'en souvienne !.

J'avais eu raison d'espérer car le 15 mars dans l'après-midi un gardien vint prévenir ceux qui allaient quitter cet endroit maudit. Les circonstances m'avaient été favorables une nouvelle fois et je ne pouvais m'empêcher de croire qu' une force occulte continuait à me protéger. Cette pensée ne m'effleura qu'un instant et ma raison me dit que mon départ pouvait être un geste du gardien principal qui avait dit qu'il avait apprécié ma façon de répondre. Pourquoi aussi avait-il voulu savoir ce qui était advenu aux condamnés de notre convoi ? Devait-il répondre à une demande de l'autorité supérieure qui s'intéressait peut-être à ce groupe de détenus importants ? Notre message envoyé en Belgique avait-il été intercepté?. Je ne l'ai jamais su.

L'excitation provoquée par la perspective de notre départ fut si intense que je ne me souviens pas des adieux que je n'ai pas manqué de faire à mes compagnons d'atelier et de cellule qui devaient rester à Sonnenburg.

Septante hommes prennent place le lendemain matin dans un wagon cellulaire qui nous attendait dans la petite gare, à peu de distance du bois qui était notre cimetière, en présence de quelques voyageurs qui semblent invectiver les gardiens. Il faut croire que la population locale savait ce qui se passait dans ces lieux. Chacun a reçu une ration de voyage et le train partit lentement vers une destination inconnue. Les rescapés de Sonnenburg se souviendront encore longtemps des vivants et des morts qu'ils y ont laissés. Un des rescapés, probablement Philippe Legrand, a écrit cette ballade qu'il a dédiée à la mémoire de la Rochère, de l'avocat de Pelseneire, du chef de la Légion Nationale Paul Hornaert, du Ministre Lebas et de toutes les autres victimes de la barbarie allemande, lâchement assassinées par les gardes chiourmes de Sonnenburg.

SONNENBURG

Sonnenburg, Sonnenburg, ai ton Zuchthaus hideux
N'étalait au grand Jour ton spectacle odieux;
Si l'on entendait pas la nuit hurler les dogues
et sonner le pas lounides sentinelles rogues;
Si l'écho réveillé, ne tressaillait parfois
des longs soupirs poussés par d'innombrables voix
Et si, par les matins d'hiver, si durs à l'homme^
On ne rencontrait pas un corbillard fantOme
Qui chargés de cercueils, ne traversait sans bruit,
Et comme une vision se perdant dans la nuit,
Sans qu'aucun glas tintât par froides ruelles,
Sans prêtre, sans parents, sans un ami fidèle,
Sans même que l'on sut que c'étaient des chrétiens,
Des forçats, des martyrs, des héros ou des chiens!..
Sonnenburg! SI ton site auxrgrands toits idyliques
Ne révélait ainsi la fureur germanique,
Tu pourrais vivre en paix, et porter dignement
Ton nom ensolleillé, poétique et charmant!..
Comme les gens heureux tu n'aurais pas d'histoire
Et ton passé brillant serait ta seule gloire!..
Mais ton sort fut celui de l'empire allemand:
Il était né puissant, il ne put être grand..
Ton bourg également fut un solide ouvrage,
Qui semblait défier le temps et les outrages..
Les empereurs jadis y rassemblaient leurs preux
Et armaient chevalier les plus dignes d'entr'eux!..
Ton donjon à présent est un sombre repaire,
Hanté par les hiboux, les rats et les vipères. .
Et l'on y cherche en vain au milieu des ronciers,
la trace des hauts faits des anciens chevaliers!..

O Frères, qui dormez dans cette terre hostile
Après avoir souffert les plus grands toutments,
Votre mort ne fut pas sans gloire et inutile,
Car vous avez jugé les bourreaux allemands!..
Héros obscurs, tombés pour une sainte cause,
Vous fûtes des soldats autant que des martyrs,

Et vos noms s'inscriront dans une apothéose,
Sur les tables d'airain de notre souvenir!..  

Mon ami Carlo faisait aussi partie du voyage mais il n'avait pas réussi à me joindre dans le compartiment prévu pour six personnes normales mais où huit détenus avaient dû prendre place. Nous n'étions toutefois pas trop serrés compte tenu de notre maigreur. Le moral était meilleur et chacun racontait sa petite histoiEe et celles des camarades infortunés qui étaient restés. Certains savaient que pendant les mois d'hiver deux cent cinquante sept détenue étaient décèdes ce qui correspondait à près du quart de l'effectif encore présent au 15 février. Cela concordait approximativement à la moyenne journalière de corps que l'on voyait  transper devant nous pendant la promenade du matin et ce souvenir me donna un frisson de crainte rétrospective. Je me remémorais ce qui était arrivé aux huit camarades du convoi de Essen, dont les familles devaient déjà avoir reçu des nouvelles rassurantes, et cetyterrible accès de fièvre si souvent mortelle que j'avais pu vaincre en avalant cet exécrable potage, grâce à l'intervention du brave étudiant Wallon dont je ne connais pas le nom.

Je croyais de plus en plus à la baraka qui me poursuivait et qui intervenait toujours au moment le plus critique, les nouvelles sporadiques des fronts étaient toujours bonnes et je continuais à croire et à espérer que la fin de la guerre et de nos misères était proche. Je pensais avoir réussi à passer la dernière épreuve avant de rentrer chez moi.

Mon voisin de droite dans le compartiment était Maurice Collet, un autre rescapé du convoi de Essen. Pendant notre transfert de Essen à Berlin il nous avait raconté pendant des heures des histoires de marchands de canons et de trafiquants d'armes, II se disait représentant de la firme française Schneider et  prétendait, en donnant  de  nombreux  détails, avoir  été reçu au Château de Wijnendaele pendant  les dix-huit jours. Toutes ses histoires m'avaient  paru tellement  fabuleuses  et  fantaisistes  que je les avait  écoutées distraitement sans les croire. Il  s'est fait que dix  ans  plus  tard j'ai  eu pendant  très  longtemps des relations et de  fréquents rapports de service avec des gens de ce milieu. Si je  racontais à mon tour ce dont je fus le témoin ou le confident je comprendrais à mon tour maintenant la significatio  du petit sourire incrédule de mes interlocuteurs.

Il  fut au cours de notre voyage le triste héros d'un petit  incident qui fut toutefois très pénible pour les deux détenus qui en furent les victimes involontaires. Un des gardes  convoyeurs nous remit une bouteille contenant un litre d'eau en disant "A partager ! Après cela il n'y en a plus". Une quantité d'eau pareille est manifestement  insuffisante pendant  toute une  journée pour huit personnes qui de plus n'ont pas pu résister à  la tentation de manger toute  leur ration de voyage en une fois.

Nous ne disposions pas de gobelets et l'un d'entre nous marqua méticuleusement au moyen de traits de crayon les limites des huit rations du précieux  liquide. Le préposé à la distribution présenta successivement le goulot de la bouteille aux lèvres de chacun. Après  chaque gorgée il redressait la bouteille pour s'assurer que la ration  n'était pas dépassée. Collet qui était le sixième but une première gorgée.  Il prit ensuite la bouteille des deux mains et but avidement le restant de l'eau en quelques gorgées goulues, malgré les efforts du préposé pour l'en empêcher.  J'ai, ainsi que mon compagnon de gauche,  été privé de boisson pendant toute cette journée qui  fut pour nous deux particulièrement pénible. Les reproches qu'on lui  fit cessèrent quand  il nous dit qu'il était fiévreux et que sa soif  était insupportable. Il  mourut quel­ques jours après notre arrivée dans des circonstances bien tristes. Le convoi de Essen était maudit et il en  fut la neuvième victime.

J'ignorais alors que huit  jours plus tard le père de Carlo était écrasé avec deux cents autres détenus NN sous les décombres de la prison que nous avions quittée à peine cinq semaines auparavent. Mon départ de Essen m'avait sauvé la vie et mon départ providentiel de Sonnenburg la sauvait encore une fois.

Nous sommes arrivés très éprouvés à Wolfenbüttel  et nous avons été hébergés dans un  endroit  isolé de la prison  où  il nous fut communiqué que nous  étions en quarantaine. Nous y sommes restés pendant huit jours. Les cellules étaient plus propres que celles de Sonnenburg et moins humides. Je ne me rappelle plus quels étaient mes compagnons à ce moment mais Je me souviens par contre très bien de ce qui  s'y  est passé pendant mon séjour en quarantaine.

Notre voisin  était Maurice Collet qui, étant malade, avait été isolé. Le lendemain de notre arrivée un gardien vint nous demander qui le connaissait. C'est ainsi qu'il me désigna pour l'aider chaque matin pendant une bonne heure à faire sa toilette, ses besoins naturels et à nettoyer sa cellule. Après le café du matin un gardien me faisait  entrer dans la cellule de Collet et j'en  sortais une ou deux heures après quand  tout était terminé.

Il devait avoir une quarantaine d'années  et pendant  mes visites il me racontait sa vie. Ce n'étaient plus des histoires d'armes et de munitions mais des confidences que l'on fait à un ami intime. Il semblait avoir conscience de sa mort prochaine et je me rendais compte qu'il voulait me faire bénéficier de son expérience de la vie. Il avait un fils unique avec lequel son épouse et lui vivaient en mésentente depuis qu'il s'était marié. Il ne l'avait plus revu depuis et il considérai qu'il n'avait plus d'enfant.  Il me conseillait d'avoir plus d'un enfant après la guerre, ainsi disait-il il m'en resterait un ou deux s'il m'arrivait d'en perdre un. C'était tout son drame qu'évoquait le pauvre moribond.

Je n'ai jamais oublié le conseil de Maurice et je l'ai si bien suivi que six enfants agrémentent ma vie et celle de mon épouse.

Son état empirait rapidement, ses jambes grossissaient, et il me racontait les rêves et les cauchemars qu'il avait vécus pendant la nuit. Il était au régime "Krankenkost" ( nourriture pour malades) et recevait de ce fait une tranche de pain blanc le matin et deux fois par jour un demi-litre de semoule de riz sucrée. C'était peu, mais la qualité de cette nourriture était une consolation que cette prison a rarement refusé à ceux qui allaient mourir sans la moindre intervention médicale.

Il devenait tellement lourd que j'avais toutes les peines du monde pour l'aider à faire ses besoins.

Mes compagnons de cellule pensaient qu'il était atteint d'une pleurésie qui s'expliquait par le gonflement des jambes , de l'abdomen, et par sa soif pendant et après notre transfert. Ils pensaient qu'il allait mourir asphyxié.

Un matin il me raconta son rêve de la nuit, des chutes de neige et un froid glacial. Il ajouta - quand on rêve de neige cela signifie la mort et maintenant je vais mourir!. Avant de le quitter ce jour là je l'ai encore une fois regardé longuement pour graver son image dans ma mémoire.

La nuit suivante je ne suis pas parvenu à m'endormir tellement j'avais été impressionné par son rêve. Il avait l'habitude de frapper du poing un ou deux coups sur le mur de temps à autre comme pour s'assurer de ma présence et je lui répondais chaque fois pour le rassurer et l'encourager. Il n'avait pas frappé cette nuit. Vers deux heures du matin j'entendis un bruit sourd et un cri - Georges!. Il ne répondit plus à mon appel et je savais qu'il était mort comme un chien.

Après une nuit d'insomnie je suis entré dans sa cellule et j'ai accepté pour Maurice la tranche de pain. La porte s'est refermée derrière moi et j'ai regardé celui qui m'avait appelé avant de mourir. Dans un dernier effort il était tombé de son lit, la tête en avant. Ses jambes lourdes et épaisses étaient étendues au travers du lit. Il n'était pas beau à voir le malheureux. J'ai mangé sa tranche de pain et le restant de semoule de la veille en me disant que ce supplément providentiel me permettrait peut-être de tenir deux jours de plus et, qu'il avait, sait-on jamais, sauvé ma vie en décédant pendant la nuit.

Des nouvelles circulaient parfois mais nous ne parvenions pas à entrer en contact avec d'autres détenus de la prison. Un des nôtres pourtant obtint des indications sur notre sort futur. D'après lui nous serions examinés par une commission de techniciens. Ceux qui conviendraient pour un travail dans la mécanique resteraient à Wolfenbuttel, les autres seraient transférés dans la prison de Reinbach.

Reinbach était selon certains une prison modèle où même la Croix-Rouge suisse avait un droit de regard, la nourriture étaït bonne et suffisante. Nous avons des lors décidé de faire en sorte d'être déclares inaptes par cette commission pour pouvoir rejoindre ce paradis que représentait Reinbach à nos yeux.

Dans le courant de la journée qui suivit notre transfert dans l'aile des prisonniers Nacht und Nebel on nous fit sortir de nos cellules pour nous mener dans un long couloir où trois ou quatre civils nous attendaient derrière une longue table. J'écoutais attentivement ce que les civils.demandaient à ceux qui me précédaient. On les questionnait effectivement sur leur connaissance en mécanique , ce qui signifiait que la nouvelle qui avait été diffusée était exacte. Carlo qui me précédait déclara qu'il était cuisinier de métier alors qu'il était mécanicien en balances de précision, métier qu' il avait appris dans une firme spécialisée. Le civil qui semblait être le chef lui demanda alors s'il avait effectué son service militaire et dans quelle unité. Carlo cita le 1er Régiment de lanciers. le civil rétorqua : mais c'est le seul régiment mécanisé que vous possédiez ! Vous devez donc vous y connaître en mécanique !. Carlo, qui avait la répartie facile, admit qu'il avait servi dans une unité mécanisée mais qu'il y exerçait les fonctions de "cuisto". Il avait gagné la partie et il s'en retourna tout heureux dans sa cellule.

A la première question je répondis que j'étais dessinateur au lieu: de volontaire de carrière, qui implique une spécialisation en armement. Il me demanda alors dans quelle spécialité j'étais dessinateur. Ma réponse astucieuse, du moins je l'imaginais, fut -portraitiste !. Il griffonna sur un de ses papiers et me fit signe que j'avais terminé.

Je n'avais pas réussi à les tromper car je fus désigné, avec une trentaine d'autres camarades, pour rester à Wolfenbüttel.

Carlo, lui, avait réussi à ne pas être accepté.

J'ignorais à ce moment, tellement cela me semblait naturel, que la précision qu'ils recherchaient était la principale qualité d'un dessinateur, même s'il n'était qu'un simple portraitiste amateur. Ces techniciens le savaient et ils n'ont pas hésité un seul instant à choisir cet oiseau rare.

Les tests n'étaient pas terminés car on m'a introduit dans un atelier où chacun fut invité à observer un écran lumineux, rayé par une multitude de lignes horizontales et verticales,_au moyen d'un appareil muni de deux oculaires. Je devais régler séparément chaque oculaire de façon à obtenir une image la plus nette possible comme cela se fait avec des jumelles. Quand mon réglage fut terminé un civilvêtu d'un tablier blanc dit joyeusement à son adjoint vêtu d'un tablier beige - Il a un et demi de dioptries + de chaque cote !. - Il a mes yeux!. - Le petit sera contrôleur!.

Ma déception de ne pas avoir pu rejoindre Reinbach, le paradis pour les prisonniers politiques, avait fait place à une certaine satisfaction, pour ne pas dire orgueil, d'avoir été remarqué d'emblée par ces civils qui voulaient utiliser aea qualités dont j'ignorais jusque là l'existence. Ils n' avaient aucun motif de souhaiter ma mort et c'est tout ce que je pouvais espérer de mieux après ma terrible expérience de Sonnenburg.

C'est ainsi que la célèbre firme Voigtlander me prit à son service et prit à son service des centaines d'autres détenus politiques pour une croûte de pain. Une nouvelle forme d'esclavage moderne était née avec les Speer, Saukel, Todt, Himmler et d'autres qui n'avaient qu'à puiser pour le plus grand bien du Reich millénaire dans une masse infinie d'esclaves consentants,ou non, en provenance des pays envahis. On peut se demander aujourd'hui si, sous une autre forme, les managers modernes ne s'inspirent pas de ce précédent nazi pour rechercher partout où ils le peuvent de la main d'oeuvre à bon compte ...

Ceux qui n'avaient pas été acceptés repartirent une quinzaine de jours plus tard pour Sonnenburg. Je venais d'échapper encore une fois à l'irréparable. Cette protection que je ressentais dans mon subconscient s'était à nouveau manifestée pour me sauver malgré moi car, de même que de nombreux camarades du convoi, j'avais tout fait pour ne pas rester à Wolfenbüttel.

Je ne vois plus Carlo depuis quelques jours pendant la promenade quotidienne. Un Français, homme de confiance des gardiens, est venu me prévenir qu'il avait la pneumonie. le point critique serait atteint dans trois ou quatre jours, ajouta-t-il. Deux jours passent et le Français, qui semblait avoir bon coeur malgré sa réputation de délateur, glissa une feuille de papier sous la porte. C'était le testament de Carlo. Ce brave garçon, à qui j'avais pardonné depuis longtemps son intervention malheureuse, cause de notre arrestation, demandait pardon à ses parents et exprimait le désir d'être enterré à la Panne auprès de ses grands-parents. 

Le Français m'avertit le lendemain que la fin de mon ami était imminente et qu'il délirait. Le jour suivant, alors que je m'attendais au pire, il me dit que la fièvre était subitement tombée et qu'il était sauvé. Il me réclama ensuite le testament qu'il dût détruire. Carlo n'étais pas encore rétabli quand il partit avec les autres à Sonnenburg. Je ne l'ai plus jamais revu.

Mes deux nouveaux compagnons de cellule étaient par le plus grand des hasards Frans Van Beneden qui avait été mis au travail dans un atelier de mécanique de précision et un jeune Français originaire d'Angers. Pendant mon apprentissage de contrôleur qui me donnait la possibilité de circuler presque librement dans l'atelier de montage de jumelles d'infanterie il me fut aisé de trouver le nécessaire pour exercer mon passe-temps favori et mes deux compagnons se plièrent volontiers aux courtes séances de pose.

Bientôt le processus de montage des jumelles, le réglage des prismes, le réglage optique, l'utilisation des appareils de contrôle n'avaient plus de secrets pour moi et je fus affecté au contrôle final des jumelles terminées en compagnie du Hollandais Mathieu Smets dont je fis la connaissance à Wolfenbüttel et non à son arrivée à Sonnenburg au moment de la "désinfection". Cette fonction de contrôleur,concrétisée par la lettre K sur brassard jaune, impliquait une grande responsabilité vis à vis de l'ingénieur et des contremaîtres allemande mais aussi vis à vis de nos camarades. Nous devions trouver immédiatement un modus vivendi acceptable et il fut vite trouvé: produire le moins possible et rester en bons termes avec les spécialistes allemands.

Nous savions que notre production était envoyée périodiquement au service spécialisé de réception qualitative de la Wehrmacht qui,par prélèvement acceptait ou refusait les jumelles. Il était par conséquent inutile et dangereux aussi bien pour nous que pour les contremaîtres de saboter le travail de précision. Nous devions nous y prendre autrement.

C'est ainsi que nous avons décidé de fixer nous-même le plafond journalier de notre production, mais l'habitude acquise, la dextérité de certains camarades et le désoeuvrement dans une chaîne de travail,où chacun effectuait une opération bien déterminée, provoquaient insensiblement une hausse de la production. Quand le nombre journalier de jumelles montées dépassait le plafond que nous avions fixe nous n'avions que la ressource de cacher la production excédentaire ou de renvoyer dans le circuit de montage celles qui présentaient des défauts bénins ou imaginaires.

Nous avons réussi à limiter la production qui était de septante par jour initialement à cent quarante alors que nous étions en mesure d'en fabriquer trois cents aisément. Pour y parvenir nous nous sommes ingéniés à trouver de nombreux pré­textes techniques valables pour renvoyer dans la chaîne de travail l'excédent de la production. Il faut dire que dans ces conditions les jumelles fabriquées étaient impeccables quand elles sortaient de l'atelier. Les contremaîtres étaient satisfaits de ce résultat et quand ils essayaient de faire augmenter le rendement il suffisait de les convaincre que cela ne pouvait se faire qu'au détriment de la qualité avec les conséquences pour la firme que cela comportait.

J'ai toujours été persuadé que ceux-ci avaient deviné notre petit jeu mais je pense qu'aussi longtemps qu'il ne s'agissait pas d'actes délibérés de sabotage qui auraient pu les mettre en difficulté ils ont fermée les yeux sur nos agissements.

L'atelier principal était installé dans la chapelle de la prison. Depuis l'avènement du nazisme elle ne devait plus avoir servi pour l'exercice du culte et je me suis demandé comment il avait été possible que des chrétiens convaincus de chez nous avaient pu répondre à la propagande nazie en s'enrôlant dans les troupes SS de la Wehrmacht et lutter sous ce signe barbare contre l'athéisme bolchevique au nom du christianisme.

C'était une grande salle rectangulaire divisée en deux par un couloir central. A gauche du couloir travaillaient une bonne trentaine de détenus au montage des jumelles d'infanterie et à droite un nombre plus élevé au montage d'appareils de pointage pour matériel d'artillerie. Dans cet atelier je reconnus de suite Edmond De Wilder de Malines que j'avais connu à Anvers au début de 1942. Au fond de la salle, sur une estrade qui avait porté l'autel dans des temps plus spirituels, un ou deux gardiens se tenaient assis en permanence et surveillaient les détenus. Les deux contremaîtres et l'ingénieur Schmidt de la Firme Voigtlânder s'y trouvaient aussi parfois quand ils n'étaient pas occupés dans les ateliers de la chapelle ou dans d'autres ateliers et magasins situés au sous-sol. Quelques tours à métaux, des scies à métaux et quelques perceuses électriques de dimensions diverses étaient installes le long du mur de droite où il n'y avait pas, de fenêtres.

Alors que dans l'atelier de droite les détenus travaillaient debout, ceux de gauche étaient assis derrière de longues tables. Après avoir effectué sa partie d'assemblage ou de réglage chacun passait les jumelles à son voisin qui effectuait les opérations suivantes. A des endroits précis de la chaîne se trouvaient des appareils de réglage de prismes, de lentilles et et oculaires. Je disposais d'appareils identiques de contrôle et je pouvais vérifier en un minimum de temps la bonne exécution de chacune des opérations et la qualité des prismes et des lentilles utilisées.

Frans Van Beneden. Sa fille avait 4 ans quand il fût arêté
en actobre 1941. Elle est venju me trouver en 1981, pour
entendre parler de son père. Comme quoi le pasé fait parti
du présent et de l'avenir de chacun.



Frans Van Beneden (en couleur)



Frans Van Beneden de La Main Noire (De Zwarte
Hand)
, rescapé de Sonnenburg il mourut pour la
deuxième fois à Wolfenbüttel.

A  l'arrière de la salle, surplombant l'atelier, où  se trouvent généralementt  l'orgue  il  y avait  un bureau d'étude où quelques autres détenus qui avaient la qualité d'ingénieur faisaient semblant de travailler, notamment le futur général Francks, le Français Baucher. Je ne sais à quel titre mais l'avocat Jeunehomme s'y trouvait aussi.

Pendant le premier mois qui suivit notre quarantaine de nombreuses occupations et de préoccupations me firent un peu oublier notre triste sort de prisonniers NN. Je devais m'intégrer dans mon nouveau milieu, apprendre à connaître les gardiens et essayer de savoir tout ce qu'un détenu doit savoir dans une prison qu'il ne connaît pas. Je faisais aussi la connaissance des compagnons de l'atelier. Un nouveau convoi, venant de Sonnenburg, arriva fin mai ou début juin pour remplacer la trentaine de compagnons qui n'avaient pas été acceptés par la firme précédemment.

J'avais repéré des détenus que j'avais déjà rencontré dans d'autres prisons tels que Hendrik Spiessens qui avait été un de mes compagnons de cellule à Anvers, Edmond De Wilder déjà cité, l'ingénieur Jean Hoffman que j'avais connu à Bochum, le chirurgien De Meersman de Lokeren dont le frère avait été fusillé à Loppem, J'avais fait de nouvelles connaissances en profitant au maximum de la liberté qui m'était donnée de circuler dans l'atelier, notamment du Major Tibo de l'Etat-Major de l'Armée néerlandaise, de l'inspecteur de police d'Ixelles Eugène Maes, de Désiré Van Gasse du MNR de Lierre, des étudiants de Marcinelle Jacques Robin et Raymond Balle, des parachutistes (agents de renseignements parachutés en Belgique) Joseph Austraet, relieur à Bruxelles, et Sterkmans,  le Marquis de Radigez, directeur de Banque et condamné à mort non-exécuté, le sous-officier Edmond George qui fut plus tard un de mes collègues, Clovis Pièrard de l'affaire Aarens-Vanderstraete-Dieu-Severeyns,  l'adjudant Hanssens de Bruxelles, les Brugeois du groupe "La Sarcelle" René Garels, André Van Moerbeke, Gérard Dias, Robert Delacourt et Marcel Van Daele, les frères Vandenbemd de Bruxelles, des résistants de la région Eeklo-Zelzaete dont André Mouton un brave garçon, Hergo une force de la nature et Van Wijnsberghe, des résistants de la région Tielt-Meulebeke dont Roger Mahieu que j'avais déjà connu à Bochum. J'en ai connu de nombreux autres, dont un certain nombre de Français très sympathiques, mais le temps les a effacé de ma mémoire.

Les gardiens de Wolfenbüttel étaient très sévères et parfois très méchants, ceux.qui se sont fait punir en savent quelque chose. Je suis persuadé que si nous n'avions pas été employés par la firme Voigtlander, par conséquent directement utiles à la production de'engins, de précision, nous aurions subi le sort que réservait aux détenus politiques le personnel pénitencier de Sonnenburg. Un gardien principal, dénommé par nous le MIKADO, n'hésita pas un jour à remettre aux SS une vingtaine de détenus pour les faire massacrer. J'aurai 1'occasion de narrer ce fait dont j'ai été le témoin.

En gagnant la confiance des contremaîtres, payée en retour par une protection tacite mais efficace, nous avons pu pendant de nombreux mois éviter d'être les victimes du sadisme naturel de certains gardiens. Il m'arrivait de converser avec eux et je parvenais parfois à obtenir des indications sur les opérations militaires en cours. J'ai eu peu a peu le sentiment qu'ils étaient adversaires du régime ou mieux dit qu'ils aspiraient à voir se terminer la guerre. La crainte de subir notre sort ou celui d'être envoyés en Russie les rendait toutefois extrêmement prudents. Pour eux j'étais le "lutjen"(le petit), qui en Allemand a une résonance sympathique et amicale.

En peu de temps j'étais devenu très habile dans mon nouveau métier et j'avais obtenu la confiance du chef d'atelier Conrady et de son adjoint Hildesheim, vous vous rappelez ? Les cache-poussières blanc et beige. Ceux-ci me laissaient faire ainsi que mon compagnon Smedts, le journaliste hollandais. De temps à autre un de ceux-ci venaient vérifier par prélèvement quelques jumelles que j'avais déjà contrôlées et me donnait parfois quelques précisions ou modifications concernant les tolérances à appliquer que je n'appliquais que quand elles pouvaient servir à diminuer la production ou à déclasser du matériel.

Je déconseillais à mes camarades de procéder à de petits sabotages qui n'auraient eu que la conséquence de nous aliéner la sympathie des contremaîtres et de nous exposer aux rigueurs des gardiens qui n'en demandaient pas tant pour sévir contre nous. Les sabotages devaient se faire de façon organisée et intelligente. De temps en temps par exemple un de nos amis français, un Parisien de Montmartre, déposait une boite de lentilles sur un élément du chauffage central avant de quitter l'atelier à midi. Quand après la soupe il regagnait sa place il laissait refroidir la boite pendant quelques minutes pour la montrer ensuite au contremaître qui en décidait le déclassement car les cinquante lentilles étaient devenues inutilisables. Il ajoutait alors - Ces gens de Iena travaillent de plus en plus mal ! Notre ami pouvait compléter alors son travail en détruisant une à une les lentilles au moyen d'un petit marteau. Pendant ce travail on pouvait lire sur son visage une expression de grande satisfaction.

Les contrôleurs profitaient largement du fait que pour les besoins du travail ils pouvaient circuler dans l'atelier. J'allais m'asseoir à côté de l'un ou autre copain en donnant l'impression, j'avais des jumelles en main, de parler technique et travail car les gardiens de service nous observaient constamment. On bavardait bien-entendu en premier lieu de la guerre qui était toujours le sujet principal de nos préccupations. Le moral des détenus était toujours tributaire de la situation sur les fronts. Ces nouvelles étaient souvent actuelles car dans les ateliers du sous-sol certains camarades avaient parfois la possibilité d'écouter Londres quand l'un ou autre gardien ou contremaître leur confiait un poste pour réparation. Nous avions parmi nous un ingénieur de Philips à Eindhoyen, un certain Clemens, dont on disait qu'à Esterwegen il avait réussi à fabriquer un poste récepteur à partir d'éléments disparates rassemblés avec beaucoup de patience.

Wolfenbüttel était une des dix ou douze prisons où les condamnés à mort étaient exécutés. Quatre cent soixante cinq personnes dont quelques femmes ont été décapitées pendant la guerre à Wolfenbüttel. Les condamnés venaient généralement d ailleurs et attendaient le jour de leur exécution.ou de la grâce toute problématique, dans des cellules situées au rez-de-chaussée de l'aile réservée aux NN où je me trouvais au 1er étage.

J'avais subi ce supplice moral pendant six mois dans une cellule semblable et je ne pouvais m'empêcher de penser très souvent à leur triste sort et je devinais le processus mental de ces hommes, l'espoir succédant au désespoir, puis 1' indifférence précédant le souhait de voir tout se terminer très vite pour mettre fin à cette souffrance morale insupportable. A cela devait s'ajouter l'espoir insencé d'une libération providentielle par les Armées alliées.



Un jeune français d'Angers décédé quelques mois plus tard de la
tuberculose des os.



Un jeune compagnon de cellule, français de Boulogne, il
décéda quelques mois plus tard  de la tuberculose des os

Frans van Beneden sur son lit de mort



Auto-portrait exécuté le 4 juin 1944 à dans ma cellule
en met servent du fenêtre comme miroir. L'original de ce
dessin me fut restitué en 1981. Au verso j'y retrouvai un
message destiné à mes proches:" A mes chers parents,
frères et soeurs, en souvenir d(un long martyre. Je pense
toujours à vous et veux vivre pour vous rendre et me
rendre heureux dans un monde meilleur. Cet idéal maintient
mon bon moral dans toutes mes soufrances et penser à
vous soutient ma volonté. Votre Georges."
 

Nous parvenions parfois à leur parler le soir par les fenêtres et nous connaissions souvent leur nationalité et leur nom.

Pendant les douze mois de mon séjour à Wolfenbüttel il y eut approximativement deux cents personnes exécutées dont de nombreux Belges, les autres étant des Français, des Allemands et quelques Hollandais.

De ma cellule je pouvais voir à ma droite un petit bâtiment peint en jaune qui était connu par son appelation "la maison à l'horloge" ou "la maison jaune". Périodiquement, en moyenne tous les quinze jours, un groupe de dix à quinze condamnés y étaient guillotinés.

Quand nous avions pu communiquer pour la première fois avec les anciens de Wolfenbüttel pendant notre quarantaine ceux-ci nous avaient raconté que deux ou trois mois aupara-vent une dizaine de assistants de Poitiers avaient traversé la cour pour se rendre sur le lieu d'exécution, encadrés par des gardiens armés. Ceux-ci n'avaient pas pu empêcher les Français de chanter une vibrante Marseillaise en traversant la cour, Marseillaise qui avait été reprise en coeur par les détenus qui observaient la scène de leur cellule. Ce furent, dirent-ils, des moments d'émotion intense et ils avaient pleuré cet après-midi. Les Allemands avaient été pris de panique, craignant une rébellion.

Nous savons maintenant que ces Français du Groupe Renard étaient l'avocat L. Renard, les professeurs L.Toussaint, L. Cartan, T. Lefebvre, le huissier P. Pestureau, un bénédictin Lambert, l'employé de banque P. Préaux et les étudiants J. Moreau, C.Péruchon et J. Levrault de Poitiers et environs. Ils furent guillotinés le 3 décembre 1943 vers I8h30 par le bourreau Hehr. L'incident cité ci-dessus a été mentionné dans le Procès Verbal d'Exécution comme suit:

"Après l'annonce de l'exécution imminente certains condamnés ont essayé de chanter l'hymne nationale français dans la cellule, ceci a été immédiatement interdit."

Il est bien évident que le responsable qui a signé ce document, le Dr Hirte, s'est écarté légèrement de la vérité pour ne pas s'exposer à des sanctions de la part du Ministre de la Justice qui était destinataire du rapport.

Les autorités allemandes avaient alors pris des mesures pour que cela ne puisse plus se reproduire. Depuis lors les condamnés à mort restaient enfermés dans notre aile, celle des NN, de façon à ne plus devoir traverser la cour dans tou­te sa longueur pour se rendre au lieu du supplice. Une heure ou deux avant leur exécution ils étaient rassemblés dans une cave située en dessous de leur cellule et à proximité de la porte de sortie d'où ils rejoignaient l'un après l'autre la "maison jaune". Dans cette cave on leur injectait un produit durcissant dans la pomme d'adam pour les empêcher de parler. A tour de rôle les condamnés, flanqués de deux gardiens, franchissaient à pied les quelques mètres qui les séparaient de l'entrée de la cave à celle de la maison jaune. Parfois ils essayaient de crier par le soupirail de la cave pour nous dire quelque chose mais nous n'entendions que des grognements qui me firent penser à ceux que poussent des animaux que l'on mène à l'abattoir.

Je ne pardonnerai jamais aux Allemands d'avoir traîté de la sorte les meilleurs d'entre nous. J'ai dit "Allemands" et non "nazis" car quand dans les années septante ils ont déclarés que des anarchistes, des anciens contestataires de 1958 (1986? ndlr), se sont suicidés en même temps dans leur cellule je sais par expérience que c'est impossible. Ils sont toujours capables de massacrer des prisonniers. Les bourreaux de 40-45 n'ont pas été châtiés et il y a toujours des bourreaux en Allemagne.

Je cite à ce sujet un extrait significatif de Guy Quintel dans "Nuit et Brouillard", l'Opération Terroriste Nazie de Karol Jonka et Alfred Konieczny: "Le 20 juillet 1944, après l'attentat contre leur Führer, ces mêmes juges condamnaient à la peine capitale les conspirateurs et, fanatiquement, continuaient à alimenter les guillotines en y envoyant nos patriotes, dont pourtant la mise à mort n'avait pour leur sécurité aucune valeur d'exemple, ni force de dissuasion, puisque donnée clandestinement, dans le secret absolu.

"Il est stupéfiant de constater qu'alors que les nazis tuent partout, gazent, exterminent sans aucune forme de procès chaque jour des centainés d'êtres humains, ces "magistrats" n'ont rien voulu voir, entendre et faire, pour limiter la portée de leur décision et épargner des vies.

"La guerre terminée, vaincus, ont-ils été recherchés, châtiés ?"

"Non, ces "officiants" des Volksgerichtshof et des Sondergericht (tribunal du peuple et tribunal spécial) qui prononcèrent plus de 5.000 condamnations à mort et furent les instruments de parodie de justice, dont ils étaient absolument conscients, n'ont pas été inquiétés, bien que coupables d'avoir collaboré à des assassinats camouflés par des procédures pseudo-judiciaires, tel le décret "Nacht und Nebel" qui conduisit à la guillotine les patriotes Belges, Français, Hollandais, Norvégiens auxquels il fut appliqué, mais aussi des Allemands, des Polonais, des Tchèques, des Autrichiens, des Luxembourgeois et des patriotes de tous les pays occupés par la Wehrmacht, victimes d'autres procédures aussi exéditives.

"Ces bourreaux en robe ont tout simplement poursuivi leur carrière en gravissant les échelons de la hiérarchie sans que jamais ne leur soit demandé compte des vies d'hommes, de femmes et d'adolescents qu'ils avaient supprimées.

" Ils furent cinq cent soixante-dix juges nazis coupables. En 1980, soixante-dix vivent encore qui ont collaboré à près de six cents procès ayant entraîné, au minimum, trois cent soixante verdicts de mort, ces nombres étant sous-évalués.

"Bien que complices d'un régime de dictature qu'ils soutinrent en participant à des jugements iniques et en prononçant des sentences sans appel, au nom d'un peuple trompé, ces magistrats, au passé infamant, qui avaient prêté d'allégeance à Hitler, vivent libres, sans honte et, apparemment sans le moindre remord. "

Périodiquement donc on nous disait simplement - Cet après-midi il n'y a pas de travail. Nous savions alors que des exécutions auraient lieu. Tout était silencieux, dans les cellules la majorité des détenus priaient, il était interdit de regarder par la fenêtre et deux ou trois gardiens armés d'un fusil se promenaient dans l'énorme cour intérieure, prêts a tirer sur ceux qui auraient osé se montrer. Il suffisait pourtant de se jucher sur un escabeau, un peu en retrait, pour pouvoir observer tout ce qui se passait sans être vu de l'extérieur.

Le scénario était toujours le même. Vers midi les condamnes étaient prévenus individuellement qu'ils allaient être exécutes. Ils recevaient de quoi écrire pour leur permettre ae faire leurs adieux à leurs proches. En ce qui concerne les prisonniers Nacht und Nebel ces lettres n'auraient été envoyées qu'après la guerre. Il y avait parfois des déserteurs de l'Armée allemande parmi les suppliciés. Cette peine n'était infligée à ceux-ci que quand la désertion était aggravée par le vol de vêtements ou de nourriture. Comment  pouvoir déser­ter sans commettre ces délits?

Joseph Austraet, relieur à Bruxelles, parachuté en Belgique,
survecut à la déportation (Affaire WANDERKAPELLE)

Eugène Maes

Eugène MAES, inspecteur de police à Ixelles , fit partie des malades qui furent abandonnés sur la route à BURG (entre Magdeburg et Brandenburg) par des gardiens du pénitencier de Wolfenbüttel le 14 avril 1945 et qui selon toute vraisemblance avaient été achevés par des SS. D'après un témoignage tardif il aurait, ainsi que d'autres, été évacué sur une clinique des environs de Magdeburg où ils sont décédés peu après.

Léon STERCKMANS, agent parachuté et arrêté au même instant, avec Hector BODSON, par l'Abwehr le 28 aout 1942. STERCKMANS survécut à la déportation (NN) mais BODSON fut fusillé.

Le sort réservé à ces deux agents, au major BEM GLASER fondateur de la Légion belge de même qu'à l'Etat-major de la future Armée secrète fut un forfait ignoble perpétré par de hautes personnalités belges de Londres. La note (rapport) du major W. GRISAR, sous-chef de la 2e Son du MDN à Londres, du 15 juillet 1947 et la plainte déposée, mais sans suite,  après la guerre auprès de l'Auditeur Général GANSHOF VAN DER MEERSCH par le major BEM BERNARD, Chef de la 2e Son du MON de Londres en 1942, en font foi.

A quand toute la lumière sur cette affaire ?

Les condamnés étaient conduits une bonne heure  plus tard dans la cellule du sous-sol. Nous parvenions parfois à communiquer une dernière fois avec l'un d'eux avant que cela n' arrive. C'est ainsi que le jour de son exécution De Meyer s'adressa à ceux  qui pouvaient l'entendre pour que soient vengés les membres du groupe de Lichtervelde par l'exécution en Belgique d'un nombre correspondant de traîtres. Les  quinze membres de ce groupe qui ont  été exécutés avaient été dénoncés, selon eux, par le secrétaire communal de leur commune.

Alors un homme d'une trentaine d'années, très élégant et portant des lunettes à monture dorée, entrait dans la "maison  jaune" précédé par un gardien. Il tenait à  la main une valise  très lourde qui devait contenir la hache moderne, son sinistre instrument de travail, qu'il allait monter méticuleusement sur la guillotine allemande et qu'il emporterait, une fois son  travail terminé, pour s'en servir dans un autre lieu.

Ensuite arrivaient quatre ou cinq personnages dont un officier supérieur portant ses décorations et un procureur du Reich en toge d'apparat. Les autres devaient être un médecin, mais oui pour le constat du décès, un membre du clergé et le directeur de la prison. Quelques gardiens ordinaires pénétraient alors séparément à l'intérieur pour aider à effectuer la sinistre besogne.

On peut s'imaginer comment se déroulait l'exécution. Le condamné entrait dans le local.   On l'attachait alors, le torse nu, à un châssis au moyen de sangles aux jambes, aux bras et à la poitrine. Le châssis basculait et au moment où le corps arrivait à l'horizontale le  couperet tombait.

Le premier condamné apparaît dans notre champ de vue quelques minutes plus tard. Ceux qui peuvent voir ce qui se passe sont crispés par l'émotion. Pas le moindre bruit ne se fait entendre. Dans la cour les fusils sont dirigés en direction des fenêtres. Il marche entre deux gardiens,  les épaules recouvertes de sa veste de détenu. Il n'est pas attaché et il marche librement et sans hésitation. Seul le bruit de ses sabots sur les pavés rompt le silence insupportable.

Avant de gravir les deux marches, précédant la porte d' entrée, il se retourne. Il regarde encore une fois intensément le ciel de ce monde qu'il va quitter. Ensuite il entre d'un pas décidé.

Deux  ou trois minutes plus tard apparaît un nouveau condamné et la scène se répète presque de façon identique. Je n'ai observé que deux variantes dans le  comportement des  condamnés au moment où ils se dirigeaient vers la maison jaune. Un condamné se laissa tomber à genoux sur la première marche et refusa d'entrer. Les deux gardiens le hissèrent à bout de bras à l'intérieur. Une autre fois un condamné prit subitement la cigarette allumée de la bouche d'un gardien. Il aspira lentement et profondément puis rendit la cigarette au gardien qui n'avait fait aucun geste pour l'en empêcher.

Entre l'apparition successive de deux condamnes j'essayais de m'imaginer ce qui se passait dans le local et mon coeur se serrait fortement au moment où je pensais que le couperet allait tomber. Quel supplice pour ces hommes qui bien souvent étaient si peu coupables et qui n'avaient fait que leur de le départ des "autorités" quelques gardiens pénètrent à l'intérieur avec des seaux et des brosses. Une heure plus tard de grandes et lourdes caisses en bois, contenant chacune trois ou quatre corps des suppliciés, sont transportées à l'extérieur du bâtiment. Une énorme caisse, de laquelle sortent des brins de paille, apparaît en dernier lieu. Elle doit contenir les têtes. Le bourreau revêtu d'un long tablier blanc, une calotte blanche sur la tête, les mains et les avant-bras recouverts de longs gants en caoutchouc rouge, dirigeait cette sinistre corvée. Il ressemblait plus à un chirurgien qu'à un boucher avec ses lunettes à monture dorée. Les caisses étaient finalement chargées sur un camion, le bourreau quittait alors la maison jaune le tout dernier en emportant sa lourde valise.

Des gardiens avouèrent qu'ils étaient désignés à tour de rôle pour participer aux différentes phases des exécutions et que cela constituait pour certains un véritable cauchemar. Quelques uns se portaient malade pour échapper à cette corvée éprouvante.

Mon ami Mathieu Smedts, que je n'ai malheureusement plus revu depuis janvier 1945, au moment où j'ai quitté l'atelier, a écrit cet article poignant dans le quotidien néerlandais "VOLKSKRANT, reproduit dans le "DE STANDAARD" en août 1945. Quelques détails peu importants ne concordent pas avec le récit que j'en ai fait 36 ans après les faits, je cite:

"J'ai dormi pendant treize mois à Wolfenbüttel à l'ombre de la guillotine. Chaque semaine j'ai vu des hommes venant de leur cellule disparaître derrière la porte jaune du petit bâtiment qui se trouvait en face de la fenêtre. Wolfenbüttel n'était pas précisément un mauvais pénitencier pour celui qui avait subi Sonnenburg. Dans ce dernier 235 hommes, 20% du nombre de détenus, décédèrent entre le 15 février et le 15 mars 1944, pendant le seul mois que j'y ai séjourné (Note: également mon cas). Le registre de la population de Wolfenbuttel ne mentionne pas trop de morts pour des motifs "naturels" mais bien de longues listes hebdomadaires de noms avec comme motif de décès: exécution.

Les "candidats à la mort" étaient munis de menottes, seuls dans une cellule du rez-de-chaussée. Deux fois par jour on leur enlevait les menottes pendant une vingtaine de minutes, le matin pour traîner leur lit dans le couloir et le soir pour le rentrer dans leur cellule. Les seuls objets dont ils disposaient étaient une petite table, un tabouret et un livre allemand. La majorité des condamnés étaient des Français et des Belges qui ne connaissaient pas cette langue. Ils sortaient pendant dix minutes par jour et deux fois par semaine ils devaient se déshabiller pour être fouillés, ceci était leur seule distraction.

Après ma condamnation à mort à Utrecht j'ai dû attendre pendant trois mois la décision. C'était supportable grâce à un traitement convenable. Mais à Wolfenbuttel les murs résonnaient souvent en répercutant les hurlements d'un homme qui, dans cet isolement terrible, ne pouvait plus supporter son sort. A Utrecht un commandant humain faisait tout ce qu'il pouvait pour rendre les dernières semaines du condamné le plus agréable possible. A Wolfenbuttel, par contre, tout était fait pour que les "candidats à la mort" n'oublient pas un seul instant leur triste sort. La mort devenait ainsi une LIBERATION. La jistice allemande a fêté son plus grand triomphe le 13 juin 1944. Trente têtes tombèrent ce jour; 17 hommes de la commune belge de LICHTERVELDE et 13 autres eurent la tête tranchée. Les hommes de Lichtervelde étaient membres de la Brigade Blanche et avaient été condamnée à mort le 15 février pour détention d'armes.  Depuis ce moment, munis de menottes en acier, ils avaient attendus et espéré. Le bourgmestre était dans une cellule, sous la mienne. Quand il y avait une alerte aérienne, et que les gardiens avaient disparu dans les abris, je conversais avec lui pour lui communiquer les nouvelles rares que nous parvenions à récolter.

Un grand nombre de cercueils furent introduits dans le bâtiment le 13 juin, ils étaient courts comme des caisses a oranges. Pour un corps sans tête il ne fallait pas une longue caisse. Nous devinions qu'ils étaient destinés aux hommes de Lichtervelde.

Le lendemain matin il y eut une alerte: "Comment vous portez-vous Bourgmestre ?." Une voix joyeuse répondit: "Excellent. Ils nous ont enlevé les menottes. Nous avons probablement obtenu la grâce".

Il me fut impossible de continuer la conversation. Le 15, vers midi, après avoir quitté l'atelier de jumelles je dus patienter devant ma cellule. Le prêtre et le pasteur étaient là, signe infaillible de ce que certains parmi nous ne verraient pas la tombée de la nuit. En trois minutes l'aumônier nazi fit quatre cellules. Non pas que son aide ait été refusée - les hommes de Lichtervelde étaient pieux - mais parceque ce prêtre nazi ne se considérait que comme un fonctionnaire qui délivrait des passeports pour l'éternité. Il ne faisait rien de plus que ce que le règlement lui prescrivait. Quand un jour nous eûmes l'autorisation du directeur de la prison de parler le jour de Noël avec l'aumônier, celui-ci ne se donna même pas la peine de venir.

Je parvins à entrer en contact avec le bourgmestre. Quelques mots seulement: TOUT LA BRIGADE BLANCHE DE LICHTERVELDE VA MOURIR. DITES EN BELGIQUE QUE NOUS VOULONS ETRE VENGES. C'était tout.

Vers quatre heures le cuisinier s'amena avec le plat du condamné: de la soupe au lait et du pain. Et nous savions que chacun d'eux allait vider sa gamelle jusqu'à la dernière goutte. C'EST CELA LA FAIM !

Après le repas les hommes devaient se déshabiller. On leur donna en retour leurs sabots et un pantalon; les mains furent attachées par les menottes derrière le dos, une position très difficile comme j'ai pu m'en rendre compte par expérience. Une veste fut posée sur les épaules.

Ils reçurent ensuite une injection pour paralyser les organes de la parole. Ceci fut mis en vigueur après le 3 décembre 1943 quand des jeunes gens de Poitiers chantèrent la Marseillaise en se rendant de leur cellule à la guillotine. Ils ne purent écrire une lettre d'adieu.

Nous travaillions normalement jusqu'à 18h 30 mais nous retournions plus tôt en cellule les jours d'exécution. Nous y attendions en silence. Ce silence mortel était entrecoupé toutes les minutes par le martèlement dea sabots sur les dalles de pierre, chaque fois que deux gardiens sortaient une nouvelle victime de sa cellule. Les hommes de Lichtervelde se firent des adieux. Chaque fois que l'un d'eux devait sortir les autres frappaient sur le tuyau de chauffage, de cellule en cellule. La première fois on entendait les coups dans toute l'aile de la prison, ensuite le bruit diminuait en intensité pour finalement cesser. Je vis le dernier d'entre eux s'arrêter devant la porte jaune. Il regarda encore une fois en direction du ciel: un grand nuage blanc pendait au dessus du pénitencier. Il disparut. Le prêtre sortit alors. A ce moment mourrait le dernier homme de Lichtervelde."

Ce  n'était  malheureusement pas le dernier, car le lendemain le capitaine brugeois de  l'active Arnold VAN DE WALLE, leur chef, eut droit au peloton d'exécution à Braunschweig.

Nous savons maintenant que deux ou trois  jours avant l'arrivée des troupes américaines de Patton à Wolfenbüttel  le Directeur de la prison avait fait enterrer la fameuse guillotine pendant la nuit. Les prisonniers politiques NN avaient été évacués alors pour être massacrés ailleurs. Le personnel avait effacé toutes traces des méfaits et les Américains avaient  trouvé une prison propre, bien entretenue et un personnel blanc comme neige. Quelques détenus NN Belges avaient malheureusement pour celui-ci, réussi à s'échapper du train qui les transportait vers l'Est et à rejoindre à pied Wolfenbüttel  quelques heures après l'entrée des troupes US.

Des officiers n'avaient d'abord pas cru tout ce qui s'était passé dans la prison mais quand nos amis firent déterrer la guillotine ils durent bien se rendre à l'évidence. C'est ainsi que le directeur put à son tout jouir des joies de la détention. Je me demande toujours pourquoi il n'avait pas fait détruire la machine à tuer. Pensait-il qu'elle pouvait encore servir après  l'effondrement de l'Allemagne ou croyait-il les promesses de son FUhrer qui prédisait encore une victoire finale quelques semaines avant sa mort?

Les jours passent. Rome n'est pas encore conquise car les Alliés piétinent devant le Mont Cassino. Les Russes avancent toujours en Pologne et en Ukraine. Nous apprenons que Sébastopol  est retombée  entre  leurs mains. Tout cela ne va pas assez vite à notre gré malgré le recul général des Forces allemandes. Les détenus maigrissent de plus en plus car la nourriture est de plus en plus insuffisante.

De temps en temps un détenu se sent malade. Un des médecins belges ne peut que  constater l'affection.  Le diagnostic indique souvent la tuberculose pulmonaire,  l'costéite et l'oedème de la faim. Dans ces cas les malades sont exemptés de travail, déménagent dans une  "Krankenzelle" (cellule réservée aux malades), y reçoivent le "Krankenkost" s'ils le désirent et attendent la libération ou la mort qui surviendra inexorablement quelques  semaines ou quelques mois plus tard. Les prisonniers NN n'ont pas droit aux soins malgré l'existence d'une infirmerie et d'un service médical dans la prison. Les détenus malades  savaient qu'ils allaient mourir et leur seul espoir reposait sur une arrivée rapide des Alliés.

Je reste en assez bonne santé et mon moral est toujours excellent. Mon vocabulaire technique s'accroit rapidement et je m'intéresse pour mon profit personnel  et par curiosité a toutes les activités  techniques qui sont à ma portée. J'y prenais goût et j'avoue  que j'appréciais le  sens de l'organisation, de la précision et de la perfection dont faisaient preuve le personnel de maîtrise et les ingénieurs allemands. Je ne  sais si ces qualités sont héréditaires mais je ressentais qu'elles correspondaient à ma propre nature.

Il  se fait que, le hasard fait parfois bien les choses, deux ans après mon retour j'ai été chargé de créer de toute pièce un arsenal d'entretien et de réparation de matériel de guerre. La pleine réussite de cette mission m'a alors valu l'honneur d'avoir probablement été le seul  sous-lieutenant de l'Armée belge à avoir les attributions de chef de Corps, fonction réservée aux Officiers supérieurs.

Tekening guillautine

La guillotine de Wolfenbüttel. Elle servit plus de cinq cent fois. De tres nombreux belges passerent leurs derniers moments d'angoisse devant cette production de l'industrie du grans reich allemand. (Croquis fait après une photograhie prise quelques jours après la liberation de la prison par les troupes des E.U.)

A ce moment toutefois je ne pensais qu'a ma libération et quand je faisais des projets d'avenir l'Armée n'y tenait pas de place car je m'étais engagé en 1937, non pas pour y faire carrière mais pour servir mon idéal et mes aspirations. J'avais été déçu par cette Armée et la perspective de devoir être un jour le subordonné de ceux qui n'avaient pas partagé mes aspirations et notre combat me déplaisait au plus haut point. Ils devaient attendre impatiemment dans les OFLAG et les universités le moment où ils reprendraient une place de choix dans notre nouvelle armée. J'ai pu en fin de compte échapper à cette subordination en me spécialisant à un haut niveau dans les munitions et roquettes, domaine dans lequel j'étais à l'abri de leur incompétence.

Le jeune Français d'Angers est devenu malade ,1a tuber­culose des os. Il quitte la cellule pour rejoindre une cellule pour malades, je ne le reverrai plus. Il est remplacé par un autre Français dont j'ai oublié les coordonnées. Puis un jour mon camarade Van Beneden me quitte aussi pour rejoindre une autre cellule. Je l'ai revu parfois dans les escaliers quand on rejoignait ou quittait nos ateliers respectifs. Et puis je ne l'ai plus revu et en automne quelqu'un me dit qu'il était mort.

De temps à autre , on ne sait pas toujours pourquoi, des détenus changent de cellule et je dispose ainsi régulièrement de nouveaux modèles. Il arrive aussi que la surveillance se relâche à l'atelier ou que des gardiens s'absentent. J'en profite alors à la hâte pour croquer un copain qui me le demande. J'ai même le Marquis de Radiguez comme "client". Il nous avait raconté qu'il était directeur d'une Banque et que condamné à mort il avait été déporté dans le plus grand secret en Allemagne le jour de son exécution. Un autre "client" fut le relieur bruxellois Joseph Austraet, évadé de Belgique en 1940, qui avait été parachuté avec un poste émetteur avant d'être arrêté quelques mois plus tard.

Le 6 ou le 7 juin nous nous rendons compte qu'une grande nervosité règne parmi le personnel. Bientôt la rumeur circule que les Alliés auraient débarqué en Normandie. Un autre Dieppe? Non ! Certainement pas, car les Allemands deviennent de plus en plus nerveux. Des précisions et des bobards circulent parmi nous. Un espoir fou nous envahit. Ils arrivent enfin! Les pessimistes prévoyent notre libération dans quatre mois, les optimistes deux.

Les gardiens ne semblent pas très bien savoir comment ils doivent se comporter vis à vis de nous; nous traiter mieux ou plus mal ? Le personnel de la firme semble opter pour la première solution: de mauvaises langues affirment que les Américains possèdent des capitaux dans la Firme. Le temps passe et les gardiens semblent devenir de moins en moins nerveux.

Un autre jeune Français, de Boulogne celui-là, a rejoint une Krankenzelle et il est remplacé par un autre Français. Pendant une de nos promenades matinales j'ai aperçu à travers le soupirail d'une cave quatre jambes allongées, les deux détenus NN morts pendant la semaine. Ce spectacle me ramène à la réalité des choses.

Les Français ont décidé de fêter le 14 juillet et les Belges qui sont majoritaires ont fait savoir qu'ils participeraient aux "festivités".

Le travail a commencé le 14 juillet comme les autres jours et le bruit des machines, auquel nous étions depuis longtemps habitués, remplissait la chapelle de son ronronnement, continu. A onze heures précises un Français abaissa le disjoncteur provoquant l'arrêt des machines-outils et l'extinction des lampes. Un autre détenu frappa alors au moyen d'une tige métallique sur un réflecteur en métal d'une lampe d'atelier. Tous les détenus se levèrent dans le plus grand silence et restèrent immobiles pendant soixante longues secondes. Le disjoncteur fut réenclenché et un coup de cloche résonna dans l'atelier pour nous inviter à reprendre le travail.

Le gardien-chef et le gardien n'avaient pas bougé. L'expression de leur visage était passé de la stupeur à une grande fureur. Le gardien principal lut le lendemain un texte à l'adresse des détenus par lequel des sanctions très sévères seraient prises en cas de récidive. Il menaça en outre de nous envoyer dans un camp de concentration et il ajouta qu'il avait servi en Pologne dans un Sonderkommando. Il savait, dit-il comment mater les fortes têtes.

Les contremaîtres eux m'avaient demandé auparavant ce que signifiait cette manifestation à laquelle ils avaient aussi assisté. D'un ton enjoué je leur avais expliqué que c'était la fête nationale française, que les Français aimaient leur patrie et que la manifestation n'était en fait dirigée contre personne. Ceux-ci semblaient avoir été rassurés et ont, semble-t-il, communiqué la version des faits au personnel pénitencier. C'est peut-être grâce à cette intervention que des mesures de rétorsion plus graves qu'un simple avertissement n'ont pas été prises contre notre acte de "rébellion".

Les Français avaient décidé de nous rendre la politesse une semaine plus tard. Pendant quelques jours des concialiabules eurent lieu entre nous pour décider si la "cérémonie" serait renouvelée le 21 juillet compte tenu des représailles possibles. Une décision positive fut prise à l'unanimité mais la manifestation serait moins spectaculaire.

Le 21 juillet donc, au signal donné, à onze heures tous les détenus cessèrent de travailler et restèrent immobiles pendant une minute. Après cet acte de recueillement ils poursuivirent leurs activités au ralenti. Il n'y eut pas de sanctions malgré une grande nervosité des gardiens.

Cette nervosité qui avait duré toute la journée nous fit croire que notre projet avait été éventé. Ce n'est que le lendemain que l'on apprit qu'Hitler avait été l'objet d'un attentat. Sa mort nous aurait comblé d'aise et n'aurait pas manqué d'accélérer la fin de nos misères. Il fallut déchanter mais les nouvelles des fronts, surtout la prise d'Argentan sur l'Orne et la perspective de voir déferler les Armées alliées vers Paris, eurent vite fait de nous remonter le moral qui était mis à rude épreuve. Cette foutue guerre ne se terminait pas comme en 1918 et nos camarades continuaient à mourir les uns après les autres.

Tous les jours de la semaine, sauf le Dimanche, nous devions quitter l'atelier à midi précis pour recevoir notre potage et à treize heures les portes étaient ouvertes pour nous permettre de nous rendre chacun dans son atelier respectif. Nous parvenions à nous arranger entre nous pour permuter parfois de cellule pendant cette heure. Nous pouvions faire ainsi plus ample connaissance avec l'un ou autre détenu de notre choix. En ce qui concerne ces permutations me donnaient l'occasion d'étendre mon champ d'action de portraitiste. Les gardiens ne se souciaient que du nombre de détenus par cellule et comme l'effectif correspondait chaque fois ils ne se Plnt jamais doutés de ces visites interdites.

Je change encore une fois de cellule, mais toujours au même étage. Mes compagnons sont maintenant l'ingénieur Jean Baucher et un jockey parisien dont je ne me souviens plus du nom. Je suis rapidement initié à la vie des champs de course et a toutes les combines de Maison Lafitte, de Boulogne et autres lieux des exploits du. jockey. Baucher lui était plus réservé auant à ses activités professionnelles, par contre il se rattrapa au sujet de ses aventures sentimentales... Ce qu'on peut apprendre et entendre dans une cellule est inimaginable. Il n'y a plus de secrets, il n'y a plus de pudeur. Tout se sait, tout se dit. Les âmes et les complexes sont dévoilés, franchement et en toute simplicité, les qualités et les défauts apparaissent aussi par de petits détails. Ce contact humain, aans contraintes et sans vernis  superficiel, vaut la peine d'être vécu par l'enrichissement qu'il apporte.

Paris est tombé et bientôt ce sera Bruxelles. C'est la fête dans nos coeurs. Ce sera sous peu notre retour triomphal. Mais le travail continue en attendant notre libération.

Pendant mon travail de contrôle final je me rends compte un jour que le trait blanc de repère des occulaires réglés à zéro ne correspond pas avec le trait correspondant du corps des jumelles. Comme le défaut se répète de jumelle en jumelle il doit y avoir une erreur de réglage et de montage des occulaires. Je m'installe auprès du jeune camarade de Zelzaete qui règle la mise à zéro des occulaires au moyen d'un appareil identique à celui que j'utilise pour le contrôle. Je constate que son travail est bien effectué mais son collimateur est déréglé pour une raison que j'ignore. Dans un cas pareil il faut prévenir un contremaître qui peut régler l'appareil en quelques minutes, ce que je pouvais aussi faire.

C'était une occasion rêvée pour saboter la production sans aucun danger. Il suffisait de régler mon appareil sur l'autre pour être assuré que toutes les jumelles fabriquées à partir de cet instant par l'atelier seraient finalement refusées par le service de réception de la Wehrmacht.

C'est ainsi que six semaines plus tard Hildesheim affolé vint dire qu'un camion contenant un bon millier de jumelles refusées par la Werhrmacht était entré dans la prison. Dès qu'il  eut expliqué le motif du refus je lui dis que je croyais me rappeler que deux mois auparavant la prison avait été secouée par l'explosion de bombes d'avion qui étaient tombées non loin de Wolfenbüttel. Les appareils sensibles devaient avoir été déréglés, à cette occasion. Il se contenta de cette explication qui le mettait hors cause et ne sachant que faire avec ce chargement je lui suggérai de les entreposer dans une des caves en attendant leur remise en état par une petite équipe de deux ou trois hommes un des dimanches suivants. Elles sont restées dans une cave froide et humide pendant près d'un mois et quand elles furent transportées à l'atelier pour y être réparées il fut constaté, comme je l'avais prévu et espéré, que les prismes et les lentilles étaient devenues opaques par la condensation intérieure. Elles étaient devenues par conséquent toutes inutilisables, cela représentait deux semaines de production perdues.

Le bombardement imaginaire en avait été la cause et personne n'a été inquiété pour ce cas de force majeure. Pour notre plus grand plaisir nous avons démonté les jumelles et nous les avons remises dans la chaîne.

Vers la fin du mois de juillet, avant les nouvelles euphoriques de la libération pays, une nouvelle stupéfiante fit le tour de la prison; trois Belges de la section de mécanique s'étalent évadés pendant la nuit du 25 Juillet. LOLY Jacques de Herstal, HAlNAUT Armand de la Louviere et MARNETTE Armand de Pont-à-Celles, qui devraient être transférés a Munich pour y être jugés le 3 octobre, étaient inculpés de faits très graves contre l'occupant; sabotages, presse clandestine, vols d 'armes,etc. Les deux derniers étaient membres de l'Armée belges des Partisans. Leur condamnation à mort êtait inévitable.

Ils avaient fabriqué dans l'atelier,à l'insu de tous, un appareil compliqué destiné à écarter les barreaux de leur cellule. Ils échouèrent car ils furent découverts après bien des aventures alors que les deux premiers avaient atteint le 4 août la frontière hollandaise et que MARNETTE lui t'approchait du Rhin le 12 août à Marienhagen.

Leur évasion manquée leur sauva toutefois la vie car leur procès ayant été remis pendant leur absence ils bénéficièrent d'une mesure générale de suspension de tous les procès en cours. D'après ce que l'on sait les autorités allemandes justifièrent cette décision en invoquant le prétexte qu'il ne leur était plus possible de convoquer des témoins en provenance des pays anciennement occupés.

Ce faux prétexte, les tribunaux ne jugeaient à ma connaissance que sur pièces, pouvait faire croire que les autorités judiciaires avaient renoncé à poursuivre la répression sanguinaire des résistants. Je suis enclin à croire qu'à ce moment déjà il avait été décidé en haut lieu de faire supprimer physiquement tous les détenus politiques au moment le plus opportun. Cette décision aurait ainsi rendu inutile la poursuite des procès. La répugnance tardive de certains magistrats de l'ancienne école pour le rôle qu'on leur faisait jouer ou la crainte d'un châtiment ont peut-être pesé aussi dans cette décision, c'est ce que nous pensions alors.

Nous nous rendions compte que le débarquement des Alliés en Normandie devait avoir actionné le feu vert pour les Résistants des pays occupés dans le but de favoriser par tous les moyens l'avance rapide de ceux-ci. Des mesures de rétorsion à notre égard, n'étions nous pas aussi des otages, n'étaient de ce fait pas exclues. L'attentat manqué du 20 juillet devait avoir aussi provoqué des mesures énergiques de la part des nazis aux abois. Notre espoir d'être libéré rapidement se mélangeait à la crainte confuse de devenir les victimes de ces événements.

Cette crainte était fondée car, le 30 juillet 1944 déjà, Hitler signa le décret relatif à la répression des terroristes et des saboteurs. Ce décret était encore plus dur que celui de Nacht und Nebel.

Quelques semaines après la tentative d'évasion de nos trois camarades, Hitler décida que les procès contre les détenus NN n'étaient plus de la compétence des tribunaux militaires et des 'tribunaus de justice, mais que ces détenus devaient être livrés à la Gestapo, c.a.d. directement dans un camp de concentration POUR Y MOURIR PAR LE TRAVAIL. Nous étions bien entendu dans l'ignorance la plus complète au sujet de ces mesures.

Les détenus NN de Wolfenbüttel ne furent pas envoyés dans un camp de concentration contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres pénitenciers, notament ceux de Sonnen-burg en novembre 1944. Il est vrai que dans ce cas la toute puissante firme Voigtländer et celle de Zeiss à Iena auraient dû renoncer à poursuivre leurs fabrications.

Si la lettre transmise le 27 juillet 1944 par le Procureur Général Haffter au Ministre de la Justice ne s'applique pas directement à Wolfenbüttel elle dénote l'état d'esprit des autorités judiciaires et de l'industrie à l'égard des détenus NN.

Extrait emprunté à "Nuit et Brouillard-Opération terroriste nazie'' déjà cité:

" On a constaté que les prisonniers NN mis au travail dans les industries d'armement donnent un très bon rendement et donnent surtout satisfaction comme ouvriers spécialistes. L'industrie des armements désire par conséquent pouvoir conserver ces prisonniers NN même après acquittement ou après qu'ils auront terminé les peines a purger."




Le Marquis Jean de Radiguez de Chenévrière,
un condamné à mort qui ne fut pas exécuté.

Je tousse et j'ai des démangeaisons aux poumons. Mes poumons me font mal après chaque quinte de toux qui deviennent de plus en plus longues et plus fréquentes. Le docteur Dubois de Dison, à qui je demande son avis, intervient pour me faire exempter de travail. Les quintes de toux durent pendant de longues minutes puis reprennent aussitôt après une brève accalmie. Mes poumons deviennent douloureux. Les nuits sont terribles et je m'arrête parfois de respirer pour ne pas devoir tousser et pour ne pas troubler le sommeil de mes deux camarades français. Ceux-ci avaient montré quelque compassion pendant les deux premiers jours mais ils commencent à s'impatienter car ils ne parviennent plus à se reposer convenablement. Je les comprends, mais je ne puis rien faire pour m'arrêter de tousser.

L'Ingénieur me dit un matin: "Tu ne t'en rends pas compte mais tu souffres de la phtisie galopante ! La mort survient généralement après huit jours ! Tu dois comprendre que nous voulons aussi survivre et que cela n'ira pas si tu nous empèchefde dormir! - Je vais demander tout à l'heure au gardien qu'on te changes de cellule."

Je n'ai pu me retenir d'insulter cet intellectuel pour sa façon peu délicate d'annoncer ma mort prochaine et de se débarasser de moi. Ce qu'il avait dit m'avait empli d'un énorme désespoir et d'une fureur toute aussi grande. J'ai attendu la mort pendant quatre jours dans une Krankenzelle et puis les quintes de toux se sont espacées. J'étais sauvé encore une fois grâce à ma constitution robuste.

Presque guéri j'ai réintégré l'atelier où les camarades ne s'attendaient plus à me revoir. Le docteur Dubois me dit que j'avais souffert d'une pleurite (pleurésie sèche) et que j'avais eu beaucoup de chance d'en sortir. Ma conviction d' être protégé se raffermit encore et j'eus à nouveau la conviction de pouvoir rentrer au pays.

Le contremaître se rend compte qu'il y a des interruptions dans la chaîne de montage et veut intervenir pour obliger certains détenus à augmenter la cadence. Il se fait que des camarades flamands ont aquis une telle dextérité et un tel automatisme dans leur travail que certaines opérations de montage ou de réglage se font trop rapidement au gré du voisin qui ne peut ou ne veut pas suivre cette cadence ce qui provoque un amoncellement de jumelles à certains endroits de la chaîne. Hildesheim menace de prendre des sanctions contre des camarades wallons qu'il accuse de vouloir freiner le travail. Ceci risque évidemment d'augmenter la production quotidienne et de créer le premier incident communautaire. De par nature les Flamands sont peu loquaces et excellents travailleurs. Ils travaillent ici pour tuer le temps comme d'autres bavardent pour arriver au même résultat.

Cet incident fut toutefois vite réglé à la satisfaction de tous car il a suffi de dire à ces camarades de diminuer la cadence et, s'ils n'y parvenaient pas, de recommencer deux fois l'opération en suivant. Le contremaître, qui dans le fond était un brave homme pas trop intelligent, n'y vit que du feu.

Le Journaliste hollandais Smedts, correspondant avant la guerre de l'Associated Press, m'assistait dans mon travail en vérifiant le paralélisme des prismes. Ce que nous faisions maintenant avec une telle facilité nous permettait de bavarder longuement chaque jour en feignant discuter travail. Devant nous étaient attablés Eugène Maes de la police d'Ixelles et un jeune Ingénieur agronome Jean Van der Borgt de Tournai qui étaient eux chargés d'emballer les jumelles terminées et de rapporter dans l'un ou autre endroit de la chaîne celles que nous jugions défectueuses quand je ne le faisais pas moi-même. Nous formions ainsi un petit cercle de bons copains auquel faisait partie aussi le major de l'Etat-major hollandais Tibo. Celui-ci nous avait quitté depuis peu pour aller mourir dans une Krankenzelle. Cet homme de grande taille, il approchait les deux mètres, avait eu une aventure macabre quelques mois après son arrestation, aventur similaire à celle de Frans Van Beneden à Sonnenbourg, Frans qui agonisait aussi dans une Krankenzelle. Interné à Vught il fut déclaré mort après une courte maladie et déversé tout nu sur un tas de cadavres. Il m'a raconté lui-même qu'un numéro d'identification avait été peint en rouge sur la cuisse, atprès quelques heures quelqu'un vit bouger un corps dans le tas et notre major eut droit à une nouvelle vie.

Depuis que nous le connaissions Tibo maigrissait sans se plaindre ouvertement de la faim qui, compte tenu de sa grande taille, était plus impérative pour lui que pour d'autres. Nous avions remarqué comment il titubait en marchant et comme il devait se retenir aux tables pour avancer. Smedts a été trouver un chef d'atelier pour qu'il puisse obtenir un peu plus à manger que les autres. Cette démarche eut une suite favorable mais ne suffit pas à le sauver.

Smedts me racontait comment il avait réussi, avec notamment son camarade Beelaers van Blockland  qui lui était resté à Sonnenburg, à acheminer de petits groupes d'Israélites hollandais à travers la Belgique et la France pour atteindre la Suisse. Le dernier transport leur fut fatal et se termina dans la prison de St-Gilles. Il m'apprit beaucoup sur son métier de journaliste et me conseillait de m'engager dans cette voie après la guerre. Il parlait très correctement l'anglais et il désirait apprendre le français. Nous avons souvent conversé alternativement dans les trois langues, ce qui était profitable pour nous deux et faisait passer agréablement le temps.

Tout va bien pour les Alliés sur tous les fronts mais leur progression semble se ralentir. Nous sommes au début de décembre et les rigueurs de l'hiver doivent y être pour quelque chose. Et puis un jour, alors que j'étais debout devant mon collimateur, j'ai toussé, ai craché dans mon mouchoir et j'y ai vu quelques gouttes de sang. En repliant mon mouchoir j'ai eu l'impression que mon cerveau se vidait. En m'écroulant sur le pavement j'ai eu le réflexe et la dernière pensée de faire un geste de la main en direction de mon voisin. Moins d'une seconde plus tard, c'est ce que j'ai cru, je me suis retrouvé couché sur une civière transportée par quatre détenus.

Je ne me sentais pas malade et je fis une tentative pour me relever et continuer mon travail. De loin je vis le Chef d'atelier Conrady faire signe de m'évacuer. Deux jours plus tard j'ai rejoint mes camarades et ceux-ci me dirent que j' étais resté étalé sans signe de vie pendant un bon quart-d'heure. Avais-je été victime d'une embolie pulmonaire ? Je le suppose.

Depuis quelques jours un nouveau surveillant assure son service à l'atelier. C'est un militaire réformé. Il a une jambe plus courte que l'autre et il porte une casquette de gardien, seul signe distinctif de sa nouvelle affectation. Il a dû s'informer à notre sujet auprès des contremaîtres car il vient parmi nous et il m'adresse la parole très aimablement en disant -Sie sint anstandige Leuten ! (Vous êtes des gens très convenables). Il ajouta qu'il avait fait partie d'un peloton d'exécution au £amp de Bourg-Léopold en Belgique et qu'il avait participé à l'exécution d'une dizaine de terroristes belges, dont un notaire. Je lui ai gentiment rétorqué que ces terroristes étaient des gens aussi convenables que nous. Il s'éloigna d'un air pensif. J'espère qu' il avait compris.

Hildesheim est venu me trouver et m'a demandé si je voulais bien confectionner des petits jouets pour la Noël de ses enfants. Je ne le ferais pas pour rien, ajouta-t-il. Je pouvais utiliser tout ce dont j'avais besoin et qui apparte­nait à la firme, tours, perceuses, les belles caisses en bois, la peinture, le vernis et j'en passe. Je pouvais fabriquer ce que je voulais selon ma propre fantaisie.

Je n'ai pas hésité longtemps avant d'accepter cette occupation malgré l'avis défavorable de certains camarades. fabriquer des jouets pour les enfants de "chleux" alors que les nôtres n'en ont pas ! J'avais d'autres arguments qui me persuadaient d'accepter: j'étais libre - je ne travaillais plus pour leur guerre et je participais à un détournement de matières premières au détriment des objectifs nazis en devenant le complice des contremaîtres car Conrady aussi avait demandé de le faire.

Quand j'ai fait circuler sous les tables, à la disposition de tous, la première cigarette allumée les derniers signes de réprobation avaient disparu. A trois ou quatre reprises l'Allemand m'a fait descendre à la cave dans son bureau sous un prétexte quelconque et me fit manger en sa présence une tranche de pain beurrée. Pour Conrady je fabriquai un crocodile articulé sur roues, tout en couleur. Il me remit pour cela quatre cigarettes qui firent le bonheur de mes compagnons d'atelier et de cellule. J'étais heureux et je voyais dans mon imagination de petits bambins s'extasier en admirant la ferme complète avec les poules, lapins, vaches, porcs.... Il m'avais fallu beaucdups d'efforts de mémoire pour me rappeler comment ces animaux étaient faits, après quarante mois d'isolement du monde extérieur.

Le crocodile fut un succès et j'entrepris de les faire en série avec l'aide de Smedts qui les mettait en couleur selon un modèle que j'avais fait. En regardant celui-ci de face on reconnaissait la physionomie caricaturale de Hitler. Cet exemplaire fit le touhde l'atelier mais j'ai dû intervenir pour dissuader le Hollandais d'achever la série de cette façon.

C'est bien la première fois que les Allemands nous donnent des nouvelles de la guerre, mais quelles nouvelles ! Les gardiens jubilent et le gardien-chef en profite pour saper notre moral en lisant à haute voix le communiqué du Haut Commandement qui annonce que les troupes allemandes ont repris l'offensive dans les Ardennes en direction de Bruxelles et d'Anvers.

C'est la consternation générale. L'espoir de voir se terminer la guerre rapidement s'estompe et pour certains de nos camarades, minés physiquement par les privations et la maladie, le moral qui prolongeait leur vie s'envola avec leur espoir. Eugène Maes, qui me considérait comme son fils, Van der Borgt, Jeunehomme et d'autres tombèrent malades; l'oedème de la faim.

Deux jours après un triste Noël il se passa un petit événement qui laissa en moi de profondes traces. Pendant que nous étions occupés à travailler dans un silence inhabituel le gardien-chef fit fonctionner un poste récepteur et une musique d'orgue, céleste, douce, forte et claire tout à la fois envahit la salle et tout mon être. Les premières notes de la Toccata en Ré de Bach fit éclater mon écorce durcie par quarante mois de tension et de privations intellectuelles et sentimentales. Ma gorge se serra et je ne pus empêcher mes larmes de jaillir spontanément. Ce concert dura une heure et pendant cette heure j'ai joui de cette musique que j'entendais pour la première fois depuis mon arrestation. Dans les années qui ont suivi il m'est arrivé parfois d'écouter seul la Toccata et les Fugues. Chaque fois mes pensées ont retrouvé cette journée de décembre qui m'avait rendu ma sensibilité.

" Der Haftling Michotte NN 333, kommen sie mit !" (Le détenu Michotte NN n° 333, accompagnez moi !). Je suis un gardien et nous sortons bientôt de l'aile des NN. Arrivés devant la porte de la prison un autre gardien, accompagné également d'un détenu nous attend. Des menottes sont mises, nous attachant l'un à l'autre, et nous sortons de la prison encadrés par les deux gardiens. C'est la première fois depuis Anvers que j'ai l'occasion de me trouver ailleurs que dans la prison et en marchant je regarde avec étonnement les maisons, les façades pittoresques, les passants... Ceux-ci se retournent pour nous observer et je ne décèle chez eux aucune aménité à notre égard.

L'autre détenu ne doit pas avoir atteint sa vingtième année. Il ne porte pas la bande jaune sur la manche et comme il vient d'une autre aile de la prison je suppose qu'il n' est pas un NN. Le jeune détenu qui est très déluté m'adresse la parole en français et me dit que nous nous rendons à l' hôpital civil pour un examen des poumons. Cela me paraît invraisemblable car un NN ne peut avoir aucun contact avec le monde extérieur, mais puisqu'il le dit. J'ai remarqué qu'il parlait avec un léger accent qui m'est familier et je lui demande d'où il est. Il me répond - Belge ! Flamand! Brugeois!

Il ajoute qu'il est détenu à Wolfenbütel avec son frère plus jeune que lui et d'autres Brugeois de l'Ecole Moyenne de l'état a Bruges. Quand je lui révèle mon nom il me lança au visage dans le plus pur patois de notre cité: "Ton frère Kobert est avec nous!."

Une émotion indescriptible s'empara de moi. J'esaayais de me souvenir des traits du plus jeune de mes quatre frères qui n était qu'un gamin de quatorze ans quand j'avais été sépare des miens. Que lui était-il arrivé ? Une conversation animée se poursuivit jusqu'à notre arrivée à l'hôpital. Le jeune Norbert Van Achte, fils d'un fonctionnaire du Cadastre, parlait avec volubilité et j'écoutais avidement son récit des événements qui s'étaient produits à Bruges avant leur déportation en août I944.

Noël 1944 à Wolfenbüttel, composition d'un,
des rescapés norvégiens du bagne de Sonnenburg.

Nous entrons dans l'hôpital. Tout m'étonne: les couloirs propres, les personnes que nous rencontrons, les jeunes infirmières souriantes. Les gardiens nous avaient laissé faire. Je devinais confusément que ce n'était pas le hasard qui m'avait mené ici et que le personnel de la firme Voigtländer avait dû intervenir, énergiquement sans doute, pour obtenir de la direction de la prison qu'un prisonnier Nacht und Nebel puisse être examiné dans un hôpital, à l'encontre du décret criminel de Keitel. Pour Van Achte, qui n'était pas NN, cette visite était normale.

Ces jeunes gens qui étaient tous mineurs au moment de leur arrestation avaient été condamnés par le Conseil de guerre de la Kommandantur de Bruges à des peines de deux à trois ans de Jugendgefängnis (Prison pour mineurs d'âge) en juin 1944. le président avait rassuré les parents en leur disant qu'ils ne devaient pas craindre pour leurs enfants qui allaient être dirigés sur un établissement de rééducation en Allemagne où ils seraient bien traités. Ils avaient été dénoncés par un de leurs professeurs pour avoir distribué des tracts anti-allemands et être membres du Front de l'Indépendance. Un autre professeur avait recruté ces jeunes gens et avait été condamné plus sévèrement, très probablement pour avoir compromis des enfants de 16 à 18 ans.

Deux des jeunes gens, De Witte, fils d'un Sous-officier de carrière, et Rau Roger, avaient été tués récemment et mon frère gravement blessé lors de l'éboulement d'un pan de mur pendant le déblayement des décombres de Braunsweich qui avait été détruite par un bombardement aérien. Mon frère était en bonne voie de rétablissement après sa fracture du bassin. C'était cela la rééducation des jeunes ?

Nous pénétrons dans une salle obscure occupée par un radiologue et une jeune infirmière. Mon jeune compagnon s'entretient galamment avec elle pendant que j'observe tout autour de moi. Elle lui répond gentiment et rougit quand elle entend les compliments que lui adresse le jeune détenu.

Van Achte se présente d'abord, le torse nu, derrière l'écran éclairé et je distingue nettement son ossature et ses poumons. Je ne pensais pas qu'il étéit malade tellement il était joyeux. Le radiologue s'est placé devant l'écran et dicte lentement ce qu'il constate pendant que l'infirmière, assise à une petite table, prend des notes. A plusieurs reprises j'entends le mot "Schatten" (ombre) pendant sa dictée. Le jeune homme n'a pas bronché et quand l'examen prit fin il me dit cyniquement "Je sais que j'ai les poumons pourris".

Ce fut mon tour. Le radiologue palpa mon sternum qui était légèrement enflé et me demanda si j'avais mal. Je n'avais pas mal et je pris place derrière l'écran. J'étais crispé car je craignais qu'il découvre des lésions de l'embolie ou des ombres qui caractérisaient la tuberculose pulmonaire. Je fus peu a peu rassuré quans j'entendis chaque fois "Keine Schatten" (pas d'ombres). Quand il eut terminé il résuma ses observations par - C'est bon !

Ravi par le résultat de l'examen, ravi et attristé tout à la fois par la présence de mon frère dans la prison, je repris le chemin de celle-ci en écoutant le bavardage joyeux de ce camarade qui semblait vouloir ainsi jouir intensément des derniers mois de sa courte vie.

Quelques jours se sont écoulés et le moral des détenus est meilleur car l'offensive allemande dans les Ardennes semble s'être stabilisée. La mine réjouie des gardiens se transforme en expression soucieuse. Tout le monde est au courant de mon aventure de l'hôpital et des nouvelles que j'ai rapportées.

Le gonflement sur mon sternum croit rapidement et je découvre qu'un petit coussin, grand comme la main, s'est formé près de la colonne vertébrale à l'endroit des cotes inférieures. J'ai déjà observé ce phénomène sur le corps de deux jeunes français qui étaient décédés quatre à cinq mois après le début de cette maladie que je connaissais sous l'appellation de tuberculose des os ou ostéite tuberculeuse. Et pourtant je ne me sens pas malade.

Le docteur Dubois confirma mon diagnostic. Je désirais surtout savoir quelles étaient mes chances de guérison. Il me conseilla de m'adresser au docteur De Meersman qui était chirurgien. Les médecins NN détenus ne possédaient aucun instrument et n'avaient pas accès à des médicaments. Leur action humanitaire se limitait dès lors à établir un diagnostic empirique, à donner des conseils et parfois à intercéder auprès des gardiens ou des contremaîtres pour qu'une exemption de travail soit accordée.

De Meersman confirma le diagnostic et ajouta que le mal serait irréversible si dans les quatre mois je n'étais pas soigné énergiquement. Je devais m'attendre à une issue fatale au bout de six mois sans cela, et même plus tôt si la colonne vertébrale était atteinte. A ma grande frayeur il énuméra en quoi consistaient les soins nécessaires: une nutrition grasse et abondante, remplacer le sternum et les côtes atteintes par des éléments en argent, une cure marine d'un an, ne pas contracter mariage dans les deux ans et renoncer à une carrière militaire.

Il m'expliqua alors le rôle des os dans l'organisme et dans la fabrication des globules rouges. Il était évident que la sous-alimentation était la cause du mal.

J'ai été très affecté par ce coup dur et à partir de ce moment je savais que ma seule chance de survie était la libération rapide par les Alliés. Mon seul objectif fut de pouvoir mourir auprès des miens.

J'avais fait un petit calcul et la conclusion en était que si nous n'étions pas libérés avant le vingt avril je n'avais aucune chance de pouvoir survivre. Ma volonté de vivre restait forte et je luttais contre la tendance qu'ont certains de perdre leur moral dans l'adversité. Et puis, n'étais-je pas protégé ?

Le résultat de l'examen radiologique ne doit pas avoir été aussi bon que je l'avais pensé car on vient me dire que je ne dois plus travailler. Les contremaîtres me serrent la main et je fais mes adieux à Smedts, à Maes dont les jambes sont devenues épaisses et à tous les autres compagnons que je ne verrai probablement plus.

Je possède encore une bonne vitalité et on me laisse provisoirement dans ma cellule. Mes deux compagnons se rendent chaque jour dans leur atelier et j'attends patiemment leur retour pour entendre les nouvelles qu'ils ont pu récolter. On s'attend à la reprise de l'offensive sur le Rhin. Les Russes se rapprochent aussi et doivent se trouver à une centaine de kilomètres à l'Est de Berlin.

Vers le 15 février j'entends un remue ménage dans le couloir central du rez de chaussée: des bruits de voix et un martellement de nombreux sabots. Il est onze heures et je me demande ce que peut signifier cette agitation anormale. Un gardien hurle "Ruhe" (silence). Le bruit diminue et des noms, écorchés par le gardien, résonnent dans tout le bâtiment. Parmi ces noms il me semble en entendre plusieurs à consonnance flamande et puis mon coeur se serre car je viens d'entendre mon nom de famille. Je dois avoir mal entendu, ce n'est pas possible.

Un jeune compagnon de travail, Laurent Van Waesberghe d'un
groupe de résistance de Zelzaete. Il avait réussi à s'évader du train
en avril 1945 et nous pensions qu'il n'était jamais rentré en Belgique.
Quelle ne fut pas notre surprise en 1982 de le savoir vivant.
 

Le martèlement des sabots a repris et le son en est modifié sur les marches en fer qui relient les étages entre eux. Des pas se rapprochent, une clé nerveuse s'engage dans la serrure de la porte qui s'ouvre pour laisser entrer un détenu.

C'est mon frère !

Dans cette Allemagne, où des centaines de milliers de prisonniers étaient répartis dans des centaines d'endroits, de prisons, de bagnes, de camps avec leurs différents Kommandos, deux frères arrêtés pour des faits différents, punis différemment à trois ans d'intervalle, s'étaient retrouvés finalement dans la même cellule. C'est un fait absolument unique. Il convient d'ajouter que le docteur De Meirsman, qui avait assisté à l'appel des nouveaux arrivants, préssentait que c'était mon frère et avait à tout hasard proposé au gardien de le désigner pour ma cellule.

Les retrouvailles furent, émouvantes et j'obtins ainsi des nouvelles relativement récentes des membres de ma famille et de mes amis. Il me remit une tranche de pain, geste qu'il renouvela le lendemain mais que je refusai par la suite car ce grand garçon mal nourri en avait tout autant besoin que moi.

Nous ne sommes pas restés longtemps ensemble car deux jours plus tard je fus transféré dans une "krankenzelle* en compagnie des deux frères Van Achte et d'un jeune Français. Le frère de Hubert avait à peine seize ans quand il fut arrêté en mars 1944. Il avait pu être relaché mais avait refusé en disant qu'il suivrait son frère. Norbert et Hubert étaient devenus tuberculeux et seule une libération très rapide aurait pu les sauver. Ils furent libérés le 12 avril , mais l'un est décédé le lendemain, l'autre quelques jours ensuite.

Caudal Raymond était originaire de la Trinité Surzur dans le Morbihan. Il faisait aussi partie de ce groupe de jeunes, une trentaine, qui devaient remplacer les détenus NN décédés au cours des six derniers mois. Par le fait même de notre présence ils étaient dorénavant traités comme nous. Caudal avait trouvé des cigares pendant le déblayement d'un immeuble en ruines. Il échangea son trésor contre du pain car il se trouve toujours des prisonniers qui se privent pour une bouffée de fumée. Avant de rejoindre notre aile il avait mangé tout le pain qu'il avait récolté ainsi. Le ventre ballonné il était couché sur son grabas et souffrait énormément. Il devait être atteint d'une occlusion intestinale et j'étais persuadé qu'un lavement ou une intervention chirurgicale l'aurait débarassé de son mal. Il n'avait plus la possibilité d'être soigné à l'infirmerie ou à l'hôpital.

Pendant trois jours j'ai essayé de le soulager, lui mettant des compresses d'eau sur le ventre et l'anus, lui triturant le ventre et même lui enfonçant le doigt dans l' anus pour essayer de débloquer ses intestins. Rien n'y fit. Le quatrième jour la porte s'ouvrit et un homme d'une quarantaine d'années entra seul dans la cellule. Il avait avec lui une petite table pliante qu'il planta devant nous. Il sortit de sa poche une chasuble, qu'il mit autour du cou, et d'une mallette des objets du culte qu'il déposa sur la table. Il nous observa d'un air étonné, il se pencha sur Caudal en murmurant quelques mots et le signa de la croix sur le front. Il s'genouilla devant la table autel et récita quelques pr ières. Quand il eut terminé il nous demanda si nous voulions nous confesser et nous proposa la oommunion. Je dois avouer que ce prêtre avait une apparence bienveillante mais je ne pus m'empécher de lui dire que ce n'était pas le secours de la religion dont nous avions besoin mais des soins médicaux et de la nourriture. J'ajoutai qu' il devait bien regarder comment nous étions dans notre cellule, de dire à l'extérieur ce qu'il avait vu et de dire que l'Allemagne serait bientôt punie pour tout le mal qu'elle avait fait. Impassible il quitta les lieux après avoir rangé ses accessoires.

Le lendemain, le jeune Caudal, il devait avoir dix-sept ans, mourut dans d'horribles souffrances. Avant de prévenir un gardien je n'ai pu résister à la tentation de dessiner ses traits et sa position après sa mort. Moins d'un an après son décès j'ai transmis le dessin à ses parents.

Les Russes se sont rapprochés de Berlin mais les Anglo-Américains ne semblent pas parvenir à franchir le Rhin qu'ils ont atteint en plusieurs endroits.

Le plus jeunes des deux frères reste couché en permanence et je le voyais dépérir de jour en jour. Je prends garde à ne pas toucher aux objets qu'ils utilisent car nous savons tous depuis longtemps que la tuberculose est contagieuse. Il règne bientôt dans la cellule une atmosphère plus anxieuse après la mort de Caudal. L'ainé des deux frères n'est plus aussi bavard mais il se force à maintenir le moral de son frère. Le temps paraît très long dans une Krankenzelle. Parfois, mon frère, qui m'a remplacé aux jumelles sans succès pendant un certain temps, vient à la sauvette nous demander de nos nouvelles et de nous en donner avant de rejoindre sa cellule.

En regardant par la fenêtre je vois un jour un spectacle étrange et hallucinant. De l'autre côté de la cour une douzaine d'hommes qui ont l'apparence de squelettes,se suivent à petits pas en compagnie de deux gardiens. Ils se placent alors sur une rangée en face des gardiens et se serrent les uns contre les autres pour ne pas tomber. Ce que je craignais arrive car un de ces pauvres types tombe suivi par deux ou trois autres comme au jeu de quilles. Je venais de voir des gens qui étaient encore plus à plaindre que nous si c'était possible. J'ai essayé de savoir et j'ai appris que c'étaient des Polonais qui avaient travaillé dans une mine de sel et qui avaient été évacués suite à la progression des Russes. Ils étaient complètement déshydratés et mouraient comme des mouches. Pauvre peuple martyr!

Pour tuer le temps je cherche à distraire mes compagnons qui commencent à devenir taciturnes. Dès qu'un rayon de soleil pénètre dans la cellule les puces sortent des paillasses. Nous nous amusons à les attrapper, les plongeons dans notre bassin d'eau. C'est à celui qui en attrappe le plus et nous essayons de battre le record de la veille. Quand la chasse est terminée nous les comptons en nous réjouissant comme des enfants. Mes deux compagnons rient aux éclats et oublient alors le sort qui les attend. Notre tableau de chasse quotidien varie entre cent et deux cents puces selon l'intensité du soleil. C'est la joie quand le record est battu.

Les nouvelles commencent à devenir très favorables. Nous sommes en mars 1945. On parle de têtes de pont sur le Rhin et puis un jour c'est la toute grande nouvelle: les troupes alliées de l'Ouest foncent vers le centre de l'Allemagne. Notre état s'est encore aggravé. Les deux frères sont devenus silencieux tandis que mes abcès froids se sont développés sur mon sternum et mes côtes arrières. Je me sens de plus en plus fatigué et je me demande si les Alliés vont nous libérer à temps.

Philippe Legrand, un ingénieur je pense, a écrit ces vers qui s'appliquent si bien aux trois malades de notre Krankenzelle.

LES TROIS MORIBONDS

Notre cellule est une tombe
où languissent trois moribonds..
Le soir lorsque la brûme tombe
Dans la geôle où tout se confond,
On aperçoit trois corps, trois ombres
Immobiles et parlant bas..
Le ciel est noir, la nuit est sombre,
Et les trois corps ne bougent pas..

Ils gisent sur la pierre froide,
Comme à la morgue les noyés..
Leurs membres harassés sont roides,
Leurs yeux sont ternes et cernés..
Leur couverture est le suaire
Qui recouvre leurs os moulus..
Cependant tout en eux espère
Et songe au paradis perdu..

Un lit, une paillasse immonde,
Une table et trois escabeaux,
La tinette nauséabonde
Meublent leur sinistre tombeau..
Ils vivent comme des sauvages,
Couverts de poux, sans eau, sans soins..
Mais ils sont remplis de courage:
Les Alliés ne sont pas loin !..

Ils ne sont plus que des squelettes
Sentant la mort et le charnier..
(Holbein eut peint leurs silhouettes
dans "quelque "Jugement dernier")
Blafards et faibles à l'extrême,
Ils ne quittent plus leur grabat..
Mais leur moral reste le rnême
Et ils ne désespèrent pas!..

Des heures dont la lente ronde
S'égrène au long dea longues nuits,
Ils décomptent chaque seconde
Et mesurent le temps qui fuit..
Comme le glas, les heures sonnent,
En tombant dans l'éternité..
Mais au fond des trois coeurs, résonnent
d'antiques chants de liberté!..

L'ennui, le froid et la famine,
Comme des démons grimaçants,
Insidieusement les minent,
Sans les lâcher un seul instant..
Décharnés et le corps malade.
Mourront-ils tous les trois ici?..
Maître Villon dans ses ballades,
Eût pu composer celle-ci.

"Leurs os pourriront dans la terre,
Tout nus, sans croix et sans cercueils,..
Sur leurs cadavres anonymes
Des gens riront indifférents,
Car ce ne sont que trois victimes,
Mortes on ne sait pas comment!..

Bien que voués à la mort lente,
Dans la cellule aucun des trois,
Quand il a faim, ne se lamente,
Ou ne se plaint lorsqu'il a froid.
L'esprit plus fort que la matière,
Les soutient d'un souffle puissant,
El les yeux baignés de lumière,
Les moribonds sont bien vivants!..

Les jours passent et mes deux compagnons s'affaiblissent de plus en plus. De temps en temps je tate de la main l'énorme abcès dans le dos pour essayer de me rendre compte s'il se rapproche de ma colonne vertébrale. Il n'en est plus éloigné que de deux à trois centimètres et je sais que quand elle sera atteinte ce sera la paralysie précédant la mort. Tout mon être aspire à la délivrance et je ne pense plus qu'à pouvoir rentrer chez moi et y mourir.

Dans deux jours j'aurai vingt-sept ans. Je crois entendre au loin tonner le canon car je sais que les divisions blindées américaines approchent. Si j'étais délivré le jour de mon anniversaire ?

Depuis de nombreux mois nous pouvions voir chaque soir dans le lointain une grande lueur qui éclairait le ciel. J'avais demandé à un des contremaîtres ce que c'était. Elle provenait de quatre hauts fourneaux situés près de Salzgitter où était traité le minerai de fer provenant du plateau du Harz. Je m'étais souvent demandé pourquoi les Alliés n'avaient pas détruit depuis longtemps ces cibles si aisément repérables et tellement indispensables au 3e Reich pour poursuivre sa guerre. Mon père qui par sa formation était spécialisé en la matière m'avait déjà expliqué au début de 1941 qu'il y avait un moyen bien simple pour mettre l'Allemagne dans l'impossibilité de poursuivre la guerre. Il estimait alors qu'elle disposait, ceux des pays conquis y compris, d'approximativement deux cents hauts fourneaux. La construction d'un haut fourneau nécessitait un an de travail. Ils étaient toujours concentrés a proximité immédiate des gisements de fer et de charbon. L'acier produit étant indispensable dans la production de n'importe quel matériel de guerre il suffisait, disait-il, de détruire les hauts fourneaux pour voir s'écrouler le 3e Reich. Depuis début 1943 les forces aériennes alliées étaient capables de détruire n'importe quel objectif sur les territoires contrôlés par l'Allemagne.

Il y a une alerte ce soir 3 avril 1945. La prison est secouée par des bombes de gros calibres qui explosent au loin. Le lendemain j'apprends que quatre ou cinq bombardiers ont lâché des bombes sur les hauts fourneaux de Salzgitter. La lueur n'avait pourtant pas disparu après ce bombardement.

Le 4 avril, nouvelle alerte ! Trois bombardiers laissent tomber leurs bombes au même endroit. La lueur n'a pas encore disparu.

C'est aujourd'hui mon anniversaire, un anniversaire triste mais plein d'espoir. Le soir il y eut une nouvelle alerte et une dernière attaque effectuée par cinq bombardiers. La lueur disparut définitivement. Les hauts fourneaux ont donc été anéantis. Ce n'était pas plus difficile que cela. Il avait suffi à treize bombardiers de détruire quatre hauts fourneaux en 1945 alors que depuis Cologne en 1942 des dizaines de villes allemandes avaient été rayées de la carte ensuite. Et nous qui crevions dans nos cellules, et les centaines de milliers d'autres qui crevaient dans les camps, et les millions de Juifs, et les millions de Polonais, et tous les autres, cela ne comptait-il pas ? Ne pouviez-vous pas les détruire plus tôt ces hauts fourneaux de malheur et tous les autres ? Qui va pouvoir répondre à cette question ? CETTE MONSTRUEUSE TUERIE AURAIT PU ETRE TERMININEE DEPUIS MOINS UN AN  ET A MOINDRE FRAIS!

Devons-nous croire qu'il existait pendant la 2e Guerre mondiale des forces occultes qui ont poursuivi un équilibre de l'horreur, entre une aide parcimonieuse par Mourmansk de l'URSS et une destruction modérée du potentiel militaire nazi, dont les pays occupés ont fait les frais? C'est aux Historiens d'essayer de répondre à cette question.

Deux jours plus tard les gardiens ouvrent les cellules et les détenus doivent sortir les paillasses qui sont emportées et déposées dans la cour centrale. Les ateliers sont fermés et chaque cellule reçoit à tour de rôle du matériel de nettoyage, de l'eau contenant un désinfectant - quel luxe- et chacun doit nettoyer sa cellule à fond. Dans la cour des détenus valides battent les paillasses à grands coups de bâton pour en déloger la vermine. On nous rend ensuite des matelas et, bien sûr, ils ne contiennent plus de puces. Ce n'était pas plus difficile que cela pour nous en débarasser. Pourquoi ne l'avait-on fait plus tôt ? Quand les Alliés viendront nous libérer on nous fera passer pour de fieffés menteurs.

Nous apprenons le 8 ou le 9 avril que les troupes blindées américaines ont atteint Hildesheim et qu'ils avancent en direction de Braunschweig et de Wolfenbüttel. Dans deux jours ils seront ici, la libération est imminente. J'ai encore un espoir de me rétablir car ma date limite que je me auis fixée est le 20 avril. Ce midi on nous a servi un bon repas et c'est bon signe.

En fin d'après-midi mon frère réussit à me prévenir que les détenus NN vont partir le lendemain mais que lui et les autres jeunes restent à Wolfenbüttel. Il ne manquait plus que cela ! Tous mes précieux dessins sont en lieu sûr. Je lui fais mes adieux de l'autre côté de la porte et le prie d' embrasser mes parents. Je parviens à glisser sous la porte le portrait posthume de Caudal. Il ne me reste plus qu'à attendre la suite des événements.

Le lendemain matin trois cents détenus NN, dont une trentaine de malades, doivent descendre au rez de chaussée et se dévêtir. Nous sommes tous très amaigris et nos côtes apparaissent sous la peau. A l'appel de notre nom nous devons rejoindre l'autre bout du long couloir. Au milieu de celui-ci des gardiens s'assurent, en nous faisant ouvrir la bouche, écarter les jambes et les bras, que nous n'emportons aucun objet, aucun papier à l'exception de la carte rouge qui était fixée sur notre cassette et où sont consignés le numéro NN, date et lieu  de  naissance, nationalité et la date de fin de  peine. En ce qui me concerne mon matricule était NN 333 et la date de fin de peine était le 6 mai 1953.

Arrivés au  bout du  couloir on nous remet nos vêtement civils déjà bien difraichis.

Il est environ quatorze heures quand nous quittons la prison en colonne par trois, encadrés  par des gardiens armés. Les coups de canon et leur intensité nous font  supposer que les  chars américains ne sont pas loin. Nous entrons dans la gare où une rale d'une vingtane de wagons semble nous attendre. J'ai remarqué que chaque wagon est muni d'une pancarte ou d'un drapeau rouge à l'arrière et à l'avant. C'est sans doute un train de munitions. Quelques militaires qui s'affairent sur les quais semblent me donner raison.

Ce que je craignais se réalise car on nous fait monter dans les wagons tampons qui se  trouvent toujours en tète et en queue, et parfois au centre, des trains de munitions. Ces  wagons doivent servir à amortir le choc en cas de collision ou à arrêter l'onde de choc ou l'incendie en cas d'explosion. J'ai compris cette fois-ci que ce n'était pas le fait du hasard  et que les Allemands voulaient se débarasser de nous. En pleine bataille il y avait beaucoup de chance que le train soit anéanti.

Je ne les ai pas comptés mais le nombre de détenus devait être de soixante à septante dans chacun des wagons tampons. Nous avons reçu une ration de voyage avant de partir. Nous nous installons tant bien que mal  et nous avons des difficultés pour nous asseoir tellement nous sommes serrés. La porte à glissière se ferme et le train part lentement pour une destination inconnue située à l'Est.

Nous parvenons à nous voir dans le wagon complètement fermé et j'ai vite découvert d'où provient la clarté qui nous le permet.  Une planche du haut d'une des parois est détachée et il ne serait pas difficile,en faisant la courte échelle, de sortir et de se laisser glisser à l'extérieur. D'autres occupants  se sont également aperçus de la chose car les regards se dirigent en direction de l'orifice assez étroit, il est vrai, mais qui permettrait le passage à des hommes minces que nous sommes devenus. Il y a toutefois un problème car le hasard a fait que dans le wagon parmi nous ont aussi pris place deux des mouchards  et hommes de  confiance des gardiens de Wolfenbüttel. Vous vous rappelez  sans doute ce Français qui m'avait apporté et repris ensuite le testament de mon ami Carlo ? L'autre est un Flamand de St-Niklaas connu sous le prénom de Jim. Ces deux détenus bien nourris vont probablement alerter l'escorte si nous essayons de partir. Les tuer ! Il ne faut pas y penser.

A la réflexion je me sens si faible pour tenter un exploit de ce genre et je me console  en me disant que  si une occasion pareille  s'était présentée six mois plus tôt je n'aurais pas hésité à tenter ma chance.

Ce que nous ne savions pas à ce roment c'est que dans le wagon voisin une douzaine de détenus avaient profité d'une planche mal ajustée pour refaire à pied  le chemin qui nous  séparait de notre point de départ.

La vitesse du train est très faible, elle doit être de l'ordre de quarante à l'heure. Parfois  il  s'arrête  sans motif apparent mais quand  par un interstice de la paroi nous voyons décharcher des caisses à un passage à niveau ou dans une petite gare, caisses que les militaires chargent rapidement sur des véhicules, nous en comprenons le motif.

A un moment donné, pendant que la locomotive  était approvisionnée en eau, les gardiens  ouvrirent les portes pour nous permettre de boire. Sur une voie d'en face un autre train est à l'arrêt  transportant dans des wagons ouverts des centaines d'hommes squelettes, des  esclaves de SS, allant je ne sais où.

La nuit  était tombée et le train continua son petit bonhomme de chemin quand une clarté pénétra dans notre wagon. Une fusée éclairante se balançait au dessus du train, puis une deuxième.

Les freins crissent, les wagons  s'entrechoquent et le train s'arrête. Nous entendons ses portes s'ouvrir et des éclats de voix qui s'éloignent rapidement. Les Allemands se sont  enfuis dans les champs pour se mettre à l'abri. Un silence anxieux règne dans le wagon  et nous attendons l'arrivée des bombes. Au dessus de nous  les  fusées  éclairantes  continuent a descendre l'une après l'autre. Le train repart et d'autres alertes ont parsemé notre voyage.

J'étais de plus en plus persuadé qu'ils avaient décidé de nous éliminer mais que chaque responsable tentait de ne pas tremper directement dans la phase finale et essayait de le faire faire par d'autres. Notre transport dans le train de munitions, cible normale de l'aviation, leur permettait de nous faire tuer par nos propres amis. La suite des faits démontrera que mon raisonnement n'était pas loin de la vérité.

Je croyais comprendre parquoi ils voulaient nous tuer. N'étions nous pas les seuls à pouvoir témoigner contre les excès, les tortures et des crimes des services de police, contre les membres des services pénitenciers et de l'appareil judiciaire. Nous pouvions citer des noms. Par notre mort il aurait été impossible de poursuivre les coupables. Ils ont certainement réussi en partie à atteindre cet objectif car de très nombreux criminels de guerre occupent toujours des fonctions, parfois très élevées, et des situations plus qu' honorables dans la République Fédérale Allemande et, qui sait, dans la République Démocratique Allemande.

Quinze mois après leur retour en Belgique quelques rescapés du Parti National avaient eu l'idée de visiter la prison de Lutringhausen où  ils avaient été emprisonnés pendant quelques mois après leur acquittement à Wuppertal. J'avais accompagné le groupe dans son pèlerinage.  Mes amis n'avaient pas été spécialement maltraités dans cette prison et il n'y avait aucun motif de craindre des incidents au cours de cette visite. Quand nous avons exposé le but de celle-ci à l'entrée le préposé nous pria d'attendre la décision du directeur. Nous avons attendu pendant une heure avant de pouvoir entrer. Il devait y avoir eu de nombreux  conciliabules  et de coups de téléphone pendant notre attente. Avant la visite proprement dite d'une aile de la prison le directeur nous a reçu dans une salle de réunion et nous a expliqué qu'il avait toujours été bon pour les détenus étrangers, car c'était toujours le même directeur, et il essayait de le prouver en affirmant qu'avant l'arrivée des troupes alliées il n'avait remis aux autorités militaires de la région que les détenus allemands. S'il n'avait pas remis les étrangers on peut supposer qu'il savait pourquoi on devait les remettre. Il n'a probablement jamais été inquiété.

Certains détenus de notre wagon pensent que nous serons dirigés vers les Alpes bavaroises où les Allemands pourraient encore tenir pendant un certain temps.  Nous pourrions alors servir d'otages aux dirigeants du 3e Reich. Cette  idée semble rallier la majorité des avis.   N'avons-nous pas parmi nous des membres relativement importants de la Résistance et des Services de Renseignement des pays occupes. Et puis nous ne serons peut être pas les seuls. Nous pensons que les nazis responsables ne doivent plus que se préoccuper maintenant que de leur peau.

Après deùx jours de voyage éreintant le train s'arrête dans la gare de Magdebourg. Si mes souvenirs sont exacts nous nous sommes rendus en colonne vers la prison a l'exception des grands malades et des invalides qui furent transportés en véhicule.

Ce que nous voyons de la ville nous donne l'impression qu'elle a été désertée. les civils sont peu nombreux dans les rues. Des membres de la Volksturm, portant des uniformes incomplets semblent être les derniers défenseurs de cette ville.

Quand nous arrivons devant la prison non loin de l'Elbe nous voyons le Hauptwachtmeister Weber, connu sous le surnom Le Mikado, engager une discussion avec des membres du personnel. D'après ce que je peus comprendre les détenus de la prison ont été évacués ailleurs et ils ne veulent pas de nous. Ce n'est pas étonnant car nous entendons le bruit du canon, les Américains nous suivent de près.

La porte s'ouvre enfin et on nous enferme à trois par cellule avec vue sur le préau intérieur au milieu de quatre ailes immenses. Cette prison doit être vide car aucun visage n'apparaît aux fenêtres des cellules d'en face.

Elle ne l'est toutefois pas entièrement car quelqu'un, qui doit se trouver au dessus de nous, appelle par la fenêtre. Le détenu situé au dessus de notre cellule est un travailleur déporté brugeois arrêté pour vol depuis deux jours. Il prévoit que la ville sera conquise le lendemain car, dit-il,les Américains ont franchi l'Elbe au Sud de la ville et sont occupés à l'encercler.

Après de si bonnes nouvelles je ne puis m'empécher de lui denander s'il a de quoi fumer. Il veut bien me céder une cigarette mais ne sait comment me la faire parvenir. Après quatre ans de prison un problème pareil est vite résolu, car bientôt apparaît devant la fenêtre une cigarette au bout d'une ficelle. N'ayant qu'une boite d'allumettes dont il ne voulait pas se désaisir il me conseilla de demander du feu au gardien.

Je risque ou je ne risque pas ? Pourquoi pas après tout, la fin est proche et les gardiens de prison ont intérêt à se montrer aimables. J'appuie sur le bouton qui actionne le levier d'appel à l'extérieur. Après un bon moment des pas s'approchent et un gardien apparaît dans l'encadrement de la porte. Très poliment, comme si c'était la moindre des choses, Je lui ai demandé du feu. Il referma violemment la porte en hurlant - Comment du feu! - Et quoi encore ? Il y avait un certain progrès car il ne m'avait pas confisqué ma cigarette que je parvins finalement à allumer grâce à une nouvelle intervention auprès du jeune Brugeois.

Des canons anti-chars ou anti-aériens sont installés à proximité de la prison car nous entendoné des coups de canons très rapprochés et de longues salves de mitrailleuses qui semblent indiquer que les chars américains ne sont pas loin. Nous percevons même le grondement de leur énorme moteur. Les canons situes autour de la prison ripostent et trahissent ainsi leur position aux libérateurs qui tirent dans notre direction. Pendant une partie de la nuit un vacarme assourdissant nous empêche de nous reposer et le ciel reflète partout des lueurs d'explosions.

Dans la matinée on nous fait descendre dans la cour en face de la porte de sortie. Mikado nous dit alors que nous allons marcher en direction de Brandenburg. Tout détenu qui s'arrète, sort des rangs ou ne peut plus suivre sera abattu sur place. Il ajouta que les malades et ceux qui ne se sentaient pas capables de marcher se groupent. Ils seront transportés en véhicule à Burg, but de la première étappe.

J'avais à prendre une décision qui pouvait être lourde de conséquences. J'avais toujours été un bon marcheur avant la guerre et une étape de cinquante kilomètres, tout équipé, en portant même parfois une partie de l'équipement d'un de mes hommes ne me rebutait pas à l'époque. Les grandes manoeuvres de Spa en 1938, à l'issue desquelles nous avions défilé devant notre Roi, avaient été une de mes plus belles prestations dans ce domaine. La situation était bien différente maintenant. Mon moral était toujours bon mais je me sentais si moche. Si je me mettais du côté des malades je risquais d'être abattu immédiatemen, ou un peu plus loin, puisque j'avouais ainsi ne pas pouvoir suivre. Je n'avais comme les autres que quelques secondes pour me décider mais la vue de mes camarades Maes, Spiessens, Van der Borgt, du docteur Castelain et d'autres amis couchés sur des civières à même le sol, me fit comprendre que je devais me mettre du côté des malades et des infirmes.

Nous attendions à ce moment tous un miracle qui pouvait survenir d'un moment à l'autre tellement les tirs des mitrailleuses lourdes paraissaient proches.

Il vint à l'idée de Mikado de faire l'appel des détenus car il devait se rendre compte qu'il en manquait. Comme bon fonctionnaire responsable il devait en avoir la liste complète. Un détenu, un certain Delafaille, fut chargé de la lecture à haute voix les noms de la liste et chaque appelé devait répondre par "Ja".

Certains détenus eurent vite fait de répondre à la place d'un autre et le compte n'y était pas au grand dam du préposé et de Mikado. Chacun avait compris que nous devions gagner le plus de temps possible et essayer de retarder le départ. De nouvelles tentatives furent faites, toutes aussi infructueuses. Finalement le Mikado renonça à faire l'appel et donna l'ordre de partir. les Américains n'étaient toujours pas arrivés.

Mikado n'avait pas menti car un camion bâché se trouve à proximité de la sortie. Le chauffeur qui est un détenu allemand de droit commun discute avec des membres du personnel qui semblent s'énerver. Je crois comprendre, et je l'espère de tout mon coeur, que le camion est en panne. Je suis la scène avec grande attention car, si panne il y a, elle peut avoir des conséquences importantes pour chacun de nous. Le chauffeur s'installe dans sa cabine et essaye de démarrer sans succès. Il a peut-être saboté son véhicule le bon bougre! C'est bien possible.

La discussion prend fin et nous devons réintégrer des cellules avec vue sur l'extérieur. Je me félicite d'avoir choisi le côté des malades car notre libération est imminente. Ma bonne étoile continue à me protéger.

Dans l'après-midi les sirènes de la ville se mettent à hurler pendant de longues minutes. Ce n'est pas le même ton que l'alerte aérienne et je suppose qu'il s'agit de l'alerte chars. Nous entendons des cris et des éclats de voix dans la rue qui se trouve sous nos fenêtres. Des gens affolés s'engouffrent dans un abri anti-aérien, d'autres en sortent, c'est la pagaille la plus complète. Il ne s'est pourtant rien produit pendant cette alerte.

Pendant toute la nuit nous avons entendu le vacarme assourdissant des canons et des mitrailleuses lourdes. La matinée se passa dans une ambiance plus calme. Notre espoir d'être libérés ne se réalisa pas car vers midi on nous fit sortir pour embarquer les civières avant de prendre place à notre tour dans le véhicule qui a été remis en état de marche. Il est environ treize heures quand nous sortons de la prison. Quelle déveine !. Il s'est produit une chose affreuse ce vendredi 13 avril 1945, mais je l'ignorais alors. Ce jour là, au Camp de Mauthausen, j'ai perdu mon excellent et courageux ami Carlo De Groot,assassiné par des SS. Etant supersticieux il avait dit prophétiquement un jour que le vendredi 13 ne lui portait pas de chance. Pour moi ce fut un jour de chance.

La ville était sur le point d'être encerclée et nous franchissons l'Elbe en direction de l'Est par le seul pont qui semblait encore être contrôlé par la Wehrmacht.

Le camion roule à allure réduite et dépasse de nombreux groupes de civils qui poussent ou traînent toutes sortes de véhicules charges lourdement. Cet exode ressemblait étrangement à celui dont j'avais été le témoin en mai 1940. De temps à autre notre véhicule ralentit encore pour traverser des chicanes constituées de gros troncs d'arbres,  barrages anti­chars improvisés. Il ne me restait alors qu'à me consoler de notre départ en pensant aux copains que j'allais probablement retrouver.

En cours de route un de mes compagnons m'a passé un tract en allemand qu'il dit avoir ramassé dans la cour de la prison de Magdeburg. Ce tract s'adressait aux Forces armées allemandes qui étaient invitées à ne plus combattre, le nom de Görderer, bourguemestre de Leipzig y figurait notamment, mais la lecture était tellement malaisée par le cahottement du véhicule que je l'empochai en me promettant de le lire plus tard.

Nous atteignons une agglomération et nous nous arrêtons devant un nouveau barrage. Je vois que le gardien-chef a engagé une conversation animée avec un militaire casqué portant sur la poitrine une garniture métallique brillante - un Feldgendarm! Deux lettres S, en blanc sur le côté du casque, accrochent mon regard. C'est un sous-officier de la SS Bahnfeldgendarmerie. Je crois comprendre que la colonne de détenus a déjà quitté les lieux.

J'interroge une femme qui s'est approchée du véhicule avec quelques autres personnes. Elle me dit que nous sommes à Burg et qu'elle était de nationalité belge. Elle semblait, je ne sais pourquoi, craindre l'arrivée des Américains.

D'autres SS se sont joints aux deux hommes et participent à la conversation. Enfin nous repartons à mon grand soulagement car je sais ce dont ces hommes sont capables. Les habitations de Burg s'espacent le long de la route, et dans un champs, à droite de la route, des militaires sont installés dans, ou à proximité de tranchées peu profondes qui semblent avoir été creusées à la hâte et je me souviens que j'ai connu cette situation pendant la campagne de mai 40. De suite après cette image la route s'enfonce dans un bois où deux à trois cents mètres plus loin le camion s'arrête. Le Mikado, qui depuis notre départ de Magdeburg était en civil, se présente à l'arrière du véhicule un revolver à la main. Il nous dit de descendre mais cela ne se fait pas sans mal car dans une grande nervosité il faut aussi décharger nos compagbons gravement malades et qui sont couchés sur des civières.

Ouand tout ce petit monde eut installé sur le bas-coté de la route, nous étions à vingt-deux ou vingt-trois, Mikado désigna du bras la direction de l'Est et nous dit simplement - Sie sind frei ! - Richtung Brandenburg marchieren ! - Die Bahn nicht verlassen ! (Vous êtes libres !- Marchez en direction de Brandenburg ! - Ne quittez pas la route !)

II s'installa ensuite à côté du chauffeur et le camion repartit dans la direction d'où il était venu. Libres .'Libres ! Nous étions libres !

Quand il s'était montré à l'arrière du véhicule en brandissant son arme et en nous faisant descendre j'avais pensé que le gardien-chef allait nous abattre dans le bois touffu. Il ne l'avait pas fait, d'accord, mais notre situation n'était guère brillante. Il nous a abandonné tout simplement.

Sur une civière un seul détenu clame sa joie d'avoir retrouvé la liberté. C'est un Hollandais, un des condamnés à mort qui avaient été évacués avec nous de Wolfenbüttel. Je vis à ce moment qu'il était cul-de jatte... une histoire de foux !

Certains malades couchés nous regardent fixement et j'ai subitement le sentiment qu'ils ne comptent plus que sur ceux qui sont encore debout pour être aidés. Que pouvait-on faire ? Deux ou trois d'entre eux gémissent faiblement. Le brave Spiessens, le vigoureux compagnon de cellule à Anvers, n'en a plus pour longtemps. Parmi ceux qui peuvent encore marcher certains sont aussi en piteux état. Nous nous rendons tous compte qu' il nous est impossible de continuer notre route à pied.

Pourquoi devons-nous aller à Brandenburg ? Pourquoi ne pouvons nous pas nous écarter de la route ,si nous sommes libres ? Je sens confusément qu'il y a un piège, mais quel piège ? Il aurait pu nous laisser à Burg, ce salaud. Je me posais des questions mais j'étais si las. De nombreux détenus ne se rendaient même pas compte de ce qui se passait. Ils n'avaient jamais rien compris, ils ne se doutaient de rien et leur seul souci était de prier.

Malgré ma lassitude j'ai conscience qu'il m'appartient de prendre une initiative. Ne suis-je pas le plus ancien NN ? Je suis aussi le seul à pouvoir m'exprimer en allemand, du mojns je le crois. Dans une situation pareille cela peut en­core être utile et... quand les Américains seront à nos côtés je ne parlerai plus jamais l'allemand.

Je me dis qu'il doit être possible de trouver de l'aide à Burg qui doit être éloigne de deux kilomètres et y trouver abri dans l'une ou autre cave en attendant l'arrivée des chars américains. Si je retrouvais la Belge.... !

Ce projet me semble réalisable, à moins de nous enfoncer dans le bois et attendre ?

J'opte pour la première solution et le Liégeois Albert Tonglet qui souffre d'une pleurésie ainsi que le pompier d' Etterbeek Georges Hoyez qui lui n'est pas en meilleur état s'offrent pour m'accompagner.

Nous avançons lentement le long de la route et nous débouchons à l'endroit où j'avais aperçu des militaires près de leur tranchée. Un véhicule s'est arrêté à leur hauteur et un soldat lance dans leur direction des petits paquets qu'ils ramassent sans enthousiasme. Les militaires dont certains sont munis d'un Pantserfaust ont dépassé la quarantaine et nous regardent avec compassion qu'ils prouvent en nous envoyant deux ou trois de ces paquets qu'ils viennent de recevoir. Nous les en remercions d'un geste. Ils contiennent chacun une vingtaine de biscuits secs, durs comme de la pierre et je comprends leur manque d'enthousiasme quand ils ont reçu leur ravitaillement.

Il faut à tout prix éviter de rencontrer les SS qui controlaient  la circulation près du barrage aussi doit-on quitter la route à cet endroit où commencent à s'échelonner les premières maisons. A notre gauche,très loin au dessus de la colline toute verte, je crois apercevoir de petits objets sombres qui bougent lentement. De temps à autre s'échappe de ces objets une fumée blanche de courte durée. Des chars !? Ils descendent lentement la colline..

Les quatre ou cinq premières maisons situées à notre gauche sont suivies en bordure de la route par des petites prairies quivies elles-mêmes par d'autres maisons. Derrière ces maisons et leur jardin il y a une rivière, ou un petit canal, de dix à douze mètres de large et qui est parallèle à la route. Le cours d'eau est infranchissable dans l'état où nous sommes, aussi ne nous reste-t-il que la possibilité d'avancer derrière les maisons en franchissant une à une les haies peu élevées qui séparent les jardins. Ce n'était pas si aisé que je le pensais et nous devions nous aider pour avancer. A l'avant-dernière haie nous sommes surpris par un grand berger, allemand bien entendu, qui s'est planté devant nous la lèvre retroussée et montrant ses crocs. Nous ne pouvions plus avancer ni reculer.

Le chien était suivi d'une femme d'une quarantaine d'années qui nous ordonna de la précéder et c'est ainsi que en traversant la cuisine puis un couloir nous avons rejoint le bord de la route toujours suivis par la femme et le chien. Deux ou trois voisines sortent d'autres maisons et je tente vainement de leur expliquer le motif de notre, présence. Menaçantes et excitées elles discutent entre elles et les mots - police - terroristes et parachutistes reviennent sans cesse. Je ne suis pas rassuré le moins du monde sur la suite des évènements et pour me donner raison voici que s'amène, venant de la direction de Burg, une motocyclette à nacelle latérale occupée par trois militaires casqués.

L'engin s'arrête à notre hauteur. Un coup d'oeil m'a suffi pour reconnaître les lettres SS sur leur casque et la plaque "Feldgendarmerie" qu'ils portent comme un grand collier sur leur long manteau vert. Ils portent, en diagonale sur le dos, une mitraillette sauf le troisième, installé dans sa petite nacelle, qui la tient des deux mains devant lui. Quelques insignes argentés sur leurs épaulettes me font supposer que ce sont des sous-officiers. Ils sont très jeunes.

Celui qui semble être le chef interrompt le récit de l'Allemande par un - Ich weiss ! ( Je sais). Ils nous regardent d'une façon qui me donne le frisson. La gorge serrée, sans salive, je prends la parole en essayant de me dominer en lui expliquant la situation et pour le convaincre j'ai dégagé le haut de ma poitrine où apparaît un gros abcès froid. Pendant ce temps celui qui se trouve derrière le conducteur a dégagé sa mitraillette et la tient comme le troisième dirigée vers nous. Après quelques instants de réflexion le chef de la patrouille demande qui de nous trois est capable de marcher et quand je me fus présenté il me dit de me rendre au poste qui se trouvait à un demi kilomètre. Il ajouta que mes deux camarades seront gardés par les femmes et qu'après leur retour, dans une heure environ, ils seraient abattus si je n'étais pas revenu. Il me fit signe de partir.

J'ai peur, affreusement peur, et je m'éloigne d'abord lentement en me retournant. Les deux armes sont dirigées sur moi et je crains de ressentir dans le dos les aiguilles mortelles qui doivent précéder les détonations. J'accélère alors le pas en pensant que chaque pas augmentait mes chances, car le tir deviendra moins précis. Je suis bientôt hors de portée, me retourne encore une fois pour voir s'éloigner le véhicule en direction du bois.

J'ai alors été pris par une horrible tentation de fuir, mais ce serait la mort certaine pour Georges et Albert. Vette tentation est forte, l'instinct de conservation sans doute, mais quelques chose me dit que je ne puis le faire. C'est probablement cela la conscience. Et puis j'essaye de me rassurer en me disant que les SS se rendent aussi compte que la fin est proche et que la crainte du châtiment est une bonne conseillière. Et puis, n'ai-je pas eu toujours de la chance?

Je ne suis bientôt plus très loin du poste et subitement je me rappelle que j'ai dans ma poche de mon veston une carte rouge de NN et in tract qui invite les Allemands à se rendre. En marchant je laisse tomber les documents dans le petit fossé qui borde la route. Arrivé au poste je fais part de ma mission a un des SS qui me dit d'aller chercher mes camarades.

C'est ainsi que nous sommes revenus à trois vers le poste des SS, mais à deux ou trois cents mètres de celui-ci un des SS était venu à notre rencontre et quand nous sommes arrivés à sa hauteur il nous a fait signe de le suivre. Nous suivons ainsi un sentier qui, bordé par quelques arbres imposants, s' enfonce à gauche de la route en direction de l'arrière d'une grange devant laquelle s'étale une petite prairie.

En déguainant alors son revolver il nous dit de nous placer contre le mur.

A ce moment précis j'ai compris ce qui allait nous arriver. Notre libération sur la route était donc bien un piège. Derrière le SS qui pointait son arme j'apercevais les chars américains que je distinguais mieux que la fois précédente. La liberté était si proche et je devais mourir.

Mes deux compagnons avaient aussi compris et s'étaient laissés glisser sur les genous à mes côtés en joignant les mains en signe d'imploration. Ces quelques secondes me parurent tellement longues et resteront toujours gravées dans ma mémoire.

Je ne sais ce qui m'a pris, l'instinct de conservation sans doute, car, debout devant le SS et le fixant dans les yeux, j'ai parlé et continué à parler sans arrêt. Il ne tirait pas mais dans ses yeux je voyais la détermination implacable. Même les arguments que nous étions des Flamands et que nous n' étions pas des détenus politiques ne modifiaient pas le regard de celui qui allait tuer de sang froid. Ma volonté de vivre était aussi forte que la sienne de tuer. Il m'écoutait pourtant, se demandant peut-être comment il était possible qu'un terroriste barbare parle si bien sa langue. Je lui montrais aussi mon abcès en écartant des deux mains le haut de ma chemise mais il semblait toujours décide a tirer.

Mon ultime argument fut de lui dire - Vous avez aussi une mère - A ce moment il m'a semble que l'expression de ses yeux s'est adoucie, puis il baissa lentement son arme. Le plus dur était passé.

Une dizaine d'autres compagnons malades furent amenés par petits groupes de deux ou de trois, se qui me fit penser qu'ils avaient aussi essayé de se réfugier à Burg. Il y avait parmi eux Jean de Radiguez, l'adjudant Hanssens, L. Vandenbempt de Bruxelles et Thielemans, qui avait un jour dit qu'il était le beau-fils de Neuray, de la "Nation Belge"

Un des sous-officiers SS nous avait dit d'attendre la visite d'un Officier. Il devait être seize heures. Nous étions assis sur l'herbe sous la surveillance menaçante d'un tout ieune SS qui s'amusait à nous terroriser en pointant son arme en notre direction et en nous promettant une fin imminente.

Poursuivant mon idée j'essayais de convaincre mes compagnons de déclarer à l'Officier SS quand il viendrait que nous étions des détenus de "droit-commun". Mes amis ne semblaient pas avoir compris la situation et certains d'entre eux ignoraient ou ne voulaient pas croire ce qui c'était passé devant le mur de la grange. Ternis ou quatre compagnons refusèrent en disant qu'ils étaient des P.P. et qu'ils tenaient à le rester. J'eus de la peine à leur faire admettre que dans ce cas ils devaient minimiser le motif de leur arrestation si l'officier s'informait à ce sujet. Je me souvenais qu'en 1944 dans un de ses discours à la radio Goebbels avait déclaré - "Fur Verbrechern gibst keine Betten frei !" J'avais toujours été persuadé que cette phrase (II n'y a pas de lits pour les malfaiteurs) était l'expression de leur volonté d'exterminer leurs adversaires,incarcérés, autres que les prisonniers de guerre.

Quand un Oberleutnant élégant et mince s'amena je réussis à devancer Thielemans qui voulait prendre la parole au nom de tous. Le Mikado, comme je le supposais devait avoir dit au poste une heure auparavent que nous étions des gens à liquider car il s'enquérit d'emblée du motif de notre détention. J'avais subtilisé quelques kilos de sucre dans un wagon de chemin de fer, ce qui m'avait valu une condamnation légère. Il voulut en savoir plus et quand je lui eus expliqué que notre peine de prison avait pris fin mais que l'envahissement de la Belgique par les Alliés avait empêché notre retour dans notre pays il parut se contenter de cette explication. Je lui suggérai dans cet ordre d'idée notre transfert à Brandenburg. Il décida alors à notre grand soulagement de nous autoriser à embarquer dans un véhicule de la Wehrmacht qui se dirigerais dans cette direction. Quelques minutes plus tard nous nous trouvions assis dans le fossé devant le barrage routier.

Ce qui venait de se dérouler n'était pas le fait du hasard. Je m'étais demandé depuis longtemps ce que les dirigeants nazis comptaient faire des prisonniers NN avant l'arrivée inéluctable des Armées alliées en Allemagne. Sauf un coup d'état préalable ils ne pouvaient procéder que de deux façons: se servir de nous comme ôtages dans une dernière tentative d'échapper à un juste châtiment ou nous faire massacrer, ce qui correspondait mieux à leur fanatisme et à leur idéologie barbare.

J'étais enclin par optimisme à rejeter cette dernière éventualité, mais dans ce cas ils devaient nous présenter en bonne condition physique. Seuls les détenus NN et les condamnes a mort avaient été évacués de Wolfenbüttel, ce qui ne pouvait se justifier que par l'exécution de certains ordres. Nous avions pense aux Alpes bavaroises , mais cette évacuation ne cachait-elle pas autre chose ?

Le hâte, dont faisaient preuve nos convoyeurs pour nous soustraire aux Forces américaines,ne prévoyait rien de bon pour nous, le l'avais constaté à Magdeburg. Il m'avait sembléimportant dès lors de taire soigneusement aux SS notre qualification de Nacht und Nebel et nos activités antérieures anti-allemandes. Le gardien-chef de Wolfenbüttel n'était plus là pour nous contredire. A l'exception de Hoyez et Tonglet en dernière minute les autres compagnons ne s'étaient doutés de rien.

Ce n'est que longtemps après la fin de la guerre que des preuves irréfutables permirent de  comprendre le méchanisme diabolique qui avait été mis au point pour liquider les ennemis du régime et les éléments qu'ils  appelaient associaux, avant l'arrivée des Forces alliées  au  coeur de l'Allemagne.

Goebbels peut l'avoir répété mais Hitler en personne avait fait comprendre lors d'un  discours prononcé au Palais des Sports à Berlin, le 30 septembre 1942, que les criminels   (Verbrechern) et les  "Unanstandigen" ne survivraient pas à la fin de la guerre. Ils ne pouvaient pas avoir un sort meilleur que les jeunes Allemands qui se faisaient tuer au front.  Un accord  fut conclu douze jours plus tôt entre le Ministre de la JusticeThierach et le  "ReichfUrher SS" Himmler, qui était aussi Chef de la Police allemande, pour permettre  la livraison de certaines catégories de détenus justiciables du Ministère de la Justice au Reichführer SS pour les  "détruire" par le travail. C'est ainsi que l'on peut déjà comprendre comment les membres du Parti National notamment, qui avaient pourtant bénéficié d'un acquittement le 15 mai 1943, furent remis aux mains des SS et internés dans un camp de concentration parceque "dangereux pour l'Etat", un des camps où la liquidation des  internés "par le travail" était l'unique objectif.

La main-mise progressive des SS sur l'appareil judiciaire traditionnel rendit aisé la réalisation de l'objectif d'Hitler et du Parti qu'il exprima dans son discours du 30 septembre 1942   (André Hohengarten-" Das Massaker im Zuchthaus Sonnenburg" -Verlag Skt-Paulus Druckerei-AC- Luxembourg)

Le  sort des NN qui avaient été jugés innocents fut définitivement réglé par le Chef du Commandement Supérieur des Forces Armées  le Maréchal Keitel dans ses directives du 6 novembre 1943 ayant pour objet: Interdiction de communiquer avec le monde extérieur.

"1. Si, au cours de la procédure miliraire en Allemagne et avant  l'audience principale, il  est  établi qu'un inculpé  est innocent ou insuffisamment suspect, il doit être remis à la  "Geheime Staatspolizei" (GESTAPO); cette dernière décide si la personne en question peut être remise en liberté en territoires occupés ou si on doit la garder.

2. Des inculpés ayant bénéficié, en vertu d'une décision prise par des tribunaux militaires  en Allemagne, d'un acquittement ou d'un non-lieu ou qui  ont purgé  complètement,   pendant la guerre, une peine prononcée par un tribunal militaire, doivent être remis à la Gestapo pour être gardés par cette dernière jusqu'à la fin de la guerre.

3. L'OKW peut déroger  ...   etc.

(Traduction Nuit et Brouillard - L'Opération terroriste nazie - 1941-1944-G.Quintel-Claviers)

Au moment où les opérations militaires commencèrent à se développer en territoire allemand des directives générales secrètes, émanant du Ministère de la Justice du Reich, furent adressées aux procureurs généraux responsables. Ele prescrivaient les mesures qu'ils devaient prendre, en collaboration avec les Commisaires de Défense des Régions  et les Chefs SS de la Police rattachés à ceux-ci,  pour l'évacuation des territoires menacés par les établissements de justice (Prisons).

Ces mesures prévoyaient notamment la mise en liberté de certaines catégories de détenus  (peines légères ou récupérables) l'évacuation des autres vers l'intérieur du Pays. Quand l'évacuation n'était plus possible les détenus NN en premier lieu et d'autres catégories bien  spécifiées devaient être remis à la POLICE, dépendant du Commissaire de Défense de la Région, POUR  LIQUIDATION. Il était même prévu que les exécutions devaient se faire en  dehors des zones habitées, à l'abri de témoins, et que les traces des exécutions devaient  être écartées soigneusement. Dans de nombreux cas toutefois, par manque de moyens ou pour toutes sortes de motifs, ces directives ne furent pas mises à exécution. (Document  cité par A.Hohengarten)

Sans le savoir j'avais réussi à me sauver et à  sauver les douze autres compagnons en  niant notre qualification de prisonnier Nacht und Nebel.

Les SS vérifient les documents de tous les véhicules qui passent et jettent un coup d'oeil   rapide à  l'intérieur de ceux-ci. Je ne m'intéresse qu'à ceux qui viennent de  la direction de Magdeburg, qui sont susceptibles de nous embarquer. Plusieurs camions se sont déjà  présentés mais les SS semblent nous ignorer complètement. A ceux qui le demandent ils accordent toutefois l'autorisation de s'isoler un peu plus loin, ponctuée d'un - Aber schnell   !.  Les véhicules, parfois vides, se succèdent sans interruption et nous ne partons toujours pas. Je commence à m'inquiéter et j'observe attentivement les deux sous-officiers SS de  service. Après chaque contrôle ils s'entretiennent à quelques pas de moi.

Mon coeur se serre tout à coup quand j'entends l'un dire à l'autre - Il est bientôt six heures, notre garde va finir et selon les règlements nous devons abattre  ces gens que nous ne pouvons pas abandonner. Non de D..!  C'est pour cela que nous ne  sommes pas embarqués. Je crie aux autres - Nous devons partir, sinon nous sommes foutus !

Un camion ouvert vient de s'arrêter. Je me lève, m'agrippe à la ridelle basse latérale en prenant appui  sur la roue arrière, et je parviens à me hisser sur le véhicule. Les autres, comme des moutons,  se sont aussi  levés, s'approchent et je les aide à monter dans le véhicule. Les deux SS surpris n'ont pas le temps de réagir, se regardent, et finalement nous laissent faire. Ils donnent alors des  instructions au convoyeur et le camion se met en marche. Ouf! J'ai eu chaud.

Après quelques  instants nous passons devant l'endroit où les camarades avaient été déchargés mais nous ne les voyons plus. Je n'ai jamais su exactement ce qui  est advenu à la dizaine de malades abandonnés sur le bas-côté de  la route car ils ne sont pas rentrés.   J'ai la conviction intime  qu'ils furent achevés par les trois SS qui s'étaient arrêtés près des femmes et qui avaient dit qu'ils reviendraient dans une heure. Ce n'est pas par hasard que le Mikado nous avait abandonné  "en dehors d'une  zone habitée, à l'abri de  témoins...". Certains prétendent qu'ils furent hospitalisés avant de mourir, et aucun n'aurait remis un message pour les siens? Ils n'étaient pas tous à l'article de la mort. Je n'ai plus revu les  camarades SpiessensVan der BorgtMaes,   le docteur Castelein  et les autres que je ne connaissais pas, y compris le cul de jatte.

Nous roulons  toujours dans le bois et deux avions à étoile blanche survolent la route. Le  chauffeur les a aussi remarqué et il appuie sur la pédale des freins. Les deux Allemands se  jettent a l'intérieur du bois et nous invitent à les suivre. Un canon anti-char doit se trouver à la lisière du bois non loin de l'endroit où nous  sommes couchés. Ce canon tire des rafales d'obus, du 20 mm probablement,  en direction des avions qui tournent en rond au dessus de nous. Les détonations sont assourdissantes et un des avions amorce un piqué dans notre direction. C'est une illusion d'optique car la bombe  qu'il lache tombe une centaine de  mètres plus en avant et le canon cesse de tier. Je commence à comprendre la manoeuvre des troupes US  qui, ayant franchi l'Elbe au Sud de Magdeburg,  se rabattent sur Burg pour isoler les unités allemandes qui tiennent le secteur de Magdeburg.

Nous entrons dans Genthin et le camion pénètre dans la cour intérieure d'un vieux bâtiment qui doit être un commissariat de police de l'endroit. Les militaires s'entretiennent avec  les policiers pendant qu'une femme aimable nous demande si nous avons mangé. Il fait déjà presque nuit. Nous sommes conduits sous les combles par un escalier en bois très étroit. Le grenier,  où  nous  entrons,  a été transformé en petite pri­son. De chaque côté d'un  couloir central sept ou huit cages en bois, avec porte et plafond en treillis métalliques,   sont destinées à des détenus. Ces cages sont éclairées faiblement par deux lampes uniques qui pendent très haut au dessus du couloir central.

La femme, qui doit être la concierge ou l'épouse d'un policier, nous a préparé un bon potage bien épais qu'elle complète par un morceau de pain noir. Je tiens à signaler qu'elle vint nous demander si  le potage nous avait plu. La journée avait été harassante pour nous et les  émotions accumulées au cours des dernières heures avaient fait place à une grande fatigue.

Nous sommes réveillés le matin de ce quatorze avril par des voix auxquelles nous ne  sommes pas habitués. C'est en anglais, mais qui a une intonation différente de cette langue que j'ai apprise il y a plus de sept ans. Sommes nous libérés ? Non, nous avons vite compris que ces grands garçons sympathiques et bien nourris sont des membres de l'équipage d'une forteresse volante qui s'est écrasée la veille. Ils ont réussi à utiliser leur parachute et c'est ainsi qu'ils nous ont rejoint dans la Polizeigefängnis de Genthin. Ces hommes nous servent le pain et le café du matin et ne se soucient nullement de nous. C'est à peine  s'ils prêtent attention à nos propos. Leurs cellules inconfortables sont ouvertes et ils peuvent circuler librement dans le grenier. Les Allemands semblent leur montrer beaucoup d'égards malgré la présence parmi  eux de deux hommes de couleur. Il me passe par la tête  que les Allemands  s'apprêtent à adorer de nouveaux dieux.

Pendant une demi-heure nous pouvons nous dégourdir un peu les jambes dans le couloir central au bout duquel  se trouve une petite cellule dans laquelle je distingue un homme revêtu d'un uniforme d'officier. Je lui demande ce qu'il fait là et il me répond en disant qu'il  est officier dentiste, que cette guerre est de la "merde" et qu'il l'a dit à qui voulait l'entendre. Des SS l'ont amené ici et il attend que son supérieur vienne le  libérer. Je lui demande s'il sera fusille. Surpris un moment par ma question il me répéta que son chef lui avait fait la promesse de venir le chercher.

Je ne sais pas si  son commandant a tenu sa promesse, mais le lendemain matin, trois hommes l'ont fait sortir de sa cellule et sont partis avec lui.

Nous avons fait nos adieux aux Américains et un véhicule nous amène en direction de Brandenburg où nous arrivons dans l'après midi. Pendant le trajet  j'ai mûrement réfléchi  à  la situation. Je savais que les autres détenus valides du convoi de Wolfenbüttel s'y trouvaient mais je devais me faire passer pour un détenu de droit  commun. J'envisageai un moment de fournir une autre identité en arrivant à destination pour que cela réussisse,   mais  la pensée que mes proches auraient toujours ignoré mon sort en cas de décès me fit  renoncer à cette  idée. Nous entrons dans l'énorme  prison  de Brandenburg-Görden située dans les faubourgs de l'Est de la ville. Il devait y avoir un grand nombre de détenus et   j'espérais, en donnant de faux renseignements à la réception, que le personnel  administratif de la prison ne fasse pas le rapprochement entre nous et les autres camarades qui devaient être arrivés deux jours auparavent.

Comme prévu nous sommes conduits au bureau de  réception et quand mon tour arrive je  décline mon identité et raconte mon histoire de sucre. Le préposé aux écritures indique  dans un registre, après réflexion, KWVO (abbréviation de "Kriegswirtchaftverordenung"  -Ordonnance sur  l'économie  de  guerre) dans la rubrique relative au motif de la détention.   J'étais devenu ainsi un détenu de "droit commun" et je pensais ainsi échapper à la qualification de Nacht und Nebel. Pourvu qu'ils ne découvrent pas que je viens aussi de Wolfenbüttel comme les autres.

J'ai aussi montré mon abcès au fonctionnaire et c'est pourquoi je fus conduit dans le bloc  infirmerie où j'ai été introduit dans une grande cellule pour malades après avoir reçu une tenue de prisonnier identique à celle que j'avais toujours portée depuis Sonnenburg.

Les inscriptions suivantes ont  été retrouvées à mon  sujet dans deux registres différents de la prison de Brandenburg-Görden qui sont conservés dans les archives de la Croix-Rouge Internationale à Arolson en R.F.A. Non seulement je n'étais plus un NN condamné relevant d'un "Zuchthaus" mais  j'étais devenu un prévenu à l'instruction de la justice locale de Brandenburg.

Entrée dans le premier registre:

"Zügange in das Zuchthaus BRANDENBURG-GORDEN von WOLFENBüTTEL am  13.4.45, dann weiter transportiert nach MAGDEBURG

N° 142 MICHOTTE Georges  -15.4.1918 -Ostende - B -  Strafende 5.5.53.

Traduction: Entrées dans le Pénitencier de Brandenburg-Görden venant de Wolfenbuttel le  13.4.1945,transporté  ensuite à Magdeburg

N°  I42    Fin  de  la peine 5.5.53

II s'agit ici de l'entrée administrative et d'une sortie fictive des NN malades qui étaient restés à Magdeburg mais qui figuraient sur la liste globale du convoi de Wolfenbüttel. C'est ainsi que les détenus tels que Maes, Spiessens et d'autres, qui avaient été abandonnés dans le bois à Burg et qui ne sont pas rentres ont pu être portés disparus à Magdeburg.

Entrée dans le second régistre:

"Untersuchungsgefangene von Gerichtsgefangnis Brandenburg (Prisonnier a l'instruction de la prison d'arrêt de Brandenburg)

Zugange am 15.4  (in Genthin aufgegriffene Gefangene) (Entre le 15.4. ( prisonnier saisi a Genthin)

N°  62/4 5 -MICHOTTE Georges - 5.4.18 - Zeichner - KWVO Remarque: Zeichner = dessinateur

Les  trois  occupants de  la  cellule sont des Allemands. Un des trois est un ancien député  Social-démocrate de Dortmund, un autre est un ancien Procureur et le  troisième  est un  soldat déserteur de  la Wehrmacht qui  selon ses propos doit être un pillard de la pire  espèce. Les deux premiers disent qu'ils sont détenus depuis 1933 et que depuis douze ans  ils avaient été internés dans un camp de  concentration. Cela ne me paraissait pas possible  car ils étaient en meilleur état physique que moi.

Je suis bien obligé de raconter ma petite  histoire de vol de sucre dans tous ses détails  et mes six mois de prison que j'avais écopé pour ce délit peu reluisant. J'étais classé à leurs yeux, et c'est avec mépris que les deux intellectuels vont me traîter dorénavant.

Ils s'entretiennent de la guerre et je ne puis participer à leur conversation sans me trahir.   Leur principal  souci semble être la reconstruction de la Grande Allemagne et je me rends  compte que ces adversaires de l'idéologie nazie  conservent des objectifs qui ressemblent  étrangement à celle-ci. Il me vint alors à l'idée que ces deux personalités s'étaient fait emprisonner récemment pour pouvoir être libérés par les Alliés et pouvoir jouer un nouveau rôle politique en Allemagne. Ce n'était qu'une idée et j'avais peut-être tort.

Je vais atteindre bientôt le cap de l'irréversibilité de ma maladie et il me faut des soins urgents. Les Allemands me déconseillent de demander la visite du médecin qui d'après eux est un  sadique, il est emprisonné pour meurtre,  qui ne se sent heureux que quand  les malades hurlent de douleur. Il parvient toujours à faire souffrir, même dans les cas les plus bénins.

Ce qu'ils m'ont raconté doit être vrai car le patient qui me précède hurle dans le local d'à côté. Quand le torse nu je montre mes abcès au bourreau, celui-ci les palpe d'abord. Il prend ensuite dans ses instruments de torture une énorme seringue qu'il enfonce dans l'abcès du sternum. En tirant vers lui la manette du piston il parvient à toucher l'os et, en  inclinant sa seringue dans tous les sens, il racle avec l'aiguille mon sternum de haut en bas  et de gauche à droite. Il a réussi à me faire horriblement mal et je dois serrer les dents à les casser pour ne pas hurler. J'avais décidé de ne pas crier quoiqu'il arrive. Pendant son travail il me regarde dans les yeux comme s'il attendait le moment tellement réjouissant pour lui,  mais il  en fut pour ses frais.

La seringue était pleine de pus. Il introduisit alors dans l'abcès un liquide au moyen du même instrument et il recommença l'opération dans le dos.

J'y suis retourné encore deux ou trois fois pour me faire soigner de la même façon. Devant son échec il s'abstint d'essayer de me faire hurler de douleur.

Le bruit lointain de la canonnade avait cessé depuis quelques jours et cela m'inquiétais car je m'attendais à l'arrivée des Américains d'un moment à l'autre. On racontait que Berlin était encerclée par l'Armée rouge et on se demandait laquelle des deux années allait nous libérer.  Nous ignorions les accords relatifs au franchissement de l'Elbe et au partage de l'Allemagne par les quatres grandes puissances.

La prison devait abriter approximativement trois milles détenus dont près de la moitié de nationalité allemande.  Les autres appartenaient à diverses nationalités des territoires occupés, même des Grecs qui avaient la réputation de n'avoir aucune moralité. Parmi les détenus allemands il devait y avoir de nombreux apposants au régime, en majorité des communistes. Quelques nazis, porteurs d'uniforme, semblaient déjà avoir pris le parti des vainqueurs et se trouvaient aussi parmi les détenus. Le fils d'un général allemand qui assurait la distribution de la nourriture dans le bloc infirmerie avait été arrêté en juillet 1944 en lieu et place de son père qui était impliqué dans le complot contre Hitler et avait réussi à se soustraire à son arrestation.

Je ne parvenais pas à savoir où se trouvaient les douze autres rescapés de Burg dont j'avais sauvé la vie. Certains d'entre eux étaient aussi handicapés que moi mais n'ayant pas osé ou voulu taire leur qualification de détenu NN ils n'avaient pas été admis à l'infirmerie.

Le 21 ou le 22 avril, dans l'après-midi, les gardiens ouvrirent les portes et les détenus doivent sortir. Ils nous conduisent à l'extérieur, où nous voyons d'autres groupes, et nous font pénétrer dans une cave qui se remplit rapidement. Pourquoi dans la cave ? Il n'y avait pas d'alerte ! J'ai un sombre pressentiment, que d'autres détenus doivent partager, et sans prononcer un mot nous nous sommes précipités en nous bousculant derrière de gros piliers. Nous nous attendons à voir ouvrir les portes subitement et à recevoir une pluie de balles mortelles ou de grenades explosives.

Amassés en grappes derrière les piliers en maçonnerie nous avons attendu pendant plus d'une heure dans la crainte de cet instant fatidique, et puis les portes se sont ouvertes. Sans aucune explication les gardiens nous ont reconduits dans nos cellules.

Le pourquoi de cet incident nous fut révélé huit jours après. Le Directeur de la prison avait reçu des instructions secrètes lui prescrivant de faire procéder à la "liquidation" de certaines catégories de détenus, dont les NN, avant l'arrivée des Alliés. Il parvint à convaincre ses proches collaborateurs, dont certains voulaient faire exécuter l'ordre, de s'y conformer s'il en recevait confirmation. La chance fut encore une fois de la partie car la communication téléphonique avec Berlin ne put s'établir, Berlin était encerclée et toutes les communications extérieures avaient été coupées. Notre vie a pendu à un fil, c'est le cas de le dire. Ce que nous ne savions pas alors c'est que le personnel du pénitencier de Sonnenburg qui avait participé au massacre ultime de plus de huit cents détenus se trouvait à Brandenburg-Görden.

Ce que les détenus de l'infirmerie ignoraient aussi, par un manque de contact avec les autres blocs de cette immense prison c'était que le 22 avril les gardiens et autres fonctionnaires qui avaient quelque chose à se reprocher avaient pris la fuite vers l'Ouest. A cette date aussi les comités de détenus communistes avaient engagé des pourparlers avec la direction et s'apprêtaient à prendre l'administration en main.

Les directives secrètes dont j'ai fait état quand nous avons été sur le point d'être massacrés à Burg prévoyaient la tenue à jour dans chaque établissement de justice de trois fichiers: les détenus libérables, les détenus à évacuer et les autres dont les NN à liquider par la Gestapo, cette dernière catégorie ne pouvant tomber aux mains de l'ennemi. Cette sélection préalable avait été appliquée à Sonnenburg et en d'autres lieux. Il était probable que je me trouvais à Brandenburg dans le fichier ou registre des "libérables" et que contrairement à ce que je croyais ma présence dans la cave le 21 ou le 22 avril m'aurait sauvé la vie si les directives du Ministre de la Justice du Reich avaient été mises à exécution. Dans ce cas j'aurais été le seul NN de Wolfenbüttel qui aurait échappé au massacre.

Le grondement du canon a repris et se rapproche. Le 26 avril, dans la matinée, un détenu allemand ouvre notre porte, et toutes les autres, en nous disant qu'elles resteront ouvertes mais que nous ne pouvons pas sortir de nos cellules. Nous obtenons ensuite du pain beurré et du fromage. A midi nous avons droit à un excellent repas. Tout est calme dans la prison nouveau style et nous ne voyons plus de gardiens.

Ma curiosité est plus forte que ma prudence et je sors de la cellule pour entrer dans la suivante où ,m'a-t-on dit, il y aurait un Belge. Le commissaire de police d'Ixelles Van Ausloos est couché et parle avec effort. Il doit souffrir du coeur car ses joues sont rosies et ses jambes gonflées. Je ne puis que l'encourager en lui disant que sa libération est imminente. Un autre patient est un jeune Français au nom slave. C'est le fils d'un membre de la noblesse russe qui s'était exilé en France après la révolution. Je souris déjà à la pensée de voir libérer le fils d'un noble russe par les fils de la révolution, car ce sont les Russes qui viennent.

L'excitation est à son comble ce 27 avril. Nous les attendons d'un moment à l'autre. Il ne peut plus rien se passer maintenant et je vais pouvoir être soigné de suite. A peine huit jours après la date fatidique, ce n'est vraiment pas mal. Ma cellule, où je dois toujours jouer la comédie, se trouve au rez de chaussée et la hauteur du mur d'enceinte m'empêche de voir ce qui peut se passer à l'extérieur de la prison. Ceux des étages supérieurs sont mieux placés et c'est ainsi que vers quinze heures nous entendons des cris et des hurlements de joie qui se répercutent dans les bâtiments les plus éloignés. Les Russes sont là, l' internationale chantée dans toutes les langues retentit dans la prison en délire. Nous sommes libres!

CHEZ LES RUSSES

C'est le moment de sortir de la cellule et de me rendre dans l'énorme cour intérieure où des centaines de détenus exultent de joie et agitent des drapeaux rouges dans tous les sens.   Certains portent un brassard de la même couleur et tentent de rétablir un calme relatif.   Cette foule entoure quelques militaires portant une étoile  rouge sur le béret. Munis de  bottes de cuir, une mitraillette à chargeur circulaire à la bretelle, ils se frayent difficilement un passage et se dirigent vers l'infirmerie  en distribuant à gauche et à droite des cigarettes. Je les suis et, est-ce l'effet du hasard, un officier russe pénètre dans la cellule du Russe blanc. Il s'entretient alors aimablement avec son compatriote et sort de sa poche un paquet de cigarettes américaines CHESTERFIELD dont il distribue le contenu à la ronde.

Les détenus communistes allemands, bien organisés, ont pris la direction de l'administration de la prison et nous sommes informés que nous devons nous conformer à leurs instructions, voici que cela recommence, et que chacun recevra à tour de rôle selon la liste alphabétique ses objets personnels et un document de libération. J'avais un bon bout de temps à attendre.

Des détenus à brassard rouge sont armés d'un fusil qu'ils doivent avoir pris dans le magasin d'armement. On raconte, mais je n'ai pas assisté à la chose, que les gardiens qui étaient restés avaient été présentés à la masse des détenus et que ceux qui s'étaient rendus  coupables d'exactions envers des prisonniers furent passée par les armes avec l'accord des Russes. Les autres prirent le chemin réservé aux prisonniers de guerre. Le lendemain j'ai vu une colonne de prisonniers dans laquelle je remarquai effectivement plusieurs gardiens de prison.

Derrière un des blocs des centaines de détenus se sont rassemblés devant un des bâtiments. Des fenêtres ont été brisées et je vois comment du deuxième étage où doit  se trouver la réserve de vivres des mains lancent des pains entiers dans le vide. Au dessous  c'est la curée et des centaines de bras essayent de saisir un pain au vol. Chaque pain est disputé âprement et des  coups sont échanges car chaque détenu se bat pour accaparer au moins un morceau du butin.

J'ai aussi l'envie de posséder un morceau de ce pain de la liberté mais mon état physique ne me permet pas de participer à cette bagarre. Je serais certainement piétiné dans la cohue.

Eloigné de cette masse en folie qui se renforce par de nouveaux participants je vois surgir de celle-ci deux hommes la tête baissée dont l'un tient un pain entier qu'il serre fermement contre sa poitrine. J'ai reconnu Balle et Robin de Marcinelle qui étaient dans l'atelier à Wolfenbüttel. Ils courent dans ma direction sans se douter qu'ils sont  poursuivis par un  détenu armé d'un couteau dont il est prêt à se servir. J'ai le temps de  crier - Attention -  pour les prévenir - et de lever la jambe au moment où le porteur de couteau arrive a ma hauteur. Il s'affale et, se trouvant alors devant trois adversaires, il se relève pour disparaître dans la masse.

Pour me remercier les deux Wallons me cédèrent un tiers de leur pain. En m'éloignant de  l'endroit du pillage  j'ai pu voir des détenus à brassard rouge s'approcher et menacer de tirer dans le tas.

Ma prmière visite fut pour Van Ausloos à qui je donnai une parti du pain de liberté. In n'a pas connu la joie de retrouver les siens.

Bien que libérés notre situation n'était pas brillante. La colonne russe qui a atteint la prison avait contourné Berlin et avait fooncé en direction de Brandenburg. Les troupes allemandes, du moins ce qui en restait, avaient dû céder le passage à cette masse d'hommes et de chars mais se regroupaient dans les bois et les villages de part et d'autre de l'axe principal de la percée russe. Ils attaquaient parfois des détachements isolés. De plus, la bataille pour la prise de Brandenburg commençait à peine et on pouvait craindre des contre-attaques allemandes contre l'avant-garde des troupes blindées soviétiques. C'est ce qui arriva le lendemain vers quatorze heures.

Des coups de canon rapprochés retentissent ainsi que des rafales de mitrailleuses lourdes. Des obus à pastille traçante passent comme des éclairs au dessus des bâtiments de la prison, les Allemands arrivent ! Allen raus ! (Sortez tous) J'ai le temps de prendre une couverture, mon bol et ma cuiller et je me précipite dans l'énorme cour devant l'entrée, pardon la sortie. En quelques instants deux à trois milles détenus se sont rassemblés. Des hommes au brassard rouge hurlent - Les malades restent ici ! Non, pas cette fois, car ce qui m' est arrivé à Magdeburg est encore frais dans ma mémoire. Une voix tonitrue - Les Allemands à gauche! - les autres à droite! J'ai eu le temps de ramasser un objet qu'un détenu a laissé tomber: c'est une clé de la prison. Cette masse se coupe litéralement en deux comme les flots de la mer rouge, le dernier ordre retentit alors - par trois, au pas de course, marche !. Comme tous les autres je franchis la grande porte en courant.

Dans le flot de prisonniers j'ai repéré par le plus grand des hasards Raymond Balle et Jacques Robin qui sont accompagnés d'un jeune Français du Nord. Nous avons couru pendant une centaine de mètres et puis essoufflés nous avons continué à marcher d'un bon pas. Malgré mon handicap physique je parvenais à les suivre et je n'étais pas, du moins pas pour le moment, une charge pour mes compagnons. Nous suivions en sens inverse l'axe de progression de l'Armée rouge et nous nous dirigions ainsi vers Rathenau.

De temps en temps passaient à toute allure des chars soviétiques par groupes de quatre ou cinq. Parfois aussi nous rencontrons aussi des témoignages de la violence des  escarmouches qui avaient dû se produire pendant l'avance foudroyante des Russes; des corps de soldats allemands sur les talus, des véhicules incendiés ou renversés dans les fossés. La vue du corps écrasé par un char d'un détenu imprudent nous donna la chair de poule. Ce ne fut pourtant que deux jours plus taré que nous sommes parvenus dans des localités où la bataille avait été extrêmement violente.

Nous avons marché pendant environ quatre heures depuis notre départ de la prison. La masse des détenus s'était dispersée et nous avions à ce moment l'impression que nous étions les seuls sur cette route. Il était temps de s'arrêter car nous étions épuisés. Aussi arrivés dans un village nous avons choisi une maison pour demander l'asile pour la nuit. Une femme apeurée ouvrit la porte et voulut la refermer en nous voyant, mais un pied bien placé l'en empêcha. Elle prétendait qu'elle n'avait pas de lits disponibles, aussi nous lui avons fait  comprendre que le tapis de sa salle à manger nous suffisait. Nous étions à peine installés  qu'un  détenu étranger voulut entrer en utilisant la violence. Devant notre attitude décidée  il battit en retraite ce qui rassura la bonne femme. La sonnette de la porte d'entrée  retentit à nouveau et je me trouvai en présence du député de Dortmund et du Procureur  qui cherchaient aussi à passer la nuit. Je n'avais pas oublié leur attitude à mon  égard même quand après notre libération je leur avait raconté mon odyssée. J'eus la satisfaction de pouvoir leur dire qu'il n'y avait plus de place. C'est ainsi que nous avons passé notre première nuit de liberté sur le tapis d'une salle à manger.

Nous repartons tôt le lendemain et rencontrons des colonnes de charettes remplies de  caisses sur lesquelles on pouvait lire "Sardinas Portugal".  Les vieux militaires russes, armés d' un fouet, refusent de nous ravitailler malgré un "Ya Golodgen" "j'ai faim" convaincant.

Nous entrons plus loin dans un grand village qui grouille de militaires et de véhicules. Ces militaires sont mieux habillés que ceux que nous avons rencontrés jusqu'alors et certains portent une casquette'dont le dessus est rectangulaire. J'ignorais à ce moment que des Polonais se battaient contre l'Allemagne dans l'Armée rouge et j'en étais fort étonné à cause du partage criminel de la Pologne par Hitler et Staline en 1939.

Je m'adresse à un Officier qui me répond aimablement en Français. Quand il apprend d'où nous venons, notre tenue de détenu et notre maigreur en témoignent, il s'évertue à nous procurer des vivres. Nos yeux avides voient s'accumuler du pain blanc, chacun son pain,  des biscuits, des boites de viande, du beurre,  de la confiture et même du chocolat. Quel festin en perspective. Nous possédons chacun une couverture, moyen tout indiqué pour transporter nos trésors qui nous ont tant manqué depuis des années.

Ma curiosité est aussi grande que ma faim et je lui pose des questions sur les troupes  polonaises. Il m'explique que quatre divisions polonaises ont été constituées dans l'Armée rouge et que le cadre subalterne des officiers a été constitué par d'anciens sous-officiers de l'active de l'Armée de 1939.  Les fonctions d'officier supérieur, à partir du grade de major donc, étaient  occupés par des officiers russes. J' étais au courant des charniers de Katyn  et de Winnitza, dans lesquels la majorité des officiers polonais avaient disparus mais il me certifia que c'étaient les nazis qui en avaient été les auteurs. Il me vint alors à l'esprit que  s'il existait un seul doute à ce sujet les sous-officiers polonais n'auraient pas hésité à refuser d'être enrôlés dans ces divisions qui avaient joué un rôle important dans l'écrasement de l'Allemagne et la libération de la Pologne. Mon opinion s'est modifiée depuis.

Nous nous sommes alors assis sur les marches devant le portail de l'église pour savourer notre premier repas copieux et varié dont nous avions rêvé pendant tant de mois. Nous  savions que nous ne pouvions pas exagérer dans l'état où nous trouvions et nousavions décidé de nous limiter à une grosse tranche de pain beurrée et à une tranche de viande.   Nous n'avons pas pu résister à la tentation d'en manger une deuxième suivie d'un morceau de chocolat, d'un peu de confiture et d'une nouvelle tranche de viande. Après ce repas, que n'aurait pas denlgre Gargantua,  nous avons eu toutes les peines du monde a nous lever pour reprendre notre route. Pendant quelques centaines de mètres j'ai suivi mes compagnons en marchant difficilement car je ne sentais plus mes jambes qui semblaient mortes. Peu à peu le sang se remit à circuler normalement et la cadence habituelle put reprendre.

Nous arrivons en vue de Rathenau qui était investi par les Russes. Des combats doivent être en cours car des militaires armés nous empêchent de continuer dans cette direction. En nous écartant de la route et en marchant à travers les labourés nous essayons de contourner de très nombreux chars qui s'apprêtent à attaquer la ville qui était encore occupée par des troupes allemandes qui refusent de se rendre. En progressant par les champs et prairies nous passons à côté de grandes tentes munies de pavillons de la croix-Rouge devant lesquelles une centaine d'éclopés et de blessés allemands, dont certains tiennent à la main un linge blanc en signe de reddition, attendent derrière des officiers que les Russes veuillent bien les prendre en charge. Ce spectacle nous donna chaud au coeur.

Plus loin encore nous passons derrière une rangée imposante de tubes autour desquels des militaires s'affairent. Nous nous sommes arrêtés pendant quelques instants et nous assistons alors au départ spectaculaire de centaines de roquettes qui s'élèvent les unes après les autres à une cadence fantastique. J'avais souvent entendu parler des orgues de Staline, c'était donc cela. Au loin, un nuage de fumée s'élève au dessus de Rathenau.

Le spectacle en valait la peine néanmoins nous nous sommes éloignés rapidement de ces endroits, surtout quand près d'une ferme isolée nous avons rencontré des cadavres de civils morts on ne sait comment.

Nous rencontrons bientôt d'autres groupes dont de nombreux prisonniers de guerre français très bien organisés. Ces groupes essayaient de rejoindre l'Elbe à Wittenberge où les Russes et les Américains se seraient rejoints. Nous avions donc décidé de faire comme eux. D'après d'autres groupes il était préférable de se rendre à Nauen, en direction de Berlin, où il existerait un camp de rapatriement russe.

Des formations de militaires allemands armés se cachaient dans les bois et n'hésitaient pas, une fois la nuit tombée, à faire des incursions dans les villages pour y trouver de la nourriture. Ce n'était pas rassurant aussi, la nuit suivante, nous avons dormi dans une grange de ferme en prenant la précaution de nous recouvrir de foin. Quand quelques jours plus tard nous vîmes comment des Russes plongeaient de longues fourches dans le foin_des granges pour y retrouver des trésors qu'auraient pu avoir cachés les paysans en fuite un frisson rétrospectif nous parcourut l'échiné à la pensée d'avoir pu être enfourchés de la sorte.

Le jour suivant nous avons réussi à "trouver" une bicyeclette qui nous fut très utile. Un des quatres pédalait, un autre était assis en danseuse sur le porte-bagage, le troisième était assis sur le cadre avant. Le quatrième poussait cet étrange équipage. Nous changions de place tous les trois ou quatre kilomètres. Cette façon d'avancer augmentait notre moyenne horaire et nous étions moins fatigués. Je dois reconnaître que mes compagnons me ménageaient et que j'étais le moins actif des quatres. J'ai vite compris que j'étais devenu une charge pour mes compagnons.

Ce moyen de locomotion n'a pas duré plus d'une quinzaine de kilomètres car nous arrivons devant un barrage routier, bien camouflé, où de vieux militaires russes avaient pour mission de confisquer toutes les bicyclettes et les récepteurs radio, des Allemands et des personnes déplacées qui passaient par la.

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Leur récolte était abondante car une prairie rte plus d'un hectare en était remplie.

Nous avons essayé de discuter par gestes avec les vieux militaires, mais n'y fit. Nous leur avons alors demandé si nous pouvions disposer d'une bicyclette sans pneumatiques qui se trouvait dans le tas, ce qui nous fut accordé car tout homme sensé n'ignore pas qu'une bicyclette sans pneus n'en est pas une: les Russes le savaient aussi. Nous avons continué notre route au moyen de cet engin dont le bruit de ferraille annonçait de loin notre approche. L'humour n'était pas exclu et quelqu'un proposa de démonter la sonnette pour alléger le véhicule, devenu draisienne. Notre passage provoquait la joie de ces grands gosses qu'étaient les Russes. Ils nous proposèrent même d'échanger notre vélo contre un des leurs. Pendant la nuit qui suivit on nous vola notre engin.

Le ravitaillement en vivres était une de nos principales occupations à la fin de chaque journée. Nous commencions à bien nous organiser et la présence de groupes de prisonniers de guerre français et de travailleurs déportés belges nous fut très précieuse dans ce domaine. Ils abattaient du bétail pour se nourrir et nous parvenions souvent à obtenir de la viande en échange parfois de denrées que nous trouvions dans les remises.

Après quelques péripéties nous sommes arrivés finalement à Nauen. J'étais très fatigué et mes abcès étaient toujours aussi volumineux. Ma déception fut grande quand il s'avéra qu'il n'existait pas ou pas encore de camp de rapatriement dans cette localité. Je sentais que j'étais devenu un boulet pour mes camarades et qu'un temps précieux s'écoulait car des soins urgents et énergiques étaient devenus indispensables. Ils me conseillèrent d'entrer dans un hôpital allemand et c' est ce que je décidai de faire.

Avant de poursuivre leur route en direction cette fois de Friesack et après m'avoir souhaîté bonne chance mes camarades m'abandonnèrent devant l'entrée de l'hôpital civil du patelin. Des centaines de réfugiés allemands encombrent les salles et les longs couloirs, non pas qu'ils étaient tous blessés mais sans doute parcequ'ils n'avaient pas trouvé d'autre refuge pendant leux exode. Le personnel est débordé et personne ne s'intéresse à ma présence. Les enfants traumatisés par les événements crient et pleurnichent. Je pénètre dans une des salles à la recherche d'un médecin mais je remarque sur une longue table en bois une dizaine de bras et de jambes qui ont été amputées. Je comprends alors qu'ici je ne serai pas aidé et je suis sorti en courant pour essayer de rattraper mes compagnons qui devaient être déjà loin.

Je savais qu'ils se dirigeaient en direction de Wittenberge sur l'Elbe et j'ai réussi heureusement à les rejoindre. Apres quelques nouvelles aventures nous sommes arrivés dans la localité de Kiritz le 7 mai.

Un habitant nous renseigna l'existence d'un camp pour "Auslanders" (étrangers) qui était installé dans une grande école. Une inscription indéchiffrable en russe au dessus de la porte d'entrée garnie de fleurs devait souhaiter la bien-venue.

On entre ou on n'entre pas ?. Nous avons franchi le seuil et nous nous sommes installés dans une des salles de cours transformées en dortoirs. Tous les nombreux locaux étaient déjà remplis d'hommes et de femmes de toutes les nationalités possibles. Ils étaient tous mélangés: des rescapés Juifs, des prisonniers  de guerre français, anglais, américains, des  civils, des bagnards parfois, des  travailleurs étrangers et probablement aussi des traîtres à  leur patrie. C'était une vraie tour de Babel.

Le lendemain vers onze heures nous sommes surpris par un vacarme infernal et un immense feu d'artifice.  Les tirs de canons, de mitrailleuses, de mitraillettes se mélangent et les balles traçantes sillonnent le ciel dans tous les sens. Les fusées éclairantes descendent en  grappes rouges, vertes et jaunes alors qu'aussi des militaires ivres de joie font exploser des grenades à main sans  sembler se soucier des accidents possibles. C'est la joie car tout le monde vient de comprendre que la guerre est terminée et que  es Russes saluent à leur manière la fin de cette guerre insensée qui fut si meurtrière pour tant de peuples et de nations.

Le lendemain de ce jour mémorable les nouveaux venus doivent se présenter à la visite médicale. Nous faisons la file avant de nous présenter devant une grande table derrière laquelle deux ou trois hommes  en tablier blanc examinent sommairement ceux qui se présentent. Comme  je le prévoyais je dois me mettre à l'écart et attendre.

Avant de monter dans un  camion qui va nous  évacuer je fais mes adieux à mes  camarades qui m'ont si bien aidé pendant les dix jours qu'a duré notre randonnée.  Nous devons avoir marché pendant plus de deux  cents kilomètres ce  qui dans notre situation  était un exploit. J'avais bien été nourri et je me sentais en meilleure forme malgré mes abcès qui étaient devenus très volumineux.

Une dizaine de malades ont ainsi pris place,  tant bien que mal, dans la caisse d'un véhicule non bâché qui se met en marche vers l'inconnu.

Un de mes compagnons a écrit chez moi quand il est rentré en Belgique.

"Marcinelle, le 30 juin 1945

Monsieur le Commissaire,

J'ai certains renseignements à vous faire savoir au sujet d'un nommé MICHOTTE, domicilié à Bruges, prisonnier politique, arrêté en 1941 et dont le frère a été également arrêté et déporté en Allemagne.

Ne possédant plus l'adresse, je vous charge donc de bien vouloir transmettre ces  renseignements à la famille MICHOTTE.

Après l'évacuation de la prison de Wolfenbüttel, où je me trouvais en même temps que MICHOTTE, nous avons été transférés à la prison de Brandenburg (via Magdeburg)   où nous avons été  libérés par les armées russes le 27 avril. Le lendemain nous étions sur le chemin en direction d'un centre de rassemblement pour prisonniers. Georges Michotte était avec nous quoique certaines  étapes étaient paffois longues et dures. Michotte fit preuve d'une résistance extraordinaire. D'autant plus qu'il  était handicapé par des glandes qui lui poussaient entre les cotes. Une quinzaine de  jours plus tard nous avons trouvé un camp russe à Kyritz. Malgré la fatigue du voyage Michotte  était relativement en bonne  santé, il avait même grossi.

Après visite médicale il a été hospitalisé à Neu-Ruppin où il doit encore se  trouver, s'il n'est pas  encore rentré chez lui.

D'après les malades qui ont été soignés à cet hôpital les soins sont parfaits et la nourriture excellente.

J'espère que cette lettre sera inutile et que Georges Michotte sera déjà parvenu auprès des siens.

Dans le cas contraire je me tiens à la disposition de la famille pour tous renseignements complémentaires.

Veuillez agréer ...

Jacques ROBIN
13, rue des Bondeleurs
Marcinelle"

Cette lettre n'arriva malheureusement chez moi qu'après mon retour.

Deux des hommes sont allongés dans le camion et les autres parlent des langues que je ne comprend pas. Je ne sais si ce sont des amis ou des ex-ennemis. Un des hommes couchés gémit faiblement et meurt pendant le trajet. Pauvre type ! Mourir de la guerre au moment où elle est terminée!

Au dessus d'un bois un petit avion de reconnaissance tourne en rond et des grenades explosives tombent. Il doit y avoir dans ce bois des Allemands qui refusent de se rendre ou qui ignorent que la guerre est terminée depuis vingt-quatre heures.

Nous arrivons à Neu-Ruppin où le camion s'arrête devant un bâtiment sur lequel flotte un pavillon de la Croix-Rouge. Le convoyeur, un sous-officier grisonnant, pénètre dans le bâtiment et en sort quelques instants plus tard en haussant les épaules. Le camion repart devant un autre bâtiment arborant le même pavillon. Même résultat, plus de place.

La cinquième fois fut la bonne mais nous étions maintenant à Alt-Ruppin. Entourés par une haute clôture de fils de fer barbelés six ou sept constructions en briques nous attendent.

Nous sommes conduits dans un de ces blocs qui doivent avoir servi de caserne et nous entrons dans une grande salle bien claire où nous attendent un vieux militaire russe assisté par un militaire allemand. L'Allemand nous a dit de nous déshabiller et je passe sous une douche bien chaude et bien­faisante. Pendant la douche j'ai remarqué que l'Allemand a jeté tout ce que je possédais par une grande fenêtre ouverte. Que se passe-t-il ?

J'enfile les sous-vêtements qui me sont présentés par le représentant de cette armée que j'ai tellement détestée et qui semble parler le russe à la perfection.

Il me tend alors une belle tenue de la Wehrmacht...

Ce qui devait arriver se produisit. Toute la haine accumulée depuis cinq ans s'extériorisa en quelques instants. J'ai refusé d'endosser cet uniforme par un NEIN catégorique et lui ai fait comprendre en l'insultant que j'étais un allié des Russes et que si un de nous deux devait donner des ordres c' était moi. Le Russe observait cette scène d'un air surpris et devait se demander ce qui se passait.

Je m'étais dirigé vers la fenêtre et, le corps penché en avant dans le vide, j'ai pu récupérer péniblement l'un après l'autre mon uniforme de détenu NN, ma couverture et d'autres objets qui avaient atterri au dessus d'un grand tas. Je vérifie d'abord la présence de ma clé, symbole de ma libération. Serrant dans mes bras les biens les plus précieux j'attendis devant eux, prêt à me servir de ma clé s'il le fallait. Comment aurais-je pu, en étant revêtu d'un uniforme allemand, prouver qui j'étais et d'où je venais puisque je ne possédais aucune pièce d'identité?.

Le vieux militaire russe ne doit pas aimer lea complications car il opine de la tête et j'enfile rapidement mon uniforme que je commence à aimer.

On m'a assigné une place au fond d'un long dortoir où sont groupés une douzaine de non-Allemands. Les autres lits métalliques du dortoir sont occupés par une cinquantaine de militaires allemands dont quelques officiers.

Je prends contact avec mes nouveaux compagnons et je me rends rapidement compte que ces non-Allemands sont des Sudetes ou Allemands polonais et que les autres sont Alsaciens Parmi eux il y a aussi un SS hollandais et même un authentique éleve-pilote de Cologne. Ce dernier me déclare qu'il n'est plus allemand puisqu'on lui a dit que cette partie de la Rhénanie sera rattachée à la Belgique. Il me demande le plus sérieusement du monde ce qu'il doit faire pour continuer sa carrière dans l'aviation militaire belge. Je pouvais me réjouir de cet agrandissement de mon pays, malgré les difficultés linguistiques et communautaires, mais j'avais ainsi la preuve que j'étais entré dans un camp destiné aux prisonniers de guerre allemands convalescents.

Pendant sept jours j'ai du lutter pour ne pas devoir partager avec eux cette vie de prisonnier et pour ne pas devoir participer à des corvées sous la conduite et le commandement de gradés allemands. Il m'est arrivé même de quitter ostensiblement les rangs au moment où la troupe passait devant un Capitaine russe. Celui-ci se mit à m'invectiver mais je lui fit dire par un gradé que je n'étais pas un Allemand mais bien un officier belge. Ce mensonge s'avéra plus tard exact car je fus nommé sous-lieutenant le 20 mars 1945. Le Russe lui répondit que dans ce cas je devais prendre le commandement de la troupe, ce que je fis , mais pour peu de temps car les Allemands eurent vite fait de m'écarter quand le Capitaine fut hors de vue.

Une autre fois, alors que je participais à une corvée d'épluchement, je dis à mon voisin, un jeune soldat que j'étais tuberculeux. Cette maladie leur fait peur, aussi s'adressa-t-il vivement au chef de corvée et aux autres participants: il est TBC ! S'il continue à éplucher je ne bouffe plus de pommes de terre ! Cette corvée était terminée en ce qui me concernait.

J'apprenais quelques mots de russe mais je ne parvenais pas encore à former des phrases. Il m'était dès lors impossible d'expliquer aux Russes ce que j'attendais d'eux. J'avais besoin de soins urgents et le temps précieux passait inexorablement. Nous étions alors le 12 mai et mes abcès continuaient à grossir. Les Allemands ne firent rien pour me venir en aide, au contraire car j'ai l'impression que je leur servais d'ôtage.

Le septième jour fut toutefois décisif. J'avais décidé de m'évader, un ancien rêve non réalisé, et je me rendis non loin de l'entrée du camp, muni de mes quelques biens. Le moment était favorable car le repas de midi venait de se terminer.

Deux militaires de garde bavardaient entre eux et avec le convoyeur d'un camion vide qui s'apprêtait à sortir du camp. La porte-grille était ouverte pour laisser passer le véhicule. Personne ne faisait atttention à ma présence et rien ne leur permettait de supposer qu'un homme vêtu d'une défroque noire pouvait être un de leurs pensionnaires. J'eus vite fait de grimper dans la caisse du véhicule et de m'étendre par terre. Le camion si mit en marche et je retrouvai a nouveau la liberté.

A un tournant de rue je descends lentement et me mêle aux passants. Il suffisait de rencontrer un groupe d'étrangers qui devaient selon moi circuler dans la localité pour m'y integrer et essayer de me faire rapatrier. Je me suis promené ainsi pendant quelques minutes sans trouver l'occasion de rencontrer un de ces groupes.

Un petit véhicule s'arrête alors a ma hauteur, deux hommes en sortent subitement, m'agrippent et me poussent à l'intérieur. Quelqu'un a été témoin de mon évasion par les fenêtres du corps de garde et a envoyé un véhicule à mes trousses. Il ne leur avait pas été difficile de me reconnaître avec mes cheveux; rasés et mon accoutrement caractéristique.

J'ai réintégré le camp pour être conduit sur l'heure par deux militaires en arme dans un couloir où une grande table semblait avoir été dressée pour la circonstance.

Quatre ou cinq officiers prirent place derrière la table devant laquelle je me trouvais comme accusé. Je devais me trouver devant un Conseil de guerre de campagne.

Un major russe m'adressa la parole en allemand, langue qu'il ne devait connaître que superficiellement, et me demanda qui j'étais. Enfin une question intelligente! Je lui fis comprendre que j'étais Belge et que je parlais allemand, néerlandais, français et anglais. Deux autres officiers parlaient, l'un un peu le français, et l'autre quelques bribes d'anglais. Je semblais les intéresser et c'est ainsi qu'en m'expliquant en trois langues j'ai réussi à leur expliquer que j'étais un allié et que je n'attendais d'eux que la possibilité d'être soigné et de retourner ensuite dans mon pays.

Après cet interrogatoire j'entre une heure plus tard dans un hôpital de campagne de l'Armée rouge à Neu-Ruppin qui était installé dans un Lycée allemand. Je pénètre dans une grande salle contenant bien quarante lits occupés par des blessés Russes et je m'installe dans un lit vide sous le regard curieux de mes libérateurs. Enfin je vais être soigné. Un calendrier accroché au mur indiquait 17 mai 1945.

J'ai été probablement recommandé chaudement par le Commandant du Camp de prisonniers car une femme médecin m'examine consciensieusement. Mon corps est soumis à un examen complet. Au moyen d'un petit marteau métallique elle martelle toute mon ossature accessible. De multiples analyses de sang et d' urine suivent. On me fait des ponctions répétées dans mes abcès. Je me repose et je mange à satiété et je commence à me sentir mieux dans ma peau.

Je m'intéresse à mon entourage et, petit à petit, je parviens à les comprendre car mon vocabulaire commence à s'étoffer. En désignant chaque chose, chaque objet, un des Russes qui m'ont adopté m'en donne le nom et m'aide à le prononcer convenablement. Quand j'ai réussi à le faire correctement un "karacho retentit (karacho= bien, beau, bon etc.). Les verbes suivent a l'infinitif et je parviens après quelques jours à prononcer quelques phrases à la grande joie des jeunes combattants.

Les Russes s'intéressent à notre mode de vie à l'Ouest et certains me traitent de capitaliste, mot qu'il ne faut pas traduire. Ils s'étonnent de tout et de rien. Quand ils apprennent que nos ouvriers possèdent une bicyclette, parfois une voiture et souvent leur propre maison ils me traitent de menteur car dans leur paradis cela n'existe pas. Je gagne leur confiance en leur expliquant pourquoi j'étais en Allemagne, alors que je n'étais pas un Allemand.

La nourriture est bonne, abondante mais très grasse, ce qui doit me convenir. La seule différence entre la nourriture des blesses russes et celle des autres dont une bonne dizaine d'anciens prisonniers de guerre français réside dans le fait que les premiers ont droit à du beurre avec leur pain, au grand dam des Français.

J'ai remarqué dans la salle un lieutenant russe qui ,non seulement ne reçoit pas de beurre comme les autres mais semble être ignore car eux. Il avait fait partie de cette Armée rouge qui avait été vaincue pendant la première offensive allemande en I941 et qui, malgré les ordres de Staline de se faire tuer sur place, s'était rendue aux Allemands. Ce Russe prisonnier de guerre n'avait pas droit au beurre réservé aux membres de l'Armée victorieuse de 1945 et était pratiquement mis en quarantaine. Je me demandais alors si la Belgique ferait une différence entre ceux qui avaient eu le courage et la volonté de continuer la lutte pour le recouvrement de son indépendance et ceux qui ne l'avaient pas fait.

Le nombre de Russes analphabètes était considérable. Un des Russes , qui devait être instituteur, lisait à haute voix chaque jour les articles importants de la PRAVDA devant un aéropage d'illettrés. Chaque article lu ainsi donnait lieu à des commentaires et à des discussions interminables. Un des blessés parvenait alors à subtiliser le journal qui devenait papier à cigarettes, le meilleur papier à cigarettes qui soit disaient-ils.

J'ai proposé un jour à un jeune Russe de poser, ce qu'il fit de bonne grâce, pour me rendre compte si j'avais encore la main. Le résultat fut tel que pendant de très nombreux jours je n'eus plus de temps pour faire autre chose. Ils étaient séparés de leur famille depuis de très nombreux mois, parfois deux et trois ans et chacun insistait pour être servi le premier pour pouvoir envoyer un souvenir à ses parents. Ils étaient aussi très exigeants car, outre une ressemblance parfaite, ils n'étaient satisfaits que quand toutes leurs décorations et médailles étaient parfaitement reconnaissables.

Les Russes attachaient une grande importance à leurs décorations et les portaient au combat, les bijoux étant protégés des intempéries par du papier cellophane. Après notre libération à Brandenburg j'avais vu des unités se lancer contre les derniers retranchements nazis. De nombreux jeunes soldats portaient fièrement leurs distinctions gagnés sur les champs de bataille. Dans plusieurs villages j'avais vu dans les jardinets devant des maisons des stèles funéraires décorées soigneusement et sur lesquelles étaient accrochées les décorations de ceux qui étaient tombés à ces endroits.

Les Russes sont fiers et ne veulent rien pour rien, surtout quand un "capitaliste" leur rend un service. Ils avaient obtenu en une fois des arriérés de solde en Marks d'occupation. Ils ne semblaient pas connaître la valeur de l'argent et ignoraient souvent ce qu'ils devaient en faire. J'ai vu quelques semaines plus tard comment les militaires russes volaient ce qu'ils pouvaient acheter et comment ces mêmes Russes donnaient des liasses de Marks d'occupation à des enfants qu'ils ne connaissaient pas. J'ai accepté, des Marks en prévision de mes frais éventuels de voyage ou de quoi fumer. Mon pécule atteint bientôt un millier de Marks, somme que je jugeais suffisante. A partir de ce moment ils me payèrent en nature, c'est à dire en tabac.

Le service postal commença à fonctionner et les militaires eurent l'autorisation d'écrire, ce qui procura beauco'up de souci à l'instituteur. J'en ai profité pour écrire aussi et la lettre est arrivée à destination bien que censurée.

blesses russes et celle des autres dont une bonne dizaine d' anciens prisonniers de guerre français réside dans le fait que les premiers ont droit à du beurre avec leur pain, au grand dam des Français.

J'ai remarqué dans la salle un lieutenant russe qui ,non seulement ne reçoit pas de beurre comme les autres mais semble être ignore car eux. Il avait fait partie de cette Armée rouge qui avait été vaincue pendant la première offensive allemande en I94-I et qui, malgré les ordres de Staline de se faire tuer sur place, s'était rendue aux Allemands. Ce Russe prisonnier de guerre n'avait pas droit au beurre réservé aux membres de l'Armée victorieuse de 1945 et était pratiquement mis en qua­rantaine. Je me demandais alors si la Belgique ferait une différence entre ceux qui avaient eu le courage et la volonté de continuer la lutte pour le recouvrement de son Indépendance et ceux qui ne l'avaient pas fait.

Le nombre de Russes analphabètes était considérable. Un des Russes , qui devait être instituteur, lisait à haute voix chaque jour les articles importants de la PRAVDA devant un aéropage d'illettrés. Chaque article lu ainsi donnait lieu à des commentaires et à des discussions interminables. Un des blessés parvenait alors à subtiliser le journal qui devenait papier à cigarettes, le meilleur papier à cigarettes qui soit disaient-ils.

J'ai proposé un jour à un jeune Russe de poser, ce qu'il fit de bonne grâce, pour me rendre compte si j'avais encore la main. Le résultat fut tel que pendant de très nombreux jours je n'eus plus de temps pour faire autre chose. Ils étai­ent séparés de leur  famille depuis de très nombreux mois, parfois deux et trois ans et chacun insistait pour être servi le premier pour pouvoir envoyer un souvenir à ses parents. Ils étaient aussi très exigeants car, outre une ressemblance par­faite, ils n'étaient satisfaits que quand toutes leurs déco­rations et médailles étaient parfaitement reconnaissables.

Les Russes attachaient une grande importance à leurs dé­corations et les portaient au combat»les bijoux étant protégés des intempéries par du papier cellophane. Après notre libéra­tion à Brandenburg j'avais vu des unités se lancer contre les derniers retranchements nazis. De nombreux jeunes soldats por­taient fièrement leurs distinctions gagnés sur les champs de bataille. Dans plusieurs villages j'avais vu dans les jardinets devant des maisons des stèles funéraires décorées soigneusement et sur lesquelles étaient accrochées les décorations de ceux qui étaient tombés à ces endroits.

Les Russes sont fiers et ne veulent rien pour rien, surtout quand un "capitaliste" leur rend un service. Ils avaient obte­nu en une fois des arriérés de solde en Marks d'occupation. Ils ne semblaient pas connaître la valeur de l'argent et ignoraient souvent ce qu'ils devaient en faire. J'ai vu quelques semaines plus tard comment les militaires russes volaient ce qu'ils pouvaient acheter et comment ces mêmes Russes donnaient des liasses de Marks d'occupation à des enfants qu'ils ne connaissaient pas. J'ai accepté, des Marks en prévision de mes frais éventuels de voyage ou de quoi fumer. Mon pécule atteint bientôt un millier de Marks, somme que je jugeais suffisante. A partir de ce moment ils me payèrent en nature, c'est à dire en tabac.

Le service postal commença à fonctionner et les militaires eurent l'autorisation d'écrire, ce qui procura beauco'up de souci à l'instituteur. J'en ai profité pour écrire aussi et la lettre est arrivée à destination bien que censurée.

Neu-Ruppin, le 28 mai 45

Chers parents,

Je suis heureux de pouvoir vous donner de mes nouvelles. Je suppose que Robert vous a mis au courant de tout ce qui m'est arrivé avant mon départ de Wolfenbüttel. Depuis ce moment j'ai subi quelques épreuves mais l'essentiel est que j'en suis sorti. Je suis actuellement à l'hôpital de Neu-Ruppin où je suis bien soigné. Il me faudrait, m'a-t-on dit, quelques soins spécialisés que je ne trouverai pas ici, aussi j'attends avec impatience le moment de mon départ vers l'Ouest.

Je suppose aussi que Robert vous a dit que je souffre de la tuberculose des os. La maladie progresse toujours quoique cela semble se stabiliser dans le dos.

J'espère qu'il est bien arrivé à Bruges et qu'il se porte mieux maintenant. Quel hasard extraordinaire de s'être rencontrés ainsi en prison et qu'il a pu calmer mon impatience d'avoir de vos nouvelles.

J'espère que Jean est rentré également et qu'il a réalisé son rêve de devenir pilote dans la RAF. J'espère que la famille sera bientôt complète.

Nous ne sommes ici au courant de rien. J'apprends le russe comme je le peux mais je n'en connais pas encore assez pour pouvoir lire et comprendre les journaux.

Vous devez être heureux d'être délivrés des Allemands et je suppose que la vie est devenue normale en Belgique.

Mon départ peut se faire d'un jour à l'autre mais cela peut encore durer trois ou quatre semaines. Je vous le dis pour que vous ne vous impatientiez pas trop si je n'arrive pas rapidement.

Je n'ai aucune nouvelle de ceux de mon affaire.

A bientôt, "

Dans un des coins de la salle un soldat aux traits asiatiques très prononces semble être totalement négligé par les autres Russes. Pourquoi ? Il me fut répondu que personne ne connaissait sa langue et que lui-même ne comprenait pas le russe. Le portrait que je fis de ce pauvre type, qui me fait penser à un de mes oncles dans une clinique bruxelloise, lui fit manifestement plaisir et il me remercia d'un large sourire.

Il m'arrive de m'installer près des prisonniers de guerre français qui prennent un bain de soleil à proximité de femmes allemandes qui épluchent des pommes de terre à longueur de journée. Elles nous procurent des nouvelles et nous racontent ce qui se passe dans la petite ville qu'est Neu-Ruppin. Depuis quelques jours les Russes ont réquisitionné toutes les personnes valides pour remettre en état le plus rapidement possible le terrain d'aviation qui se trouve a quelques kilomètres et qui avait été complètement labouré par des bombes. Deux à trois milles personnes, munies de pelles et de pioches, en majorité des femmes partent en colonne le matin tôt pour rentrer tard le soir.

A ce moment aussi, au début de juin, les Russes paraissaient être très nerveux. On disait qu'une armée allemande encadrée et équipée était stationnée dans le Nord de l'Allemagne. Ils s'attendaient à une offensive des Armées américainés précédées par cette Armée allemande. J'ignorais si ces rumeurs étaient fondées mais la remise en état du terrain et son occupation' par des escadrilles de chasseurs bombardiers soviétiques' ne présageait rien de bon quant à mon retour vers l'Ouest en cas de nouveau conflit.

La victoire vue par les Russes. Croquis de
 l'affiche de propagande dont je fais un agrandissement
en couleur à l'hôpital de l'Armée rouge à Neu-Ruppin

Les Russes me désignent sous le nom de "Rissowactch" (le dessinateur) et je dois avoir acquis une certaine renommée car un adjudant imposant vient me trouver et m'invite à le suivre dans une salle où je découvre tout le matériel nécessaire pour peindre et dessiner. Il me montra alors une petite gravure de propagande que j'ai conservée, représentant un militaire russe roulant une cigarette devant une panoplie de drapeaux des quatre grandes puissances et le Reichtag en feu, qu'il voudrait voir réaliser en grand et en couleur. Je ne pouvais refuser ce travail et il vint dans cet atelier deux ou trois fois pour constater et apprécier comment je m'acquittai* de ma tâche.

A l'occasion d'une de ses visites il me proposa de rester en Russie où, disait-il, je pourrais trouver un avenir intéressant. J'évitai de le froisser en invoquant la nécessité de revoir ma famille pour décliner son aimable invitation. La fois suivante il me questionna sur le motif de mon emprisonnement en Allemagne. Je voulais lui expliquer que j'étais un résistant qui avait lutté contre l'Allemagne nazie, mais ne sachant pas la traduction en russe du mot "résistant" j'utilisai le mot de "partisan". Ceci eut le don de le mettre en colère et il me fit comprendre par mots et par gestes significatifs qu'il fallait pendre les partisans aux arbres, du moins c'est ce que j'ai compris. Après cette"conversation", qui était devenue inamicale, j'ai demandé à un des blessés ce que signifiait exactement le mot partisan qui avait mis 1'adjudant hors de lui. Il m'expliqua alors qu'un partisan était un membre du parti communiste qui était minoritaire en Russie.

C'était la première fois que je me rendais compte qu'il existait dans l'Armée soviétique une opposition au régime de Staline. D'autres signes tout aussi significatifs me permirent par après d'en trouver la confirmation.

En récompense pour mon travail, que j'avais accompli le mieux que je le pouvais, il m'autorisa à signer mon "oeuvre" qu'il accrocha bien en vue dans le couloir en face de l'entrée de l'hôpital.

Les Français ont été prévenus de leur départ imminent pour la France en transitant par un centre de rappatriement. J'essaie en vain de pouvoir les accompagner car mon état de santé s'améliore de jour en jour, il ne sort en effet presque plus de pus de l'abcès froid de mon sternum. Mon impatience de rentrer et mon inquiétude de devoir rester dans la zone russe me tourmentent. Après le départ des Français je reste le seul patient des pays de l'Ouest, à l'exception de deux ou trois Croates et Serbes. Dans ces conditions je me demande si les Russes se donneront la peine d'organiser un départ pour un seul homme.

Un des prisonniers de guerre français a écrit cette lettre quelques semaines après son retour:

"Mercredi  11 juillet 45

Monsieur,

Excusez moi si je n'ai pu vous donner des nouvelles de votre fils d'une façon plus rapide. Un tas de démarches pour toucher mes cartes de ravitaillement, courses de bureaux en bureau, démobilisation, visite du docteur, etc, etc, m'ont empéché de le faire.

J'ai connu votre fils à l'hôpital de Neuruppin où nous étions en traitement. Je l'ai quitté en bonne santé et en voie de guérison. Peut être qu'à l'heure actuelle il est chez vous. Néanmoins je puis vous dire que son moral était très bon, il faisait là-bas beaucoup de portraits pour les Russes et passait son temps de cette façon.

Concernant la nourriture, nous n'avions pas à nous plaindre des Russes. Nous étions nourris de la même façon que leurs soldats hospitalisés comme nous. Il n'y avait que le matin que le régime changeait; les Russes avaient du beurre et les étrangers n'avaient que du pain sec naturellement. A part cela le régime était pareil et nous en avions largement assez.

Je termine cette lettre qui je l'espère vous rassurera sur le sort de votre fils. Si vous avez besoin de renseignements supplémentaires .... etc,

Georges Grégoire 21, Rue d'Ostende Tourcoing."

Ma réputation de dessinateur, que j'estimais au niveau d'un bon amateur, me valut la visite du gestionnaire de l'hôpital, un jeune capitaine russe dont l'épouse,qui m'avait soigné, était dans la même unité. Soit-dit en passant que cet hôpital de campagne occupait en majorité du personnel féminin russe dont certains membres étaient armés.

II me demanda si je pouvais faire un 'agrandissement d'une photographie de son épouse. Il me promit en récompense une caisse de cigares. Malgré ma répugnance de faire ce travail extrêmement précis et difficile qui nécessitait environ trois jours de travail, j'ai accepté de le faire en remerciement des soins que m'avait prodigués son épouse médecin. A raison de deux ou trois heures par jours j'ai terminé ce travail à son et à mon entière satisfaction, mais il me doit toujours la fameuse caisse de cigares. Les fréquentes visites qu'il me rendit m'ont permis de mieux connaître la mentalité des Russes et leur façon de vivre.

Pendant ce temps l'Armée rouge devait avoir organisé une campagne de fraternisation et c'est ainsi qu'une jeune fille en uniforme de caporal, portant sous sa tunique un soutien gorge qui lui relevait les seins à la mode allemande de l'époque, m'invita à assister en sa compagnie à une séance de cinéma organisée en ville pour les convalescents russes qui soit-dit en passant, ne semblaient s'intéresser qu'aux Allemandes, jeunes de préférence.

Il s'agissait d'un film comique russe qui provoquait d'énormes éclats de rire pendant des dialogues dont je ne saisissais pas le sel malgré mon sens de l'humour qui même en prison ne m'a jamais quitté. Des pensées erotiques ne s' étaient jamais manifestées depuis mon arrestation quatre ans plus tôt, je pense que tous les P.P. étaient dans ce cas; aussi c'est par pure politesse que je mis ma main sur un genou de ma voisine qui l'écarta d'un air effarouché. Une tentative de la prendre par la taille après la séance n'eut pas plus de succès. Il me vint à l'esprit que je n'étais plus un homme normal.

Cette sortie m'avait permis de découvrir une issue qui n'était pas gardée et dont profitaient des convalescents russes pour se rendre en ville sans être inquiétés. Pas plus que moi les Russes ne pouvaient quitter l'hôpital et je décidai d'emprunter cette issue à la première occasion venue, ce que je fis le 22 Juin pour la première fois.

Fiche

Première manifestation internationale entre victimes le la guerre : un ancien interné allemand demande à un Belge l'aider des résistants



Neu-Ruppin est une ville très coquette et les gens s' affairent dans la rue principale avec  de-ci de-là des files de femmes qui attendent devant des boucheries,  des boulangeries et une laiterie pour obtenir ou essayer d'obtenir leurs rations de victuailles. Des hauts parleurs  installés le long des façades tous les trente à quarante mètres lancent des slogans politiques ou des communiqués destinés à la population. Dans les intervalles le haut-parleur annonce à la population qu'elle va entendre de la musique de Mendelshon qui avait été interdite pendant le régime nazi. Une marche nuptiale retentit alors dans un grand silence.

Je me renseigne et je pénètre dans un immeuble où est installé un centre d'accueil pour détenus politiques. le  directeur qui est pourtant un communiste allemand, ayant séjourné pendant douze ans dans des  camps de  concentration,me reçoit à bras ouverts. Je lui  explique mon cas et quand, par les précisions que je lui fournis, il est convaincu d'avoir à faire à un authentique P.P. il se coupe en quatre pour me fournir toute l'aide nécessaire.

J'y retourne le lendemain et ce jour là le 23 juin j' obtiens du Bourgmestre un premier document et des bons de réquisition prioritaires pour du beurre, du lait et de la viande.

DER BURGERMEISIER DER STADT NEURUPPIN

BESCHEINIGUNG

Hierdurch wird bescheinigt, dass Herr Michotte Georges, geb. am 5.4.I9I8  in Ostende/Belgien, nach seine Angaben, die ïïberpruft wurden, 4 jahre im Zuehtbaus, zuletz  in Brandenburg, inhaftiert gewesen ist. Der Genannte halt sich bis zum Abgange seines Transportes in Neuruppin auf.

Neuruppin, den 23.6.1945.
DER BÜRGERMEISTER DER STADT NEURUPPIN
in Vertretung

Mes visites  se poursuivirent de la même façon pendant quelques  jours au bureau d'acceuil. Le 25 juin le directeur me donna ma première mission pour venir en aide aux déportés yougoslaves qui étaient hospitalisés dans divers hôpitaux russes de la ville.

J'aurais pu fuir aisément de l'hôpital mais mon expérience d'Alt-Ruppin, où j'avais été  singulièrement l'ôtage des prisonniers de guerre allemands, m'avait rendu méfiant et je me décidai d'essayer d'obtenir un document de sortie dûment en règle. Dans ce but je me rendis auprès du capitaine gestionnaire qui me dit qu'il n'avait pas le droit de fournir un pareil document.

Après avoir insisté il remplit un formulaire mais ne voulut pas le munir de sa signature en prétextant, à raison peut-être, qu'il n'en avait pas le droit.

J'avais retrouvé ma vitalité et toute mon audace, après avoir vécu pendant si longtemps dans ce qui me paraissait avoir été un  long tunnel  sombre. Je lui demandai de me conduire à l'entrée de son bureau et quand, devant les documents qui pendaient aux valves, je  lui demandai de désigner sa signature il comprit ce que j'allais faire et il disparut dans son bureau.

Je n'eus aucun mal à imiter sa signature et c'est ainsi que muni d'un document falsifié je me  suis présenté au corps de garde après des adieux hâtifs à mes camarades de la salle. J'étais en règle et je retrouvai une liberté provisoire le 1 juillet 1945.

Une chambre spacieuse du plus bel hôtel de l'endroit m' étais réservée en attendant la  suite des événements.

J'avais  éjà rencontré quelques Belges pendant mes courtes escapades de l'hopital. Ceux-ci, à l'exception de Hubert Voss de liège, devaient être d'anciens porteurs d'uniformes ennemis qui n'avaient aucune envie de rentrer au pays pour des raisons bien évidentes.

Par Hubert Voss un ébéniste de métier, je fis la connais­sance de trois prisonniers de guerre italiens bien sympathiques, mais qui avaient la côte d'amour des femmes allemandes dont l'époux devait se trouver dans un camp de prisonnier quelque part dans le monde. Les femmes ne m'interessaient toujours pas et je commençais sérieusement à m'inquiéter de cet état de chose   .

Nous passions notre temps à flâner dans les rues et à pourvoir au ravitaillement quand  je n'allais pas rendre visite au bureau d'accueil. Par de jeunes juives hongroises j'appris quel  sort les nazis avaient réservé aux Juifs d'Europe. Le récit qu'elles me firent des nouveaux-nés Juifs que les SS lançaient contre un mur me fit frémir et attisa mon ressentiment contre cette Allemagne barbare. Les Juifs hongrois avaient constitué le dernier groupe de cette race vouée à l'extermination à Auschwitz et autres lieux plus horribles encore. Ils n'avaient pas eu le temps de les exterminer. Les Russes les rapatriaient par trains entiers mais les jeunes Juives avaient appris par les premiers arrivés en Hongrie que des soldats de l'escorte avaient violé de nombreuses femmes pendant le transport. Pour cette raison elles refusaient de se faire rapatrier.

Quand  je voulais acheter des denrées je longeait la file des Allemandes qui attendaient leur tour et je me plaçais en tête, malgré parfois quelques protestations vite réprimées. Le ravitaillement en lait était particulièrement difficile et bien souvent une file de deux à trois  cents femmes se formait devant l'entrée de la laiterie. Quand  il n'y avait plus de lait, ce  qui arrivait chaque jour, toutes celles qui n'avaient pas été servies s'en retournaient chez  elles dépitées et se retrouvaient dans la file le lendemain. C'était chaque fois la cohue et,   quand lentement je remontais la file j'entendais des remarques désobligantes à mon adresse malgré ma tenue de bagnard.

J'avais décidé de leur donner une leçon et c'est ainsi qu'ayant choisi une jeune femme portant un bébé dans les bras, et qui attendait sans espoir en queue de la file, je la pris par le bras pour remonter la file et je la fis servir avant toutes les autres sous leur regard malveillant. Je me souvenais encore parfaitement comment des Allemandes m'avaient livré aux SS lors de notre  "libération" à Burg.

Le patron de l'Hôtel m'a demandé une fois si je voulais partager pour une nuit ma chambre  avec un ancien détenu allemand. L'Hôtel était archicomble et le deuxième lit de ma chambre  était inoccupé. C'est ainsi qu"entra dans ma chambre un nouveau venu qui me demanda si je ne voyais pas d'inconvénient à ce qu'il couche avec une femme.

C'est ainsi que pendant toute une nuit j'ai  entendu non loin  de moi les craquements du  sommier, des gémissements et des soupirs.

Vers la fin de la nuit, au moment où l'aurore commence à pointer, des pensées que je n'avais plus connues depuis quatre années s'emparèrent de tout mon être. J'étais sauvé j'étais guéri !

Les rumeurs relatives à une action possible des Forces américaines persistaient. Je me décidai un jour de me promener dans les environs du terrain d'aviation que la population toute entière avait dû rendre utilisable. Plusieurs dizaines d'appareils flambants neufs n'attendaient que le signal pour décoller. L'équipement de bord et les munitions se trouvaient bien rangés à côté de chaque appareil.

Une autre rumeur suivit ces dernières. Des contingents alliés étaient arrivés à Berlin qui allait se subdiviser en quatre secteurs. C'était le moment ou jamais de partir.

Grâce à la bonne obligeance du communiste allemand, qui semblait jouer un rôle important dans la région, je fus mis en possession d'un document écrit en allemand, russe et anglais qui m'autorisait à bénéficier de toute l'aide nécessaire en vue de mon rapatriement. Muni de ce document je me rendis à la Kommandantur russe, y fut reçu par un major qui me dit quelque chose en russe, que je ne compris pas, et qui écrivit au dos de la feuille une mention que je ne pus déchiffrer.

D'après l'Allemand l'Officier russe m'avais prescrit de me rendre à Munchenberg qui se trouvait bien à l'Est de Berlin. Ce n'était pas précisément de ce côté que je désirais aller, aussi je pris la décision d'essayer de me rendre à Berlin par mes propres moyens, les communications par chemin de fer reprennaient lentement et j'avais appris qu'il existait un train omnibus qui reliait Neuruppin à Neustadt. Dans cette dernière localité il y avait une correspondance pour Berlin. Les nouvelles relatives à une offensive contre la Russie prennent une toute autre tournure quand on apprend, les Russes devaient être bien renseignés, que les troupes allemandes du Nord de l'Allemagne sont dissoutes et que les Allemands qui en faisaient partie sont renvoyés dans leurs foyer a Le passage à Neuruppin d'un régiment d'artillerie qui se dirigeait vers l'Est fut de nature à rassurer tout le monde.

Depuis quelques jours des colonnes de réfugiés allemands sillonnent les routes dans la région. Il s'agit de dizaines de milliers de femmes, enfants et vieillards qui ont été expulsés de Pologne, c'était la version officielle, et qui cherchent une nouvelle patrie dans cette Allemagne qui avait voulu faire un seul peuple de ceux qui se prévalaient de la race des Seigneurs. Ils poussent devant eux les quelques petits biens qu'ils ont pu emporter et se voient refuser l'entrée des localités par leurs compatriotes sans pitié qui les traitent maintenant comme des étrangers indésirables. Seul un bol de soupe leur est accordé avant d'être refoulés. Ils ont faim et des vieillards épuisés tombent parfois d'une charette pour mourir doucement comme une bougie sur le bas-côté de la route ou sur un trottoir.

J'assiste à une scène de ce genre. Un de ces vieillards, entouré de deux ou trois femmes de ce triste cortège, est couché sur un trottoir sous l'oeil indifférent des passants. Je n ai pu m'empêcher de crier bien haut leur manque de solidarité et de sommer un des passants d'appeler un médecin.

D'après ce que l'on raconte en ville des patrouilles armées font irruption dans la gare et appréhendent tous les hommes qui s'y trouvent. Ceux-ci seraient chargés dans des autocars qui les conduisent vers une destination inconnue, probablement la Sibérie. Mon communiste Allemand confirme cette information et en précise le motif. De nombreux militaire allemands, démobilisés et libérés par les autorités américaines, passent la frontière en civil pour rejoindre femme et enfants dans la zone d'occupation russe. C'est ce qui provoque les razzias dans les gares et leur déportation dans des camps de prisonniers en Russie. Les soviétiques ont besoin de main d'oeuvre pour la reconstruction de leur pays et ne semblent pas admettre la décision unilatérale des alliés occidentaux de libérer si tôt les militaires allemands de cette Wehrmacht qui s'était rendue coupable de méfaits inqualifiable à l'Est.

L'Allemand promit de m'aider dans ma tentative de rejoindre Berlin et c'est ainsi que accompagné de Voss, tout deux munis d'une valise pleine de victuailles, je me suis rendu le 9 juillet matin au local d'acceuil des anciens déportés pour y rencontrer pour la dernière fois cet homme qui était devenu un ami. Il semblait regretter mon départ et me dit pendant les adieux - les bons s'en vont et les mauvais restent ! Il nous précéda alors, nous dit d'attendre à une centaine de mètres de la gare, s'y rendit seul pour s'assurer qu'il n'y avait pas de policiers russes dans celle-ci et nous fit signe que l'on pouvait entrer.

Nous avons eu du mal à trouver de la place dans ce train dont certains passagers s'étaient installés sur les toits. Les voyageurs portaient des sacs à provision. Le marché noir et la disette devaient faire bon ménage.

Le train se mit en marche à notre grand soulagement car je m'attendais à une brusque irruption de militaires ou de policiers. Nous avancions lentement et après quelques kilomètres le train, dont la locomotive fonctionnait au bois, s'arrêta en pleine campagne pour augmenter la pression de la chaudière. Le train repartait alors pour s'arrêter quelques kilomètres plus loin.

Il nous a fallu deux bonnes heures pour atteindre Neustadt, où nous devions attendre pendait deux bonnes heures la correspondance pour Berlin.

Que faire quand il faut attendre pendant deux heures dans une petite gare, sinon sortir pour prendre l'air. En laissant pour quelques instants nos lourdes valises dans la salle d'attente nous sommes donc sortis de la gare.

Nous n'avions pas fait deux pas à l'extérieur que trois hommes sortirent de je ne sais où pour nous entourer. Un des trois examina mon document établi en trois langues et désignant du doigt un des textes il demanda si c'était de l'anglais. Précédés et suivis par des hommes qui tenaient des deux mains leur mitraillette en diagonale sur leur poitrine nous sommes entrés quelques centaines de mètres plus loin dans une cour de ferme. Le chef de patrouille qui tenait en main nos documents nous fit asseoir sur un des bancs partiellement occupés par quatre ou cinq civils. Il pénétra dans le bâtiment principal après nous avoir dit d'attendre.

J'avais remarqué que les trois hommes portaient une cas­quette entourée d'une large bande verte. Nous étions entre les mains de la Guépéou, la Gestapo russe.

Mon voisin était une homme d'une quarantaine d'années. Cet Allemand m'expliqua qu'il attendait depuis deux heures et que les autres attendaient depuis plus de six heures. Quand je lui eu demandé ce qui allait se passer il me repondit avec indifférence qu'un autobus viendrait les embarquer pour une destination inconnue.

Il ne manquait plus que cela et je fus pris de panique.

Tout  ce que nous possédions était resté dans la gare et le train partait dans moins de deux heures. Nous devions trouver le moyen d'en sortir rapidement. Mon compagnon lui ne comptait que sur moi pour sortir de ce mauvais pas.

Il y avait dans la cour un va-et-vient continuel  de policiers  qui entraient et sortaient.   De temps à autre un officier sortait pendant quelques instants pour s'entreteniravec l'un  ou autre chef de patrouille. Je me levai, me dirigeai vers lui mais je n'avais pas fait trois pas que du bras il désigna le banc,  geste qu'il  ponctua d'un - sie da!  impératif (asseyez vous)

Après deux  tentatives infructueuses je parvins à l'approcher et lui dire - ia belgiski! (je suis Belge). Il désigna a nouveau mon banc et me dit d'une voix impatiente de m'asseoir. Je perdais courage et je me voyais déjà en Sibérie. Il nous restait a ce moment une demi-heure.

La dernière fois fut la bonne. J'allai vers lui en criant - Litenant - ia Fransoski ! (Lieutenant -  je suis Français !) Il me regarda d'un air étonné  et me demanda, je n'ai jamais su pourquoi,  - vous n'êtes pas Polonais ?. Il entra alors dans la ferme pour nous ramener nos documents.

Nos valises n'avaient heureusement pas été volées et le train se mit en marche en direction de Berlin qui devait être distante de soixante à septante kilomètres de Neustadt. Comme le précédent il s'arrêtait souvent. Je me demandais avec appréhension comment allait se  terminer notre voyage dans cette énorme ville détruite. La nuit tombait et je parvenais difficilement à lire  sur le  quai des petites gares le nom des localités. Ce voyage ressemblait étrangement à  celui qui nous avait amené de Hambourg à Berlin dix-sept mois plus tôt.

Je  craignais d'arriver dans une grande gare à Berlin où le risque d'une raffle était possible.   J'étais devenu plus prudent après notre aventure de Neustadt. Ces Russes ne  connaissaient même pas l'existence de mon pays  et quand ils ne l'ignoraient pas ils  croyaient que nous étions des alliés de l'Allemagne nazie.

Les nombreux voyageurs sont descendus les uns après les autres dans les petites gares  et nous devons être encore les seuls passagers du train quand celui-ci s'arrête dans une grande gare sombre et déserte vers minuit. Tout est calme sur les  quais, pas de militaires  en vue.  Sur la façade je parviens à déchiffrer "SPANDAU". Je ne connais pas Berlin mais je  sais que Spandau n'en est pas loin. Nous descendons et cherchons une  issue autre que la sortie normale. Sait-on j'amais!

En traversant une haie et dans l'obscurité totale nous avons attendu que le jour se lève sous le porche d'une maison. Notre attente fut très longue et les nuits sont froides à Berlin, même en été.

L'aube se  lève lentement et au bout de la large rue nous voyons s'approcher deux grandes  silhouettes marchant à grands pas. Ce sont des militaires dont je distingue bientôt les détails de leur uniforme. Un ceinturon et un baudrier blanc, des guetrons blancs, une bande rouge autour de la casquette, puis finalement un brassard muni des lettres MP. Une grande  émotion m'envahit, ce ne sont pas des Russes, ce sont des Anglais.

J'avais une foile envie de les embrasser mais ils m' écoutèrent avec indifférence. Ce que je pouvais leur dire les intéressait pas le moins du monde. Ils nous fournient l'adresse du Town Major qui pourrait nous recevoir à partir de neuf heures. Il était à ce moment cinq heures du matin.

1946. Le responsable du Groupe de Résistance "PARTI  NATIONAL" de l''Armée Secrète est décoré par le ministre de la Défense.

Portant notre lourde valise nous nous sommes dirigés à notre aise vers l'adresse indiquée pour attendre devant une grille derrière laquelle un membre de la Schutzpolizei faisait les cent pas devant l'immeuble. Une belle plaque en laiton située à hauteur de la porte d'entrée me fascine: elle porte les deux mots TOWN MAJOR. J'étais heureux d'avoir réussi à entrer dans un des bons secteurs alliés de Berlin. Les secondes et les minutes sont longues quand il faut attendre un moment si important. Je n'ai pas l'heure, personne n'avait l'heure dans la zone où les Russes accaparaient toutes les montres, aussi je me décide à m'adresser au policier allemand pour savoir exactement quand le Major anglais pouvait nous recevoir.

Il écouta ma question d'un air surpris et me dit que les bureaux seront ouverts dans huit jours car les Anglais qui sont à Spandau ne font partie que du personnel d'installation de la zone britannique - les Russes étaient toujours ici. La poisse nous poursuivait et nous devions déguerpir le plus vite possible.

Sur le trottoir ,près de la gare, je vois au dessus d'un escalier qui s'enfonce dans le sol l'inscription U Bahn, c'est une entrée de métro.

La rame se met en marche et je décide à tout hasard de descendre au dixième arrêt. Nous ne devions alors pas être loin du centre. Nous voici à l'arrêt "ALEXANDERPLATZ", c'est bien le centre. Il y a beaucou de monde sur les quais mais en descendant mon regard est attiré par un insigne que porte un civil sur le revers de son veston. C'est la Croix de Lorraine.

Il écoute calmement mon histoire et le plus naturellement du monde il nous dit que c'est pour retrouver des gens comme nous qu'il est à Berlin.

Il nous fournit l'adresse d'un camp de rapatriement britannique qui se trouvait près du Schachtensee et au moyen d'un croquis il nous indiqua la marche à suivre et les moyens de transport successifs que nous devions prendre pour arriver à destination car dans Berlin en ruines tout était encore désorganisé.

J'y rencontrai quelques autres rescapés belges, entre autres le Brugeois Louis Van Grotenbril, un des chefs du Groupe la Sarcelle aussi rescapé de Sonnenburg, Van Gilst de Brasschaat et le jeune Francotte. Au cours de ma carrière militaire j'ai rencontré ces deux derniers alors qu'ils portaient les trois étoiles et la barette de Capitaine-Commandant.

Huit jours plus tard une colonne de camions partait en direction de Hannovre. Un de mes voisins était un homme d'une cinquantaine d'années qui pendant nos confidences me dit: je reviens d'Auschwitz - J'habite Paris et je m'appelle Lévitan - Vous savez les meubles qui durent longtemps ?- C'est moi. Emporté par de nombreuses occupations et de préoccupations je n'ai jamais revu Lévitan.

Nous arrivons à Hannovre dans une énorme caserne. Des tas de gens s'affairent pour nous recevoir. Les bras levés, le torse nu, nous passons par le contrôle et l'épouillage. Un des occupants du camion, qui m'avait raconté ses aventures dans un camp de concentration, est enmené par deux militaires. Une cicatrice sous l'aisselle l'avait trahi. C'était un SS.

La Belgique y possède aussi un bureau et un officier de la Sûreté de l'Etat me demande mon identité. Il consulte un grand  registre contenant des centaines de pages pleines de
noms, de dates et de lieux de  naissance.  Après avoir repéré mon nom il me dit "Je vous   souhaite la bienvenue - vous êtes membre de  l'Armée Secrète. 

Je ne connais pas l'Armée Secrète et je suis membre du Parti National. Il n'y a pas de doute me dit-il en me montrant eu doigt la mention - figurant en regard de mon nom.

Des infirmières ou ambulancières belges se sont occupées de nous. Elles sont très aimables  et écoutent nos récits avec intérêt et  compassion. Des religieuses allemandes à qui  je me  suis aussi adressé refusent de croire que leurs compatriotes ont pu commettre des méfaits, et voici que cela commence.

Notre retour en Belgique est prévu pour le 22 ou le 23 juillet, il faut patienter. J'exprime le désir et mon impatience de rentrer avant notre fête nationale.  C'était pour le Parti National et les patriotes brugeois le quatrièœe anniversaire d'une manifestation de masse  contre l'occupant et pour notre dynastie.

Le personnel belge s'évertue pour accéder à notre noble désir et c'est ainsi que je suis arrivé à Bruxelles le 20 juillet dans une ambulance qui était passée par la Hollande et Anvers où les autres occupants avaient été déposés.

Elle pénètre dans l'Institut Bordet vers midi et j'y exprime le désir de pouvoir me rendre à Bruges le même jour. Dans l'après-midi je subis un tas de tests et d'examens, mais les médecins veulent me garder encore pendant quelques jours pour achever leur travail.  Mon  impatience est telle qu'ils se décident à me libérer le 21 au matin.  Avant de quitter l'Institut un médecin me dit qu'il n'y a plus trace de tuber­culose des os mais que par contre j'ai des problèmes cardiaques et une descente d'estomac. Qu'à cela ne tienne, je dois rentrer et je me rends à la gare du Midi muni d'un billet gratuit de chemin de fer.

Une foule considérable se trouve dan le Hall et se rue sur moi - un rescapé ! D'innombrables noms de disparus résonnent à mes  oreilles. Non! Je ne les connais pas. Ou peut être oui!   Quelqu'un me demande - Avez vous connu Eugène Maes ?

Eugène Maes l'inspecteur d'Ixelles? Oui, je l'ai vu pour la dernière fois le long de la route sur une civière à Burg! Vous permettez, je dois envoyer un télégramme!

Cinquante bras me tendent un billet de vingt francs. Je vous remercie, un seul me suffit!

Un train pour Bruges ne part qu'à onze heures et n'arrivera que vers treize heures. Je vais manquer le Te Deum !

Pendant le trajet  j'apprends que notre Roi n'est pas encore rentré de captivité. Ce dernier voyage fut le plus long.

Des gendarmes m'attendent à la gare, non pas pour m'arrêter mais pour enregistrer mon retour. Mon père tout  ému m'y attendait aussi et un taxi me caduisit d'abord au local de notre groupe avant de me conduire chez moi. Devant le local une ovation m'accueillit mais me laissa indifférent. Je  voulais savoir. Que sont devenus les autres ?

A la devanture de l'établissemnt vingt portraits encadres de noir et d'un ruban tricolore me donnèrent la réponse. Ils ont été assassinés !

La cérémonie s'était déroulée sans moi et je ne savais plus pleurer.

LE SORT DES AUTRES

Harry Lowyck, un de mes camarades, obsédé qu'il était par les souvenirs et les angoisses de sa déportation et qui malgré une ambiance familiale et professionnelle heureuse mit fin à ses jours plusieurs années après son retour, une des formes les plus aigues de l'asthénie des prisonniers politiques, avait écrit ses mémoires pleines d'émotion et de réalisme quelques semaines à peine après son retour au pays.

Il avait été acquitté en mai 1943, de même que la plupart des dirigeants et des membres du Parti National de Bruges, malgré les charges qui pesaient sur eux et le fait particulier et aggravant, d'après le Procureur du Reich, que sa mère était anglaise.

J'emprunte de ses mémoires quelques passages relatant le sort qui fut réservé à ceux qui furent acquittés et dont j'avais espéré si ardemment le retour en Belgique après le procès de Wuppertal (Als de Gestapo grijpt !- Editeur Walleyn - druk Brugge)

Avant le procès: " Quel sera notre sort ?

"Nous avons été conduits à la chapelle, la tête tondue et pour cette occasion nous avions été rasés de près. Sur 1' estrade avaient déjà pris place les juges sévères et leurs assistants, le représentant du Parti nazi tout puissant était là également. Mon coeur se serra à la vue des joues blêmes et les yeux profondément enfoncés dans leur orbite de mes camarades, parmi lesquels je retrouvai finalement Georges M. Avais-je moi aussi cette apparence misérable ? Martyrisé, prêt à mourir ? "

Après le Verdict: "libre..? Libre ..? Cela signifie rentrer chez soi. Mais ce n'est pas possible. Nous ne voulons pas abandonner les ca­marades qui ont été condamnés si sévèrement- . Mais ce n'est pas un tribunal allemand ! Ces juges sont anglophiles, ils pensent séjà que l'Allemagne a perdu la guerre, ils ont peur de John Bull ou de l'Oncle Sam. Pendez-les »...

" Nous avons servi notre Pays, contre votre violence et votre culture, messieurs les nazis ...."

On leur promit leur élargissement et la possibilité d' écrire à leur famille ... mais ils devaient encore patienter pendant cinq à six semaines.

Après la destruction de Wuppertal et les dégâts importants causés dans la prison ils furent transportés au "Pénitencier de Lutringhausen" réservé normalement aux condamnés allemands et qui est situé à une trentaine de kilomètres de Cologne, non loin de Remscheid.

Je cite: "Les gardiens nous regardaient avec étonnement en hochant de la tête comme s'ils se demandaient pourquoi nous étions là. Ils nous conduisirent à la douche. Quelle différence en comparaison de Wuppertal. Il y avait déjà des mois que nous ne nous étions plus lavés convenablement. Nous pouvions de plus rester sous la douche aussi longtemps que nous le voulions et il y avait du savon à profusion. A Wuppertal, le "blitz-baden" (le bain éclair) n'était-il pas terminé en trois minutes, y compris le temps nécessaire à se dévêtir sous les coups et les injures? "

Ils ne travaillaient pas, ils n'étaient plus maltraites mais ils étaient obsédés par la faim tandis que les "droits communs" pouvaient acheter des légumes frais et parfois des fruits.

Cela dura près de trois mois et puis, un jour, le "Regierungsrat" (Directeur) eut pitié d'eux - mais oui cela a aussi existé - constatant l'état de santé lamentable des Brugeois et, leur ayant fait promettre de ne pas tenter de fuir, il les répartit en deux "kommandos" et les envoya pendant la journée, d'abord chez des paysans pour rentrer la récolte de pommes de terre, ensuite des bettraves pour finir par l'entretien et le fourrage du bétail. Ils purent se gaver de nourriture chez des paysans compatissants. Le travail était parfois très pénible mais le soir dans leur cellule les attendait encore leur ration journalière de nourriture. Ils eurent même la possibilité de fumer.

Pendant plusieurs semaines ce fut pour eux l'âge d'or de la détention et ils avaient déjà presque oublié qu'ils avaient été acquittés. La solidarité entre eux était devenue complète et cela leur fut plus tard indispensable pour survivre.

D'autres travaux moins agréables et plus pénibles leur furent confiées après les récoltes. Ils effectuèrent des travaux de déblayement à Remscheid, détruite en une nuit, où il avait été dénombré près de 26.000 victimes. Parfois ils recevaient un petit supplément de nourriture, mais si rarement. Ce fut ensuite le nettoyage du cimetière, l'entretien de routes sous la pluie et dans le vent glacial. Plus tard ils durent déblayer les décombres d'une usine incendiée et des villas attenantes du personnel de direction. Pris de compassion ce personnel leur fournit des suppléments de nourriture. Le secrétaire de la firme leur dit une fois: "S'il arrivait un jour que vous occupiez l'Allemagne, n'oubliez pas comment NOUS vous avons traités."

Après cela ils durent aider à construire des baraquements préfabriqués pour ouvriers sur un terrain boueux à l'orée d'un bois. Lowyck dit ce qui suit à ce sujet:

"Scharrewachter ( AG Scharrewachter, usine de charnières métalliques à Remscheid) salaud ! Qu'as-tu fait de nous ? La bronchite chronique, la goutte et le rhumatisme, était-ce cela le prix de notre docilité ? Quand tôt le matin nous étions entassés dans un camion ouvert, sans protection aucune pendant quinze kilomètres sous une pluie battante ou sous un vent glacial, que nous roulions vers le chantier, enfonces jusqu'aux chevilles dans l'eau à longueur de journées, que nous grelottions de froid et que pour toute subsistance nous recevions deux tranches de pain et deux litres de soupe claire. Dégager de lourdes souches d'arbres, creuser des fossés, faire le ciment et traîner d'énormes madriers et des panneaux en bois, et quand nous l'implorions, pour recevoir plus à manger une injure était la seule réponse de ce chien de nazi. Et nous avions faim, ... et quelle faim !."

Ils commencèrent alors à "s'organiser" pour "trouver" de la nourriture. Pendant une interruption de travail ils pouvaient s'abriter dans une des caves d'une cantine de la firme qui était réservée aux ouvriers, des Russes pour la plupart. Avec l'aide tacite du gardien de la prison qui les accompagnait ils parvinrent à avoir accès à la réserve de pommes de terre entassée dans une autre cave. Nos amis della Faille, Peire, Meire et quelques autres s'occupèrent ainsi rendant plusieurs jours à faire "sauter" des dizaines de kilos de ces savoureuses tubercules dans un four de fortune construit sur le chantier et chacun reçut sa ration journalière. Ils furent dénonces et leur surveillant expliqua aux enquêteurs qu il était plus que probable qu'une équipe de nuit volait les pommes de terre et en laissaient tomber en emportant leur butin. Les ramasser n'était pas un délit et l'affaire en resta la.

D'autres travaux succédèrent aux précédents et un beau jour cinq Brugeois partirent pour une destination inconnue. Apres avoir été avisés qu'ils constituaient un danger pour le Grand-Reich et qu'ils étaient mis en état d'arrestation de sécurité (Schutzhaft) Lowyck, Jacobs, De Graeve Pierre, Holm et Lamote, suivis par les autres, partirent à leur tour. Ils furent menés au Camp 2 à Esterwegen où, mis en quarantaine, ils furent enfermés, munis de menottes, dans un baraquement où une planche servait de litière.

Quelques jours plus tard ils furent transportés au camp 7. Ils étaient entrés ainsi dans le camp de concentration d'Esterwegen, dans les tourbières. On y chantait:

Dans la tourbe lointaine
Faut supporter la haine.
Mais notre jour approche
Qu'on les aura les boches.. les boches.

Tous les Allemands, les premiers occupants de ce camp, connaissaient la mélodie d'Esterwegen:

In Esterwegen war ich'mal
Hola hi - hola ho !
So manche monat, manches jahr
Hola hi -hola ho
Und fragst du mir,
Wo ziehst du hin ?
Wo ziehst du hin ?
So zag ich dir:
Zur Heimat  hin.

Ils retrouvèrent ceux qui les avaient précédés, notamment Cortoys  et Michiels qui  étaient à l'infirmerie, et Meire.  L'obsession de la faim reprit de plus belle.  Chacun  essayait d'être désigné pour effectuer un travail utile à la communauté et qui permettait de  recevoir un peu plus à manger.

Gare à celui  qui devenait malade, je  cite Lowyck: "Celui qui au  "Revier" (infirmerie)   tombait sous la surveillance du wachtmeister "le fou" (les gardiens d'Esterwegen n'étaient pas des  SS),   fidèle exécuteur des pratiques criminelles de Himmler, assassin d'innombrables Belges qui reposent dans les tourbières d'Esterwegen. Ils mouraient  lentement, sans draps de lit, sans médicaments, sur les paillasses nauséabondes. Quand il  gelait le "fou" ouvrait toutes les fenêtres, pendant que les malades se débattaient contre la mort avec 41° de fièvre. Les médecins Belges, qui  auraient pu prendre les soins en charge  en furent empêchés systématiquement et les médicaments disponibles restèrent inutilisés.   Pas de pansements. Les plaies purulentes devaient être essuyées avec les doigts. Il n'y avait même pas un bout de papier pour le Wallon Marius dont  les  jambes n'étaient qu'un abcès et qui puaient atrocement. Les  hommes puaient dans leurs propres errements. Si les malades ne s'entraidaient pas,  la souffrance devenait une mort de martyr. Honte à   certains détenus qua ont été, et le restent, responsables de la mort de nombreux belges: je ne citerai pas de noms, mais que des remords à perpétuité soient leur punition."

Mes amis rencontrèrent à Esterwepen le major Laenen et ils apprirent l'arrestation et l'exécution de Belgique de nos camarades Lucien Vrielinck, de Théo De Wilde et de l'Allemand Scbultz, leur "complice".

Ils eurent parfois des moments plus agréables: ils chantaient ou ils écoutaient des conférences improvisées par des co-détenus dont le Colonel Gilbert et d'autres officiers de l'active. Léon Van Heester, le président du P.N., chantait des mélodies anglaises que tout le monde reprenait en coeur. La chasse aux poux était par contre une distraction mains appréciée.

Et puis un jour, après le débarquement en Normandie, ils passèrent sans transition du purgatoire à l'enfer, ceux qui avaient été acquittés au Parti National. Ils furent transférés du Camp de concentration d'Esterwegen vers d'autres camps d'extermination: DACHAU, NATZWEILER, SANDBORSTEL, SACHSENHAUSEN...

Une partie des Brugeois arriva à Sachsenhausen. Des S.S. à la tête de mort les acceuillirent, le visage plein de cynisme et de haine, devant l'entrée du camp, cette entrée ornée du provoquant "ARBEIT MACHT FREI" et entourée de "IL Y A UNE VOIE VERS LA LIBERTE : SES FONDEMENTS EN SONT-OBEISSANCE - APPLICATION - ORDRE - HONNETETE - DEVOUEMENT -SOUMISSION BT AMOUR POUR LA PATRIE " autant de prétextes pour justifier la mort.

Dans la cour, une cinquantaine de détenus faméliques marchaient au pas cadencé pendant des heures et des heures en portant sur le dos un havre-sac rempli de pierres: motif - tester des échantillons pour la réception de contrats de chaussures pour la Wehrmacht, ... avec comme récompense UNE tranche de pain supplémentaire.

Les S.S. se contentaient de faire l'appel le matin et le soir ainsi que d'assurer la garde du camp. L'administration et toutes les fonctions dans le camp et sur les lieux de travail étaient assurés par des malfaiteurs professionnels allemands qui portaient le triangle vert sur la poitrine. Je cite Lowyck:

"Ils étaient gros et gras, ces messieurs propres, ils étaient bien habillés, fumaient du matin au soir une cigarette après l'autre et avaient l'art de brimer les prisonniers politiques, de les épuiser, de les frapper et de les brutaliser, une bande de sadiques primaires par excellence, pour lesquels un meurtre, quelle qu'en soit la façon, procurait une jouissance extraordinaire.

"Ils nous apprirent le pécher de la jalousie. Rongés par la faim et la mort nous ne pouvions pas quitter les détenus Danois et Norvégiens, autres seigneurs. Ceux-ci étaient entretenus totalement par la Croix-Rouge sous forme de colis fréquents remplis de choses appétissantes et de cigarettes: par ce moyen magique ils "achetaient" tout, même le droit de ne pas travailler au détriment d'autres détenus. Eux "les riches", s'ils travaillaient c'était pour tuer le temps et, quand cela leur convenait ils pouvaient payer en nature une paire de "laquais" qui s'empressaient de faire leur lit et de nettoyer leur linge sale. Ils abandonnaient, en contrepartie, à ceux-ci leur pauvre ration, leur potage du soir, un morceau de saucisson ou un peu de pain."

"Les parias, les isolés, les faibles, étaient volés et maltraités par la hiérarchie des seigneurs au triangle vert. Le chemin du four crématoire leur était destiné.

Dès leur arrivée ils furent mis en quarantaine, ensuite mis au travail au camp Klinkel où ils devaient décharger et charger des pièces d'avion dont ils sabotaient de toutes les façons possibles les appareillages fragiles. Ils se demandent encore si les Henkel 177 ont réussi à décoller.

Les Brugeois s'organisèrent et s'entraidèrent comme ils le purent pour survivre.

Certains furent envoyés pendant quelques semaines en "kommando" dans une boulangerie à Klinkel qui produisait 35.000 pains par jour, pour y faire de la manutention. Quelques "boulangers" eurent pitié de certains d'entre eux et réussirent à "retaper" la santé de Lowyck, de Cortoys, de Van Maele, mon ancien compagnon de cellule de Bochum. Le petit et tout jeune Bouuaert, le benjamin de la petite bande, fut adopté comme son propre fils par un "triangle vert" pas comme les autres.

Les "boulangers" leur donnaient des pains entiers qu'ils rapportaient le soir dans leur bloc pour les partager avec les copains. Des trésors d'imagination étaient nécessaires pour ne pas se faire prendre en cours de route.

Les deux coiffeurs de métier du groupe devinrent ensuite, l'un le coiffeur des S.S. et l'autre celui des détenus du bloc.C'était eux alors qui devaient aider les autres et ils le firent.

Les Belges reçurent, quelle surprise, un colis de la Croix-Rouge contenant quatre kilos de biscuits et cela se renouvella à trois ou quatre reprises.

Après Klinkel ils durent travailler à Henkel où de nouvelles épreuves les attendaient et qu'ils parvinrent à surmonter. Les Danois les avaient accompagnés, abandonnés par les Kapos qui avaient dû trouver d'autres ressources pour faire du marché noir, et certains de nos camarades n'eurent d'autres possibilités pour survivre que de se mettre à leur "service".

Les bombardements de la RAF, provoquant un ralentissement de la production des accessoires d'avions par de longues pannes de courant, leur permit finalement d'échapper pendant de longues heures chaque jour au travail épuisant.

L'hiver de 1944 fut rude. Pas de charbon, pas de chauffage. Il arriva au camp des chargements de wagons remplis de morts, de mourants et de survivants faméliques évacués de camps en Pologne. Le camp fut surpeuplé en peu de temps.

Une épidémie de dysenterie envoya Peire à l'infirmerie et, quand il en revint, il était sur le point de sombrer dans la démence après avoir assisté à tant de misères. L'avocat Muylle, autre Brugeois, y acheva ses jours.

Ils eurent la surprise de rencontrer à Henkel mon ami Carlo De Groot qui était de passage à Sachsenhauses et que plus personne n'a revu ensuite. On raconte qu'il aida un détenu polonais à fuire et que la mort fut san châtiment à Mauthausen. Cela ne m'étonne pas de lui, cet ami des mauvais jours qui me manque encore.

Ils rencontrèrent aussi un autre Brugeois, l'agent de police J. Van Daele, membre de notre groupe qui fut arrêté pour d'autres activités patriotiques. Ce dernier travaillait à la cuisine du camp et l'entr'aide prit une autre forme.

De nombreux membres du Parti National n'étaient pas à Sachsenhausen. Le hasard des transports les avait conduits dans d'autres camps parfois plus sinistres encore. Ils durent se perdre dans la masse des concentrationnaires, ne trouvèrent peut être pas une main secourable au moment nécessaire. C'est parmi eux que notre groupe perdit le plus d'hommes. Presque tous sont morts quelques semaines, quelques jours parfois avant leur "libération" ou au cours des marches de la mort quand leur camp fut évacué. Les rescapés du groupe ont toujours prétendu que deux des nôtres furent achevés par des S.S. flamands au cours de ces marches: Léon Van Heester et l'Adjudant du 4e de Ligne Al.De Jonckhere auxquels il faut ajouter le Brugeois Coucke dont un des frères était pilote à la Royal Air Force et un autre était devenu Saffen S.S.

Parmi les trente-neuf "acquittés" ou punis de peines légères seize ont perdu la vie dans des circonstances qui n'ont pas toujours été déterminées.

Derous A, le père de Léon Derous. qui était militaire de carrière décéda a Bochum à la veille de sa libération. De Groot Armand, le père de Carlo, a été écrasé sous les décombres de la prison de Essen en mars 1944. Paque Georges et Janssens Albert, qui étaient malades, ont été tués dans la chambre à gaz de Sachsenhausen. Le Baron Xavier della Faille est décédé au camp de Sandborstel après sa "libération". Buysse Pétrus est mort à Sachsenhausen. Dhondt Charles, Van Dewalle Roland, Peuteman Henri et Dehaese Gustave sont décédés à Dachau, on ne sait comment. Gallet Joseph et Ver-brughe Léopold sont morts à Natzweiler, le premier étant devenu dément fut abattu par un S.S. Hostens Bérenger, le plus jeune, est décédé à Lingen (Ems)

Les autres sont rentrés, mais dans quel état. Dans les années qui suivirent cette guerre plusieurs de ces Résistants du Parti National - Pour Roi et Patrie - s'éteignirent l'un après l'autre des suites des privations et des mauvais traitements endurés pendant leur captivité.

Le sort qui fut réservé aux membres du Parti National qui avaient été acquittes régulièrement par un tribunal est un crime de plus à ajouter à tous ceux qui ont été commis par le régime le plus détestable que le monde ait connu.















Avril 1945. Deux des nôtres, Pierre DEGRAEVE et Raymond SIMOENS,
viennent d'être libérés par les Alliés pendant leur marche de la mort.